1.3. Un pilotage paradoxal

1.3.1. La difficulté inhérente au dispositif

Par définition, un réseau se ramifie au gré des nécessités, sous l'impulsion de nœuds en connexion. Il ne peut ressembler à une structure verticale dirigée par un sommet. Il doit au contraire pouvoir fonctionner en relative autonomie, se régulant de lui-même par la gestion des flux passant d'un pôle à l'autre. Or, l'encadrement des RASED répond à une architecture nettement pyramidale. Les professionnels des RASED sont soumis à l'autorité de leurs supérieurs hiérarchiques 332 .

Cette double nécessité, d'une part de souplesse et de créativité dans les réponses à apporter vis à vis des enseignants, et d'autre part d'application stricte en tant qu'agent de la politique administrative, n'est-elle pas antinomique ? Ne fait-elle pas du RASED une organisation hybride, contrainte de concilier dépendance et autonomie de réalisation avec toutes les contradictions qu'un tel double-bind 333 suppose ? Pour mieux comprendre les forces en jeu dans ce système apparemment paradoxal, nous étudierons ses différents niveaux structurels en dégageant finalités et conceptions officielles de management avant d'aborder la voie résolutive du conflit.

Au faîte, figurent les Services de l'Administration centrale à Paris, secondés par les services extérieurs du ministère : les Rectorats 334 et Services départementaux de l'Education nationale. Le recteur représente le ministre dans chaque Académie qui se compose de plusieurs départements. Chacun d'entre eux est doté de Services 335 dirigés par un Inspecteur d'Académie (IA-DSDEN) 336 .

A l'échelon départemental, l'Inspecteur d'Académie assure un rôle de contrôle et de décision en ce qui concerne l'enseignement préélémentaire, élémentaire et les collèges. L'IA, entouré de services administratifs et de collaborateurs, a la responsabilité de l'ensemble des postes du premier degré. Dans ce cadre, il délègue ses pouvoirs à des IEN exerçant dans des circonscriptions partageant le département en plus petites unités géographiques et à des IEN AIS, plus spécialement chargés du secteur de l'Adaptation et de l'Intégration Scolaire. Ainsi les IEN sont-ils responsables de "l'ensemble des réseaux d'aide implantés dans [leur] circonscription", "de l'organisation interne du fonctionnement et de l'évaluation des actions de chacun d'entre eux" 337 . Les IEN AIS quant à eux participent au groupe de pilotage 338 chargé d'assurer "la mise en oeuvre et l'actualisation de la politique départementale" en matière d'adaptation et d'intégration scolaire. Ils apportent leur concours à "l'évaluation du dispositif départemental 339 et des besoins en personnel qualifié". 340

Le dernier échelon structurel est constitué par les établissements d'enseignement pour le second degré, et les écoles pour le premier degré. Si les établissements secondaires 341 disposent aujourd'hui d'une marge assez large d'autonomie, les écoles ne bénéficient pas d'un statut équivalent. Elles dépendent largement des communes, propriétaires et gestionnaires des locaux et du matériel mis à disposition des élèves et des enseignants. Elles sont placées sous la responsabilité administrative de l'IEN de circonscription qui assure, "par délégation, les missions de chef d'établissement en partage avec le maire" 342 . Les écoles sont dirigées par un directeur, enseignant pouvant être déchargé partiellement ou totalement de ses tâches d'enseignement, selon la taille du groupe. Celui-ci exerce trois fonctions principales : administrative, pédagogique et régulatrice des relations extérieures. Dans le cadre de sa responsabilité pédagogique, il lui incombe de susciter l'existence d'une communauté éducative vivante, de la motiver autour d'un projet d'école dont il assure coordination et suivi. Le directeur d'école préside les différents conseils (conseil d'école 343 , conseil de maîtres 344 , éventuellement conseil de cycle 345 ) et impulse un travail d'équipe, notamment avec le RASED, pour optimiser la scolarisation des élèves en difficulté. Il n'a cependant aucun pouvoir hiérarchique ni sur ses collègues généralistes, ni sur le personnel de réseau.

L'IEN, par délégation de l'IA, est chargé de "l'animation des dispositifs" 346 d'adaptation et d'intégration scolaire dans sa circonscription. Cette animation recouvre deux aspects : le micropilotage 347 , fait de régulation et d'évaluation, et l'inspection doublée de formation.

