1.3.2.2. La percée de la logique d'adaptation et d'intégration

Cette logique, opposée à la précédente, tend à maintenir dans le système ordinaire des élèves qui échappent aux critères de débilité psychométrique sans pour autant répondre à la norme scolaire. Ainsi, dès 1960 une innovation en matière de filière spécialisée voit-elle le jour. Les premiers rééducateurs "RPP" c'est-à-dire "maîtres spécialisés dans des rééducations psycho-pédagogiques (langage, lecture, écriture, orthographe)" 149 sont mis à disposition d'écoles "ordinaires" pour soutenir momentanément les élèves jugés nécessiteux dans leurs apprentissages. Ils s'attachent essentiellement à la prévention tertiaire 150 et cherchent à réparer les troubles scolaires par des techniques mécanicistes. Ces pratiques, isolées et rares, reposent sur une conception "instrumentale" de l'aide. Elles s'adressent aux élèves "dyslexiques" ou ayant des difficultés de latéralisation, de concentration etc.

La formation à cette fonction s'adresse à des maîtres déjà titulaires du CAEA ou du CAEPA et nécessite un stage de 4 mois, assorti d'un certificat 151 . Aucune indication de contenu n'apparaît dans les textes officiels. Le programme est laissé à la libre initiative des centres de formation. En 1964, le terme de rééducation est supprimé au profit de celui de réadaptation et une nouvelle spécialisation apparaît : "RPM" ou Réadaptations psychomotrices 152 . Le glissement d'appellation suggère une modification du regard porté sur l'élève. La croyance innéiste est peu à peu contestée et progressivement "l'idée de prévention (autre que tertiaire) se substitue à celle de correction, de curation voire de sanction" 153 .

En 1966, la spécialisation RPP devient option du CAEI. Elle est alors reconnue par un diplôme spécifique, tandis que la spécialisation RPM relève encore d'une attestation de stage dont le programme n'est pas défini institutionnellement. Le contenu de l'option RPP, fixé dans l'arrêté du 15 février 66 reste assez succinct. Il comprend un savoir sur les enfants en échec scolaire, sur les pratiques de réadaptation et sur les institutions 154 .

A partir de 1970, les postes de réadaptation, RPP ou RPM, sont à nouveau désignés par le terme de rééducation. Ils sont réunis et organisés en Groupes d'Aide Psycho-Pédagogique (GAPP) par la circulaire du 9 février 1970 qui crée aussi une structure complémentaire, les classes d'adaptation. Ces deux modalités d'aides spécialisées sont destinées à faciliter la prise en charge des enfants qui présentent des difficultés particulières temporaires ou durables. Elles visent à prévenir l'échec définitif, contrairement aux anciennes classes de perfectionnement héritières de la période ségrégative précédente.

Le GAPP est une équipe, composée d'un psychologue et un ou plusieurs rééducateurs, exerçant de façon fixe dans un ou plusieurs groupes scolaires. Cette équipe est chargée de "veiller à l'adaptation des élèves en participant à l'observation continue dont ils sont l'objet".Comme son nom l'indique, elle intervient "sous forme de rééducations psychopédagogiques ou psychomotrices, pratiquées individuellement ou par petits groupes dès les premiers signes qui font apparaître chez un enfant le besoin d'un tel apport." Elle est également chargéede signaler à la "commission médico-pédagogique compétente" 155 les élèves qui nécessitent un examen complémentaire à l'école et relèvent de techniques autres que les leurs.

