1.3.2.1. Le recul des mesures de catégorisation et de marginalisation

Dans les années 60, la création des classes de perfectionnement est exponentielle. Elle se fait dans un esprit de planification : "dans chaque groupe scolaire de dix classes, il devait y avoir une classe de perfectionnement pour chaque niveau... C'est-à-dire que pour cinq classes, on mettait une classe de perf en place." 139 . Cette estimation, considérable, révèle l'importance du nombre d'enfants jugés comme inadaptés à l'école primaire. Le QI, préconisé dans les textes officiels, devient l'instrument principal du diagnostic d'inadaptation. L'arrêté du 12 août 1964 mentionne qu'il doit être "situé entre 50 et 75 aux tests verbaux du Binet-Simon" pour autoriser l'orientation en classe de perfectionnement. Néanmoins, comme par le passé, les enfants orientés échappent largement à ces critères. L'enquête nationale de 1966 portant sur cette population montre qu'un tiers d'entre eux ont un score supérieur à 80, ou parfois inférieur à 45, au test de QI. La relégation de ces élèves importuns se poursuit ensuite au collège : le développement intensif des classes de perfectionnement lié à la prolongation obligatoire de scolarité aboutit en 1967 à la création des SES, Sections d'Education Spécialisée.

Progressivement, entre 1963 et 1987, les déficiences ou les inadaptations observées sont catégorisées de plus en plus finement et les formations spécifiques qui leur correspondent sont multipliées. Par le décret du 12 juillet 1963, le certificat d'aptitude à l'éducation des enfants et adolescents déficients ou inadaptés, CAEI, se substitue aux CAEA et CAEPA 140 . Il se décline en de très nombreuses options 141 : option DI Déficients Intellectuels, TCC enfants présentant des Troubles du Comportement et de la Conduite, DP Déficients Physiques, HM Handicapés Moteurs, DV Déficients Visuels, HA Handicapés Auditifs, HS Handicapés Sociaux, RPP Réadaptations Psycho-Pédagogiques et un peu plus tard DPP Déficients Psychiques Profonds. Les troubles observés chez les élèves sont classés selon une typologie propre à l'Education nationale et ceux qui en sont porteurs sont compartimentés dans des classes et des filières spécialisées. La différenciation pédagogique se fait non au niveau de l'élève, mais au niveau d'un groupe d'élèves jugés comparables dans leurs caractéristiques et leurs besoins.

La seule option qui échappe, tout au moins partiellement, à l'exclusion du système ordinaire est l'option RPP. Comme toutes celles qui lui sont semblables, elle sera abordée ultérieurement, dans la percée de la logique intégrative.

Le programme d'études pour tous les CAEI comprend deux parties : un tronc commun à tous et une partie spécifique à l'option choisie. Le tronc commun réserve une place prépondérante à la connaissance des enfants et adolescents déficients ou inadaptés : "les diverses catégories d'enfants et adolescents déficients ou inadaptés ; les apports de la psychologie objective ; les déficiences et les inadaptations ; les données des sciences biologiques, de la psychologie normale et pathologique, de la psycho-sociologie, de la sociologie" 142 . L'éducation de ce public fait également l'objet d'un savoir conséquent : "Etude de quelques doctrines et mouvements pédagogiques ; l'action éducative et culturelle en milieu scolaire, en milieu familial, en internat ; l'intégration au monde des adultes" 143 . L'étude des différentes institutions d'accueil est seulement mentionnée. Mais l'esquisse d'un travail commun ou d'un rapprochement entre institutions spécialisées et écoles ordinaires n'apparaît nulle part, même en filigrane.

Une vingtaine d'années plus tard, en 1984, les options du CAEI sont à nouveau modifiées. L'arrêté du 15 novembre les transforme et les dénomme par les lettres abstraites A, B, C, D, E, F, auxquelles s'ajoutent les formations spécialisées complémentaires RPP, Rééducations Psycho-Pédagogiques, et RPM, Rééducations Psycho-Motrices.

