1.1. Un dispositif méconnu et mal jugé

1.1.1. Une méconnaissance globale inquiétante

Les mots utilisés pour évoquer le RASED, son appellation et son organisation 311 expriment avec force l'inadéquation du sigle employé ou le peu de consistance de ce qu'il représente. Dans de nombreuses interviews, la désignation institutionnelle est peu appréciée et suscite des évocations à connotation négative comme "machin", "sigle horrible", "sigle peu compris", "barbare". Elle se révèle incompréhensible ou difficile d'accès pour les familles et les enseignants généralistes. Cette dénomination est une première entrave à la lisibilité et à la reconnaissance du dispositif :

E21 Patricia A1 p. 287

‘" D'une certaine façon ça doit évoquer, pour des tas de gens, un "machin" dont on ne sait pas ce que c'est".’

E18 Gabriel A1 p. 248

‘Qu'est-ce que c'est que ce sigle horrible qui associe à la fois le néant RAS, ras, ras le bol, ras etc. et puis qui rime avec skinhead ? (…) C'est aussi un sigle peu compris par la communauté éducative, les acteurs... Que vous alliez n'importe où, les RASED, si on dit RASED, pff !!! ...’

Une seconde gêne a trait aux jeux de mots ou allusions désobligeantes liées aux initiales. Au début des années 90, il était courant d'entendre parler du "RAS" à l'école pour évoquer le peu de consistance de cette innovation et de ses effets sur le terrain. L'ironie variait selon la position du locuteur : les spécialisés déploraient le manque de moyens accompagnant la transformation des GAPP, les généralistes risquaient un avis ouvert sur la qualité des prestations offertes etc. Aujourd'hui il en reste des traces amères:

E50 Marguerite A2 p. 655

‘Quand on a rajouté le ED, ça allait parce le RAS quand on n'entend que ça, il y a le rien à signaler qui fait penser au "rien à faire", "ça ne me concerne pas".’

E26 Luc A1 p. 360

‘"RAS, rien à signaler… je trouve que ce type d'abréviation, c'est le déni complet de la fonction alors que le RASED fonctionne sur du signalement".’

L'obstacle le plus sérieux réside dans l'inadéquation et la confusion introduite par le terme de réseau lui-même réservé au seul dispositif. La pertinence de ce concept dépend étroitement de son champ d'application. Limité aux aides spécialisées, il enferme et "piège" les enfants qu'il capture comme des prises. L'expression courante de prise en charge se fait l'écho de mesures potentiellement coercitives.

E57 Myriam A2 p. 741

‘"[Un réseau] c'est quand même étymologiquement le filet dans lequel on attrape les poissons. Quand on met en place un réseau, on piège. (…) De toute façon toute mesure, quelle qu'elle soit, peut à moment donné fonctionner comme instrument de police sociale".’

Si, d'emblée, les aides spécialisées sont appelées à se constituer en RASED sur un mode réticulaire, elles se trouvent en position d'extériorité par rapport aux aides généralistes qui en sont nommément exclues. Le personnel de l'adaptation et de l'intégration scolaire est littéralement convié à travailler "en réseau" au sein du RASED tandis qu'un fossé sémantique le place en dehors voire en surplomb des équipes de maîtres non spécialisés. Les mots parlent d'eux-mêmes : leur signification produit ce qu'elle dit. Elle entérine par suite les rigidités structurelles qui naissent au contact du dispositif isolé.

L'institution Education nationale souligne par le choix du sigle ses contradictions internes : promouvoir la collaboration sans instituer le cadre ontologique ou philosophique de sa mise en application. La transformation du passage du GAPP au RASED se heurte ainsi "au modèle taylorien de l'organisation du travail qui imprègne fortement le système éducatif dans son ensemble et les mentalités des personnels" 312 . Comme l'explique Georges Gauzente, "l'élève qui sort du circuit est pris en charge par d'autres structures ou des spécialistes. C'est donc hors du circuit, hors de la chaîne, que se traite, en fonction des catégorisations préétablies, la difficulté scolaire ou le handicap" 313 . La fluidité et la solidité introduites par le modèle théorique de réseau sont limitées, voire annulées par l'application parcellaire du concept. Le fonctionnement en réseau devrait explicitement concerner à égalité les équipes de généralistes et les équipes de spécialisés considérées comme personnel ressource, au même titre par exemple que l'équipe de circonscription.