Le micropilotage vise à réduire le nombre d'élèves en difficulté sur une circonscription donnée. La notion de pilotage est inhérente, par sa signification, à celle d'éducation. Le terme pilotage, dérivé du mot latin pedoto issu lui-même du grec pêdon, gouvernail, contient l'idée de parcours dirigé. Piloter, c'est conduire le personnel du réseau et par conséquent les enseignants généralistes, d'un point A à un point B. Pour ce faire, l'itinéraire est balisé par la collecte régulière d'informations, l'évaluation de ces informations et leur traduction en actions prioritaires. Le micropilotage basé sur l'information/réflexion permet de prendre les options d'aide les plus favorables. Il commence avec un état des lieux effectué par école et par classe. L'IEN a la charge essentielle d'établir un accord entre tous, "à l'issue d'une analyse de besoins conduite par les personnels spécialisés en relation avec les équipes pédagogiques et avec l'équipe de circonscription" 348 . Cette mise à plat est nécessaire pour que les priorités puissent être acceptées et non vécues dans l'arbitraire, la jalousie ou le rejet. De plus "tant que les interlocuteurs divergent sur le constat, ils peuvent difficilement converger dans la recherche de solutions" 349 .Cette étude de l'existant doit s'accompagner de la définition précise des finalités et objectifs à viser – en croisant les approches de niveau macroscopique, à l'échelle de la circonscription, et microscopique, à l'intérieur d'une école - ainsi que des moyens à mettre en œuvre pour y parvenir. Elle constitue dans son ensemble le projet de RASED, étroitement intriqué par son élaboration au projet de circonscription et aux différents projets d'école. L'IEN organise ensuite au fil de l'année des "réunions de concertation" 350 auxquelles participent si possible les directeurs d'école. La collaboration entre IEN et RASED nécessite une attention, des efforts et un investissement prolongé. "Le micropilotage procède d'une attitude générale, d'une philosophie de l'action : ne pas se contenter de belles intentions mais toujours s'obliger à vérifier, aussi objectivement et systématiquement que possible si elles ont vraiment été suivies d'effet, et dans quelle mesure" 351 . Pour ce faire, il réclame le recueil d'indicateurs 352 permettant d'évaluer régulièrement l'avancement des projets. Ce type d'évaluation "suppose que l'on fasse de l'usager un membre à part entière du système éducatif, qu'il y soit pleinement intégré. On voit d'ailleurs mal comment les indicateurs de résultats ou de performances pourraient être définis sans l'avis des usagers : élèves, parents, employeurs, institués eux-mêmes comme sujets et non plus comme objets des systèmes d'éducation. Il est dans la logique du mouvement des indicateurs de conduire à un renforcement du pouvoir des usagers dans les systèmes éducatifs" 353 . Or, malgré l'intérêt de cette pratique, la collecte d'informations est plus considérée comme une charge supplémentaire ou comme une surveillance hiérarchique sans confiance que comme une composante essentielle et intégrale du processus d'encadrement. La réticence à coopérer résulte de plusieurs facteurs : l'incompréhension de l'utilité de ces mesures, l'incertitude sur les points à évaluer (quantitatif/qualitatif), les divergences de valeurs entre professionnels, le poids du quotidien etc. La tendance des inspecteurs à la dépréciation des RASED, loin d'être imaginaire, alimente encore les résistances : si les indicateurs révèlent des situations peu favorables, les réseaux d'aide ne vont-ils pas être accusés et démantelés ?

L'inspection individuelle et collective des personnels complète les actions de micropilotage. L'IEN rend compte à l'IA de l'état des dispositifs AIS et de la qualité de leurs services. "L'inspecteur de circonscription évalue l'action du réseau en procédant avec l'ensemble des intervenants à l'examen critique de son fonctionnement et de ses résultats. Il procède à l'inspection individuelle des intervenants en situation professionnelle." 354 Cette investigation permet d'identifier les besoins et d'organiser la formation continue en adéquation étroite avec ceux-ci. Le pôle sanction de cette évaluation s'ajoute au pôle guide précédent. Cette association risque de les rendre chacun inefficace en donnant la part belle à la falsification et à l'hypocrisie. Une inspection complaisante peut par exemple camoufler un déficit de pilotage. Le caractère artificiel de telles pratiques fait ressortir les limites de la rationalité, du contrôle et de la prévisibilité. Il souligne la difficulté de borner l'organisation par des mesures exclusivement administratives.

Le conflit dialectique dans lequel est pris le RASED met en scène l'inséparabilité de la soumission hiérarchique et de l'autonomie de fonctionnement. Ces contradictions sont à maintenir en tension dans la recherche d'un équilibre pour que ni l'une ni l'autre ne réduise à néant son antagoniste. Les RASED, en tant que ressources, ne peuvent intervenir en totale liberté sous peine de non-respect des finalités éducatives institutionnelles. Ils ne peuvent non plus agir dans l'assujettissement aux supérieurs hiérarchiques. Une fois les priorités établies, leur activité comporte une part d'adaptation au terrain, autrement dit une flexibilité, qui implique une gestion de l'imprévisibilité. Les décisions sont alors prises en équipe de réseau, dans une relative indépendance. Les principes et règles de fonctionnement ne sont là que pour délimiter une stratégie visant le maximum d'efficacité. Mais l'essentiel reste à faire : toute organisation est impropre à insuffler le dynamisme nécessaire à l'action.

