Si le potentiel de connexions du RASED est démesuré, la concrétisation des échanges reste soumise aux limites humaines. Deux types de motifs, mécaniques ou culturels, peuvent amenuiser ou empêcher la quantité des contacts.
Les obstacles mécaniques, émanant de réalités matérielles et administratives, influent sur la faisabilité des rencontres. Une zone géographique très étendue demande pour être couverte du temps et des indemnités de déplacement. Plus elle est importante, plus elle devient coûteuse pour l'institution en terme de postes et de frais annuels, et moins elle permet d'entrevues. Quand l'administration accepte des remboursements selon les tarifs kilométriques en vigueur, les écoles éloignées sont desservies par le RASED si la nécessité s'en fait sentir. Dans le cas contraire, les connexions s'en trouvent fortement entravées.
E15 Roger A1 p. 203
‘"Frais de déplacement, c'est pour évoquer le manque de moyens financiers et les choix d'intervention liés parfois à cette réalité."’Un secteur ramassé dans un territoire plus restreint peut paradoxalement s'avérer problématique, si le nombre d'école est trop important. Les priorités établies entraînent le délaissement de nombreuses situations, à la grande incompréhension des enseignants.
E64 Dorothée A2 p. 811
‘" Il y a une rééducatrice sur le groupe mais elle reste en primaire. Moi, je ne l'ai jamais vue en maternelle. Mais c'est pareil, on travaille avec le réseau depuis peu de temps - quatre, cinq ans. Avant, on n'avait pas [de maître E] parce qu'il n'y avait pas assez de moyens pour qu'on nous mette quelqu'un." ’E65 Aurore A2 p. 820
‘" Pour Alain, (…) une aide – notamment du réseau d'aides – était indispensable. C'est un enfant qu'on aurait peut-être pu faire évoluer. Dans le cas contraire, le réseau aurait été l'intermédiaire entre la famille qui était sur la défensive et les spécialistes qui sont plus difficiles d'accès. (…)Rien, c'est dément. ’Administrativement, le règlement institutionnel omet toute contrainte appuyant le caractère obligatoire des connexions. Si la collaboration interne au RASED est en passe de se régulariser 325 , l'organisation des concertations entre spécialisés et généralistes est encore soumise à rude épreuve. Les spécialisés disposent d'heures de synthèses 326 pour assurer la cohérence de leurs actions. En parallèle les généralistes bénéficient d'une heure par semaine 327 pour assurer les conseils de cycle ou conseils de maîtres. Mais aucun temps n'est spécifiquement réservé au travail en réseau élargi qui doit être organisé sur le volume horaire théorique restant dû à l'institution.
Par ailleurs, les obstacles culturels qui gangrènent l'éventualité des connexions proviennent du contexte social général et des acteurs eux-mêmes. L'individualisme ambiant et le culte du temps libre défont sournoisement ce que disent les textes officiels. L'isolement, le repli sur soi professionnel apparaissent comme une solution de facilité, un moindre investissement, une économie d'énergie. Ainsi le travail des spécialisés et des généralistes semble-t-il s'effectuer en parallèle.
E38 Timothée A1 p. 509
‘Solitude, parce que c'est quelqu'un qui travaille seul, c'est l'impression que ça me donne.’E63 Madeleine A2 p. 769
‘"Le gros truc, c'est qu'au lieu que ce soit un travail vraiment en équipe, on marche de façon parallèle. C'est un réseau parallèle (rires)…"’E61 Gérard A2 p. 789
‘Je n'ai pas l'impression qu'ils soient bien intégrés dans les équipes, ils ont une place à côté, si, les réseaux sont plus présents maintenant dans les conseils de cycle... mais on ne les voit quand même pas beaucoup.’E20 Frédéric A1 p. 274
‘"Isolementparce que pour beaucoup d'entre eux, j'ai l'impression qu'ils travaillent en circuit fermé, qu'ils ont très peu de relations avec les maîtres. Quand je suis en inspection avec une équipe pédagogique dans laquelle on a inspecté le matin, une maîtresse E ou G, peu importe et que je demande à la maîtresse dans la classe où nous étions le matin dont deux élèves étaient avec l'institutrice spécialisée : "Madame, que faisait votre collègue avec vos élèves pendant que vous faisiez lecture avec les autres ?" et que la maîtresse n'est pas capable de répondre et quand je demande à l'autre : "Mais Madame que faisait la maîtresse avec ces deux élèves ?" et qu'elle n'est pas capable de répondre non plus, il y a un vrai problème. ’De façon intrinsèque, la position d'enseignant spécialisé paraît prédisposer, à des pratiques en rupture ou en retrait du système ordinaire.
E22 Anne-Lise A1 p. 304
‘Marginalisation parce que je constate de fait que les maîtres G ont le don de se marginaliser de l'équipe pédagogique... c'est par rapport à leurs collègues des cycles ordinaires, une grande difficulté à être, à gérer leur identité en étant en même temps à l'intérieur de l'équipe et en même temps à la marge.’E75 Elisabeth (enseignante, ex-maîtresse E) A2 p. 908
‘"Je crois aussi qu'il y a aussi une certaine coupure de la réalité de l'école. (…) J'ai senti qu'en deux ans, petit à petit la réalité de la classe m'échappait complètement. (…) Ce n'est pas pareil de travailler en grand groupe et de travailler avec un ou deux enfants. Très vite on a tendance à se taire ou à renvoyer à l'instit des choses qu'il ne peut pas entendre."’Ce choix semble même parfois encouragé directement par la hiérarchie.