Un extrait du tableau officiel des correspondances entre anciennes et nouvelles options en montre toute la complexité :

Les lettres ne désignent plus des catégories d'enfants, comme les précédentes options. Elles indiquent des types de classes ou d'établissement, tout en segmentant autrement les différences de comportements observés, notamment par le lieu ou l'âge. Par exemple, les anciennes options "handicapés sociaux" et "déficients intellectuels" correspondent chacune à l'option E ou à l'option F. L'option E permet alors d'exercer en classe de perfectionnement, classe d'adaptation, maison d'enfants à caractère social, foyers de l'enfance etc... L'option F est réservée pour les sections d'éducation spécialisées annexées aux collèges, les établissements et services relevant du ministère de la justice, les établissements pour adultes handicapés, les CAT etc... Le précédent découpage "handicap social" ou "déficience intellectuelle" perd sa pertinence. L'étiologie des difficultés s'efface au profit d'une spécificité de traitement, ici imposée par l'âge.

La circulaire du 29 novembre 1984 précise une dizaine de jours plus tard l'accès aux spécialisations RPP et RPM. Désormais les candidats aux stages de formation complémentaires, RPP ou RPM, devront être titulaires d'un CAEI. Ces stages d'une année donnent lieu non à un diplôme spécifique mais à l'obtention d'une attestation de capacité. Il est à noter que les détenteurs d'un diplôme ou d'une certification RPP peuvent prétendre à être titulaires de postes "E", de poste d'adaptation, de perfectionnement etc.

Peu après, s'inscrit dans ce mouvement la rénovation des certifications effectuée par le décret du 15 juin 1987. Le CAEI se transforme en CAPSAIS, Certificat d'Aptitude aux actions Pédagogiques Spécialisées d'Adaptation et d'Intégration Scolaire. Le zoom dirigé sur une population donnée se déplace en direction des pratiques spécialisées. La transformation la plus immédiate se traduit tout d'abord par un vocabulaire nouveau désignant le diplôme, conséquence directe et explicite de la Loi d'orientation de 1975 en faveur des personnes handicapées 144 . Mais cette modification va bien au-delà d'un changement d'appellation. La logique liée au CAEI faisait de l'enseignant spécialisé un intervenant de "l'extrême" chargé d'un public écarté du système ordinaire. Tout enfant "différent", en difficulté scolaire ou handicapé relevait de mesures spécifiques, de structures particulières telles que classes ou établissement spécialisés. Le CAPSAIS rappelle dans son sigle l'essence de la fonction professionnelle qui lui correspond : adaptation et intégration scolaire. L'enseignant détenteur de ce diplôme n'est plus à la marge de l'Institution. Sa mission fondamentale est de favoriser et de faciliter les pratiques intégratives pour le plus grand nombre.

Le recrutement pour suivre cette formation se modifie. L'expérience professionnelle antérieure perd toute importance : aucune ancienneté n'est requise, le CAP d'enseignant est suffisant à condition de suivre un stage de formation. Par contre l'organisation de l'examen est revue dans le sens d'une plus grande exigence. Les programmes sont remodelés. Le tronc commun à l'ensemble des CAPSAIS se centre sur cinq points principaux :

‘"I. Etude critique des notions et concepts de référence.
II. L'approche dynamique et pluridisciplinaire des variantes et des troubles dans le développement de l'enfant et de l'adolescent et la construction de la personnalité.
III. Les enfants et adolescents handicapés ou en difficulté.
IV. L'action pédagogique et éducative adaptée.
V. Les institutions." 145

Les trois premiers domaines concernent l'ensemble du public confié aux professionnels spécialisés quelles que soient les options choisies. L'angle d'approche est à la fois large et très précis, rapporté à une dimension philosophique et éthique. La question du "normal" et du "pathologique", de "l'adaptation" et de "l'inadaptation", la classification internationale et la nomenclature des handicaps ainsi que la notion de "personnes en difficulté" apparaissent comme une base fondamentale de réflexion. L'étude dynamique du développement, des caractéristiques et des besoins spécifiques des enfants et adolescents handicapés ou en difficulté, se greffe sur cet ensemble et se pose non plus comme un savoir intangible, essentiellement axé sur des données psychométriques, mais comme des données à interroger et des connaissances à construire.