Le GAPP est conçu comme une aide à l'adaptation des enfants au système scolaire : "les enfants qui bénéficient de ces rééducations peuvent, le plus souvent, continuer à fréquenter la classe où ils étaient quand leurs difficultés ont attiré l'attention. L'aide reçue leur permettra de mieux s'y adapter et, par la suite, d'en vivre avec fruit l'enseignement sans avoir besoin d'aide extérieure" 156 . Sa mission se décline en trois composantes : l'observation, les rééducations, le signalement en commission spécialisée. Les critères repérés chez les enfants donnant lieu à une pratique spécialisée ne sont pas mentionnés. Ils sont traités comme des évidences, "les premiers signes", impliquant des réponses non moins évidentes, apportées pour satisfaire "le besoin" de rééducation. Attribuées sans conteste à l'élève, les difficultés rencontrées, sont classées selon "leur gravité" ou "leur nature" comme par exemple des "composantes pathologiques apparentes ou pressenties" 157 . L'imprécision des expressions suggère la permanence d'une norme scolaire. Non dite mais tacite, elle implique la nécessité d'une adaptation suffisante de l'élève à cette norme sous peine d'orientation.

Mais dans certains cas cette structure n'est pas suffisante et les classes d'adaptation créées par la même circulaire représentent une alternative plus conséquente pour rattraper un cursus scolaire "normal". Certains élèves, "qui sont dans une situation plus grave, ont besoin, pour un temps, d'être retirés de la classe normale qui ne peut ni ne doit s'adapter à eux et d'être placés temporairement dans une classe spéciale où tout sera mis en oeuvre pour leur faire faire les acquisitions et les expériences qui leur permettront ultérieurement de réintégrer avec toutes les chances de succès l'enseignement normal. Tel est l'objectif des classes d'adaptation" 158 . Ces classes d'adaptation peuvent être crées de la maternelle au second degré. Elles s'adressent à un public d'élèves handicapés physiques (déficients visuels, auditifs, moteurs), d'élèves rencontrant des difficultés de développement (retard intellectuel apparent, retard de débiles légers dont l'anamnèse laisse espérer une évolution favorable, retard psycho-moteur, retard de langage), des difficultés d'ordre relationnel (troubles de comportement), des difficultés de développement intellectuel. L'orientation dans ce type de classe est entendue comme une étape provisoire et non ségrégative : "Il faut concevoir ces classes comme un dispositif aussi peu ségrégatif que possible, dans son essence (présence systématique d'activités communes avec d'autres classes : éducation physique, éducation musicale, dessin, activité d'expression...) et dans sa durée (le maintien pendant plus de deux ans dans ces classes d'adaptation est exceptionnel" 159 . Ce passage en adaptation présente des atouts bénéfiques comparativement à un maintien dans le circuit ordinaire. Les enfants en difficulté laissés dans "les classes normales" "peuvent s'installer dans l'échec et se détériorer progressivement" alors qu'undétour par une classe aux "techniques de rééducation les plus appropriées" et au climat "adapté" leur permet de "franchir le cap difficile" et de "réussir, ceci fait, une bonne insertion en milieu scolaire normal" 160 . Ce pas de côté transitoire est l'occasion pour l'enfant de dépasser un obstacle en milieu protégé, de retrouver ses marques, pour mieux apprendre ensuite au milieu de ses pairs.

La création des GAPP et des classes d'adaptation marque une étape décisive dans l'endiguement de la ségrégation scolaire. Ces nouvelles filières spécialisées visent le maintien du plus grand nombre dans l'enceinte de l'école ordinaire. Elles tendent à réduire les mises à l'écart du système "normal", précoces, trop rapides et irrémédiables.

Mais si la finalité des GAPP et classes d'adaptation est clairement affirmée, aucune directive concrète ne vient éclairer les pratiques à mettre en œuvre. Les enseignants spécialisés ont toute latitude pour innover, inventer leurs pratiques. Il faut attendre six ans pour qu'une circulaire, celle du 25 mai 1976, en fixe les orientations méthodologiques et le cadre institutionnel. La conclusion du texte de février 70 attire néanmoins l'attention sur l'importance de mise en place de ces structures "dont l'efficacité déterminera celle de l'ensemble des structures à créer et, en définitive, les possibilités d'égaliser les chances des jeunes écoliers" 161 .