E13 Guy A1 p. 193
‘"[Cette rééducatrice]avait une pratique assez solitaire de son métier et elle avait du mal à accepter qu'on puisse procéder autrement (…) L'administration, C au départ à procéder de cette façon, était mal venue ensuite de lui faire des reproches qu'elle ne comprenait pas. ’La singularité peut être également le fait indirect de l'institution, dans un effet de boomerang incontrôlable. La création d'un groupe minoritaire, ni tout à fait à l'intérieur, ni tout à fait à l'extérieur du système éducatif "ordinaire" entraîne des tensions : elle engendre au sein de la minorité des comportements de distinction et d'affirmation. Serge Moscovici souligne la force active de tels groupes : "il faut être plus fort et plus solide pour dépasser les opinions conventionnelles et affronter la majorité que pour suivre les opinions du groupe et s'abriter derrière la majorité" 328 . Aussi, le personnel de RASED adopte souvent une position revendicatrice difficile à gérer.
E13 Guy A1 p. 193
‘"J'ai rencontré d'autres G dans d'autres lieux. Ils avaient des revendications très fortes en ce qui concerne leur identité professionnelle et leurs préoccupations étaient davantage de l'ordre de la singularisation par rapport aux autres que de l'ordre de l'inscription de leur action dans un travail d'équipe."’Les positions de décalage, de marginalisation ou de non-conformisme sont trop fréquentes pour ne pas être représentatives d'une difficulté à exercer les métiers de maître E ou G. Entre absence d'identité spécifique et caricature trop marquée, la bonne distance avec l'enseignant généraliste relève d'un équilibre impossible.
La fonction d'aide est par essence lourde à assumer. L'aidant, prenant le parti de l'aidé autrement dit l'élève rejeté, prend le risque d'être rejeté à son tour, sauf s'il le fait déjà par avance en assumant d'emblée ce statut. Cette situation fait sourdre un malaise permanent contre lequel les professionnels tentent de lutter en élaborant de solides protections.
E20 Frédéric A1 p. 274
‘"Ils sont mal perçus par l'institution. D'ailleurs, ils le savent. Ils le supportent mal, sans s'interroger sur les raisons, me semble-t-il, c'est-à-dire qu'ils ne supportent pas que les autres ne les acceptent pas dans leur mode de fonctionnement. Ils sont plus ou moins bien perçus par les maîtres et par conséquent ils sont en état défensif de façon permanente". ’L'attitude défensive appartient au déviant ou à la tête de turc. Cette image négative se nourrit de nombreuses rancœurs plus ou moins avouées. Les spécialisés ont eu le tort d'abandonner le groupe classe 329 . Ils sont à ce titre les "planqués de l'Education Nationale".
E60 Clémence A2 p. 776
‘"Planqués de l'Education Nationale, parce qu'on a une image d'exclu de tous les problèmes de la classe, parce qu'on n'a pas trente élèves dans notre local. Quand on a un enfant, ça va."Si tu l'avais tout le temps et avec trente"... Par rapport à moi, je pense que ça joue un peu moins parce qu'on attend autre chose d'une psychologue scolaire mais par rapport à mes collègues rééducatrices et d'adaptation c'est clair qu'elles ne font "rien" entre guillemets.’L'aspect confortable du métier, dû à la présence simultanée d'un petit nombre d'élèves, favorise une image de "tire au flanc" qui va jusqu'à l'accusation de fainéantise.
E01 Thomas A1 p. 53
‘Pour tout travailleur en France, qu'il soit fonctionnaire ou pas, c'est trente neuf heures... Y'a-t-il réellement trente neuf heures de travail chez un maître E ou G, voire chez un psychologue ? (…) On peut penser que ça demande des heures de travail en dehors du temps de présence auprès des enfants. Je ne suis pas certain que ce soit le lot de tous les rééducateurs. Pareil pour les maîtres E. Parfois, on peut avoir le sentiment que c'est une fonction confortable. On n'a pas beaucoup d'enfants, on n'a pas une responsabilité l'année entière. La responsabilité, c'est quand-même l'instituteur qui l'a. On a deux gamins par heure, on en a vu huit... dix... douze à la fi n de la journée. Donc la fatigue physique n'est pas la même, le stress n'est pas le même.’Jusqu'en avril 2002, les maîtres E ne bénéficiaient pas d'heures de synthèses comprises dans leurs 27 heures hebdomadaires, contrairement aux psychologues et rééducateurs. Ils étaient néanmoins invités à se réunir avec eux, sur le temps comptabilisé comme heures de préparation. Cette injustice, créant tensions et jalousies, a longtemps endommagé les concertations communes.
"Un temps équivalent en moyenne à trois heures par semaine est réservé aux activités de coordination et de synthèse pour tous les personnels des RASED" (Circulaire n° 20022-113 du 30 avril 2002)
Les heures dégagées sont cumulées toutes les trois semaines, donnant lieu à des samedis vaqués pour les élèves et du temps pour le travail en équipe.
MOSCOVICI S. (1976) Psychologie des minorités actives, Paris, Quadrige PUF, p.56
Cette image de déserteur, terré au sein même de l'institution, est tenace pour ceux qui le vivent et ceux qui en sont témoins. Olivier, interviewé lors d'une précédente recherche le disait avec force : "prendre une autre route, c'est un peu prendre la fuite. Et beaucoup de gens vous le font sentir, un peu comme si c'était déchoir, se désavouer, tourner le dos à un idéal que d'abandonner la classe. Parce que ce que j'ai voulu faire en étant rééducateur, c'est aussi abandonner la classe" (CROUZIER M.F. 1997 Devenir maître G : le désir de rééduquer à l'école, Annexes du Mémoire de maîtrise de Sciences de l'Education, Lyon 2 p. 133)