Le quatrième domaine mentionné, à savoir la construction d'actions pédagogiques et éducatives adaptées, complète logiquement les précédents. Il comporte deux nouveautés. L'une porte sur la notion d'intégration dans ses multiples dimensions : philosophique, historique, sociale et scolaire 146 . Les pratiques pédagogiques spécialisées, mises en oeuvre dans des structures souvent juxtaposées au cursus ordinaire, ont pour horizon l'intégration des élèves auxquels elles s'adressent. Il est à noter que le texte parle de "problématique de scolarisation et d'intégration" plutôt que de parler directement d'intégration. Cette dernière appelle mesure et réflexion, surtout dans un système éducatif encore structuré de manière cloisonnée. L'autre nouveauté concerne la méthodologie de la recherche au sein même des pratiques. L'enseignant spécialisé est invité à adopter une posture professionnelle réflexive, gage d'attitude souple et évolutive. La collaboration entre maîtres en est un prolongement.

Le dernier domaine se rapporte aux institutions : "Les principales données historiques ; La loi du 30 juin 1975 en faveur des personnes handicapées et ses textes d'application ; Dispositifs et actions dans le domaine de la prévention ; Etablissements, classes, services spécialisés ; La psychiatrie infanto-juvénile et la sectorisation ; Associations et groupements ; La mise en oeuvre de la politique d'intégration des handicapés : la collaboration des différents services." 147 Là encore l'approche n'est pas seulement descriptive et utilitaire mais s'inscrit dans une démarche compréhensive intégrant l'histoire, la législation, l'étude des dispositifs institutionnels de l'éducation et de la santé, et la coopération entre partenaires nécessitée par les actions d'intégration. A la fin des années 80, la logique d'équipe ou de partenariat apparaît pour la première fois dans les textes officiels concernant spécifiquement les enseignants spécialisés. Elle s'insère dans un mouvement de recherches collectives de solutions : à partir des années 80 par exemple, les projets 148 conçus et soutenus par une équipe tendent à assurer la cohérence des actions ; dès 1981, la création des ZEP vise à fédérer les énergies individuelles au service de populations d'élèves reconnues défavorisées etc. Les incitations à la collaboration professionnelle se multiplient parallèlement à la limitation des orientations en filières spécialisées et au développement de l'intégration.

Notes
139.

Annexes A1. E16 Fabien p. 234-235

140.

Décret du 12 juillet 1963

141.

Elles sont définies par l'arrêté du 3 janvier 1964 et modifiées deux années plus tard par l'arrêté du 15 février 1966

142.

Arrêté du 3 janvier 1964, article 2

143.

Ibid.

144.

L'adaptation et l'intégration sont des notions positives qui affirment une position non ségrégative. La loi d'orientation en faveur des personnes handicapées affirme en particulier : "L'intégration du mineur handicapé physique sensoriel et mental constitue une obligation nationale" ; " Il conviendra donc de maintenir l'enfant handicapé grâce à toutes les actions de soutien appropriées dans sa famille et s'il est en âge à y être admis, de le placer ou de le maintenir dans un établissement scolaire normal".

145.

Décret du 15 juin 1987

146.

Le texte est largement détaillé :

" 1. Les problèmes pédagogiques spécifiques aux enfants et adolescents handicapés.

2. L'évolution de la conscience collective et des pratiques sociales

3. Les problèmes éducatifs, pédagogiques et sociaux posés par les placements

4. Problématique de la scolarisation, de la formation professionnelle et de l'intégration sociale des personnes handicapées ou en difficulté.

5. L'intégration scolaire

6. Initiation à la méthodologie de l'action/recherche et de la recherche."

147.

Ibid.

148.

Par exemple les projets d'action éducative étendus aux écoles (PAE), les Fonds d'aide à l'innovation (FAI), les contrats d'aménagement du temps de l'enfant (CATE). Cette notion de projet apparaît une dizaine d'années plus tôt dans les établissements du secondaire. La circulaire du 27.03.1973 leur donne la possibilité d'utiliser 10 % de l'horaire annuel pour mettre en œuvre un PACTE, Projet d'activités culturelles et éducatives.