Les GAPP, ainsi que les classes d'adaptation, se développent dans une ambivalence de statut et dans une diversité de pratiques considérable, en particulier selon les orientations théoriques très diversifiées des centres de formation. Néanmoins, trois axes indissociables de travail se retrouvent systématiquement "pour faire échec à l'échec scolaire : aide aux enfants en difficulté, activités psycho-pédagogiques avec l'ensemble des élèves, amélioration de l'organisation scolaire" 162 . La prévention devient une pratique effective en voie d'extension sur le terrain.

A partir de la circulaire du 25 mai 1976, la priorité est donnée aux actions d'adaptation et de prévention des inadaptations. "On rappellera d'abord que toute pédagogie est adaptation en même temps qu'elle est compensation. La plupart des enfants en difficulté sont des enfants ayant besoin, le plus souvent momentanément d'une attention particulière. Il faut donc les aider. Aussi se donnera-t-on pour règle générale de les maintenir le plus possible dans le milieu scolaire ordinaire, parmi leurs camarades, l'échec scolaire ne pouvant être considéré comme un critère suffisant." 163 L'orientation institutionnelle impulsée par ce texte est à dominante intégrative, sans que jamais le terme ne soit utilisé. L'enfant ne doit pas être écarté à la légère du milieu ordinaire, mais aidé de la manière la plus adaptée. Ce choix n'en est pas pour autant sans danger. "Le maintien en milieu ordinaire ne peut avoir d'efficacité qu'à la double condition qu'il soit voulu par le maître responsable de la classe où devraient être admis ces enfants et que des appuis et des soutiens qualifiés soient apportés à la fois aux enfants en difficulté et aux maîtres qui les prennent en charge." 164 Le parti pris positif en faveur du maintien dans le milieu ordinaire repose sur des conditions difficiles à maîtriser : le bon vouloir de l'enseignant généraliste et l'existence de GAPP dans l'école. Cette double réserve porte en elle toutes les lenteurs et résistances, personnelles autant qu'institutionnelles, à la culture intégrative initiée par la Loi de 1975 en faveur des personnes handicapées. Il faut par exemple attendre une dizaine d'années avant d'avoir une définition institutionnelle des dispositifs d'intégration associant étroitement les professionnels de l'éducation et de la santé, avec par exemple les circulaires des 29 janvier 82 et 83, qui instaurent les Projets Educatifs Individualisés (PEI). "Les années 1982 et 1983 marquent une étape nouvelle. L'intégration est devenue un choix politique. (...) L'intégration cesse d'être une visée spécifique à l'AIS pour devenir l'affaire de tous" 165 .

Pour la première fois, un dispositif scolaire est désigné comme un élément leader moteur "dans la transformation de l'école dans son ensemble" 166 . Ila le double rôle d'aider les élèves et les enseignants. Les notions-clés d'adaptation et de prévention dépassent l'interprétation univoque : "adapter l'enfant à l'école". Elles s'entendent comme des processus d'adaptation réciproque entre l'élève, le maître et plus globalement l'école.Les enseignants spécialisés sont ainsi appelés à développer une approche systémique des situations problématiques. La systémie pose comme principe que l'enfant, comme l'adulte, constitue une unité "non découpable en tranches" et non dissociable de son environnement. Certes, toute personne présente des pôles : affectif, intellectuel, physiologique, social etc… mais ceux-ci sont étroitement liés entre eux et interfèrent constamment. "La totalité de la personne n'est plus considérée comme la somme des parties juxtaposées mais un ensemble dynamique sans cesse renouvelé. On peut en déduire qu'en agissant sur l'une des parties, par exemple cognitive, affective ou sociale, on agit en fait automatiquement sur les autres en raison de leur intercommunication. Cette circularité interne fonctionne comme un véritable feed-back. Toute amélioration ou détérioration d'une fonction aura une incidence sur les autres composantes" 167 . Les difficultés scolaires peuvent avoir diverses origines et nécessiter en conséquence une approche d'ordre cognitif, corporel ou moteur, psychologique etc... variable dans le temps, en fonction de la situation initiale et des effets observés. Dans ce contexte, la dichotomie RPP/RPM perd progressivement son sens. Les deux spécialisations sont réunies en une seule, appelée option G, par le décret du 15 juin 1987 qui transforme le CAEI en CAPSAIS. L'appellation rééducateur disparaît officiellement, remplacée par l'expression "maîtres chargés d'aide à dominante rééducative".