E02 Louis A1 p. 63

‘"Pour moi le RASED doit constituer véritablement un réseau. C'est-à-dire qu'ils ne sont pas directement rattachés à des écoles comme l'étaient les GAPP autrefois, mais ils sont bien des outils au sein de l'ensemble des écoles d'un secteur ou d'une circonscription. C'est bien dans un réseau qu'ils doivent fonctionner, celui des écoles et eux-mêmes puisqu'ils interviennent les uns ou les autres dans telle ou telle école en fonction des cas qui leur sont signalés."’

Le mot "réseau" choisi comme évocation du sigle RASED 314 s'accompagne de développements conceptuels plus ou moins importants et témoigne d'une connaissance variable. Au minimum, il est identifié comme un ensemble de personnes, professionnels de l'éducation ou non, reliées par un projet commun.

E61 Gérard (enseignant généraliste remplaçant) A2 p. 786

‘"Le réseau est un ensemble de personnes qui se consultent, qui se réunissent et qui sont là pour aider les enfants en difficulté lorsque ces enfants leur ont été parfois signalés par des instituteurs dans leur classe".’

De façon plus élaborée, il est présenté comme un dispositif se distinguant nettement d'une structure.

E21 Patricia (IA/IGEN) A1 p. 288

‘D'une certaine façon le GAPP était une structure, le réseau est un dispositif. (…Le plus bel exemple d'écart qu'il peut y avoir entre structure et dispositif c'est entre classe et cycle. On n'est pas sorti des classes, pourtant les cycles c'est plus "dispositif" que "structure".’

La structure se définit par sa constitution, sa disposition, et sa forme, comme un organigramme fixe. C'est en quelque sorte l'ossature de l'organisation qui prime et finit par se confondre avec elle. Le dispositif n'est pas de même nature. En langage militaire, il recouvre un ensemble de moyens d'attaque ou de défense, disposés conformément à un plan. En droit, c'est l'énoncé final d'un jugement qui contient la décision du tribunal. Dans le domaine de l'éducation, reprenant les deux acceptions précédentes, il peut être assimilé d'une part aux mesures variables et flexibles, autrement dit adaptées aux besoins particuliers des élèves, et d'autre part à la parole qui les rend possibles. Le dispositif rend compte alors non de la disposition des éléments mais du mécanisme qui les meut. Le regard se décale de l'image du squelette figé au flux invisible et efficace. Cependant, l'institution du dispositif-réseau ne passe pas seulement par un décret ou une circulaire. Elle réclame l'adhésion des personnes au principe même de collaboration pour devenir effective.

E21 Patricia A1 p. 288

‘Un dispositif tout seul, c'est insuffisant. Pour moi, un dispositif correspond à une chose à laquelle on peut faire appel en cas de besoin, mais pas d'une manière systématique et automatique qui permettrait de dire : "vous êtes blanc, vous allez là, vous êtes bleu, vous allez là, vous êtes rouge, vous allez là". Non, un dispositif, ce n'est pas faire coïncider de manière rigide une demande et une réponse... Un réseau, c'est un mode d'organisation non pyramidal, pas nécessairement hiérarchique, c'est une idée d'entraide, une idée d'échange, de croisement de fonctions, une idée d'approches différentes et je crois que dans la circulaire de 90 c'était ça qui était important".’

La coopération requise par cette logique éloigne les risques de rapports "marchands" entre enseignants généralistes qui formulent une demande et enseignants spécialisés qui devraient leur donner satisfaction. Ils sont désormais mutuellement client et prestataire de service les uns pour les autres, dans un rapport "d'entraide". Or ce fonctionnement théorique s'oppose à une réalité de terrain qui suscite des réactions vives et des positionnements incisifs vis à vis des RASED.

Notes
311.

Voir le classement des mots Q2 à partir des codages A2 pp. 971-972 et le tableau statistique de distribution des fréquences des formes graphiques Q2c p. 973

312.

GAUZENTE G. (1995) Aider les élèves en difficulté, vers le travail en réseau, CDDP Marne, p. 55

313.

Ibid. p. 55

314.

Il apparaît 10 fois sur les 27 mots codés zzIor (identification du dispositif, de son appellation, de son organisation), soit plus d'une fois sur trois dans cette rubrique qui représente 7 % des réponses totales.