E01 Thomas A1 p. 46

‘"Comment solliciter un réseau, comment motiver un réseau ? (…) Comment faire intervenir le réseau d'aides ?’ ‘"Ce sont les acteurs qui donnent vie à un ensemble de règles et procédures communes par leur mise en scène et leur accomplissement collectif, souligne L. Bagla-Gökalp. L'ensemble du jeu dépend autant des interprétations individuelles que des relations entre acteurs et des enchaînements des rôles et des répliques" 355 . Dans cette perspective, les règles mêmes sont susceptibles d'être négociées ou contournées. Nouant formel et informel, les acteurs peuvent les utiliser comme combustible alimentant la recherche d'efficacité. Le contrôle est alors assuré par le groupe de pairs, dans la mesure où normes éthiques et objectifs, intériorisés par tous, sont poursuivis. La possibilité de conflits de valeurs, lutte d'intérêt, alliances ou compromis provisoires laisse entrevoir toute la fragilité de l'organisation en réseau.’
Notes
332.

Inspecteur de circonscription en premier lieu ; puis Inspecteur de l'Education Nationale chargé d'Adaptation Scolaire, Inspecteur d'Académie etc.

333.

double injonction paradoxale, dont le "je t'ordonne d'être autonome" serait la figure archétypale.

334.

Le recteur représente le ministre dans chaque Académie. Chacune d'elle se compose de plusieurs départements, dotés chacun de Services départementaux de l'Education nationale, dirigés par un inspecteur d'Académie.

335.

Appelés exactement : Services départementaux de l'Education nationale

336.

Nommé par le premier ministre, il assure la fonction de "Inspecteur d'Académie - Directeur des Services départementaux de l'EN" (IA-DSDEN).

337.

Circulaire n° 90-082 du 9 avril 1990

338.

sous l'autorité de l'IA-DSDEN

339.

regroupant les RASED et les CLIS

340.

Circulaire n°2002-113 du 30 avril 2002

341.

devenus établissements publics locaux d'enseignement en vertu de la loi de décentralisation de 1983

342.

ZAPATA A. (1998) Connaître l'Education Nationale, Paris, PUF, "L'éducateur", p. 36

343.

Le conseil d'école est composé des enseignants en exercice dans l'école, du maire et du conseiller municipal chargé des affaires scolaires, des représentants de parents d'élèves, du Délégué Départemental de l'Education Nationale (DDEN), de l'IEN de circonscription. Il se réunit au moins une fois par trimestre. Il a pour rôle de voter le règlement intérieur de l'école, de délibérer sur l'organisation du temps scolaire et péri-scolaire, de faire des suggestions quant au fonctionnement et à la vie de l'école, d'informer l'ensemble des parents de la composition des classes, du choix des manuels etc.

344.

Le conseil des maîtres est composé de l'ensemble des enseignants en exercice dans l'école, y compris le personnel de RASED. Il se réunit au moins une fois par trimestre. Il a pour rôle de délibérer sur l'organisation du service et les problèmes de vie scolaire, notamment à propos des enfants en difficulté dans l'école.

345.

Le conseil de cycle est composé de l'ensemble des enseignants d'un cycle donné. Il se réunit au moins une fois par mois pour coordonner les actions, assurer la continuité et la cohérence des apprentissages au sein du cycle. Les membres du RASED peuvent être invités à la demande des maîtres pour traiter des actions à mettre en place pour tel ou tel élève en difficulté.

346.

Circulaire n°2002-113 du 30 avril 2002. Dans ce texte, RASED et CLIS représentent deux dispositifs-ressources complémentaires et indissociables.

347.

Le terme de micropilotage est lié à la taille du dispositif concerné ; celui de pilotage est réservé à l'ensemble des dispositifs départementaux et relève de la responsabilité de l'IA.

348.

Circulaire n°2002-113 du 30 avril 2002

349.

HUTMACHER W. 1993, Quand la réalité résiste à la lutte contre l'échec scolaire, Genève, Service de la recherche sociologique, p. 147

350.

Circulaire n°2002-113 du 30 avril 2002

351.

De LANDSHEERE G. (1994) Le pilotage des systèmes d'éducation, Bruxelles, Ed. De Boeck, p. 134

352.

Il importe que les indicateurs soient partagés par l'ensemble des acteurs précise la circulaire n°2002-113 du 30 avril 2002.

353.

EWALD F. (1991) p. 13

354.

Circulaire n°2002-113 du 30 avril 2002

355.

BAGLA-GÖKALP L. (1998) Sociologie des organisations, Paris, Ed la découverte, p. 84