Cette nouvelle option fait l'objet d'une formation spécifique qui complète le tronc commun évoqué précédemment. Les contenus à maîtriser mêlent les deux champs de connaissances théoriques propres aux RPM et RPP, à savoir d'une part les conduites psychomotrices et d'autre part le langage oral, écrit et les activités logiques et mathématiques. Le programme comprend aussi la comparaison entre rééducation, éducation, soutien scolaire et psychothérapie. Dans le domaine des savoirs pratiques, il porte sur la démarche, le projet, le processus et les techniques rééducatives de même que sur les différentes institutions du système éducatif.

En l'espace de 20 ans, comparativement au programme du CAEI option RPP, les notions à acquérir pour le CAPSAIS option G sont à la fois plus nombreuses et plus complexes. Elles intègrent les découvertes en biologie, en sciences humaines etc. et témoignent de leur appropriation par l'Education Nationale. La transformation la plus significative se traduit par l'affirmation d'une mission intégrative. Les enseignants détenteurs de l'option G doivent veiller à ce que chaque enfant tienne sa place et joue son rôle d'élève le mieux possible, ou le cas échéant le plus longtemps possible, dans le milieu scolaire ordinaire.

Parallèlement à l'affirmation d'une volonté politique intégrative, les classes de perfectionnement tendent à disparaître et les orientations dans les filières spécialisées, devant obéir à des critères incontestés, se raréfient.

Notes
149.

Circulaire du 15 février 1960

150.

Dans le domaine de l'éducation, selon la définition d'Elisabeth Zucman "la prévention primaire est l'ensemble des actions qui vont être capables d'éviter purement et simplement la difficulté. La prévention secondaire s'intéresse à éviter l'aggravation des difficultés ; et la prévention tertiaire cherche à éviter les conséquences des difficultés installées, éventuellement aggravées, sur la vie sociale et l'entourage du sujet concerné". ZUCMAN E. (1994) Prévention : Ethique et praxis dans l'Education spéciale in Prévention, Mythes et réalités, Actes des 3èmes journées départementales de l'AIS, Inspection académique du Gard, p. 45

151.

La circulaire du 15 février 1960 précise : ""Un certificat sera délivré aux stagiaires qui auront satisfait aux épreuves de fin de stage".

152.

circulaire du 28 octobre 1964

153.

DIDAT R. (1994) Pour une approche globale de l'élève , Amiens, CNDP Picardie, p. 24

154.

Arrêté du 15 février 66 :

" 1.Connaissance des enfants en situation d'échec scolaire: méthodes d'approche ; les processus d'acquisition ; étude de l'échec scolaire".

2. La réadaptation pédagogique : les techniques, les attitudes en réadaptation.

3. Les institutions."

155.

Circulaire du 9 février 1970

156.

Ibid.

157.

Circulaire du 9 février 1970

158.

Ibid.

159.

Ibid.

160.

Circulaire du 9 février 1970

161.

Ibid.

162.

BELMONT-ANDRE B., BRETON J., CHAUVEAU G., LANTIER N., MACHELOT G. (1986) Trois GAPP de la région parisienne . Paris, INRP coll. rapports de recherche, p. 149

163.

Circulaire du 25 mai 1976

164.

Ibid.

165.

LAURENT M. (1995) De l'arriéré à l'intégré : histoires et perspectives in Revue Ressources Difficultés, Handicaps, Intégration , n°5, octobre 95, p. 27

166.

Circulaire du 25 mai 1976

167.

DIDAT R. (1994) Pour une approche globale de l'élève , Amiens, CNDP Picardie, p. 46