2.1. Les divergences de conception éducative

2.1.1. Une base idéologique disparate

Pendant des décennies, l'Instruction Publique a maintenu une utopie pétrie d'idéologie universelle : instruire tous les enfants de la nation sur la base des valeurs républicaines. Aujourd'hui, l'Education Nationale entretient le mythe d'une école où tout enseignant est maître, où tout élève apprend et réussit. Dans cette vision idéale, chaque acteur, oubliant le poids des contingences et les limitations humaines, peut s'identifier à la totalité du rêve. Si l'utopie semble faire consensus, il n'en reste pas moins que chacun suit aussi une idéologie singulière qui privilégie non un enjeu commun mais un mouvement pour y parvenir. Les idéologies éducatives contemporaines de la modernisation forment un melting-pot où valeurs et mentalités se heurtent sans retrouver d'unité 356 . Elles constituent de ce fait une source de conflits au sein même de l'école.

Les pratiques éducatives recèlent des valeurs d'acteurs contradictoires avec la mission première de l'Ecole. La reliance des uns côtoie la déliance des autres. Le monde scolaire est rarement perçu comme satisfaisant. Une fois seulement par exemple au cours des entretiens, les maîtres ont été présentés comme a priori irréprochables, autrement dit "non coupables", avec une "pathologie nullement à prendre en compte" 357 .

E03 Charles A1 p. 75

‘Je pense vraiment que tous les collègues qui ont enfants en difficulté dans leur classe font vraiment toujours le maximum pour essayer d'aider le gamin. Ce n'est peut-être pas toujours vrai à tous les niveaux de la scolarité surtout quand le gamin grandit... C'est vrai que c'est plus compliqué.’

Les pratiques d'enseignement maladroites résultent parfois d'un manque d'analyse ou de compréhension des situations, d'une routine enfermant dans des automatismes ou d'une insuffisance de référents théoriques.

E11 Rosine A1 p. 170

‘Les enseignants qui sont en difficulté face aux enfants le sont par ignorance, par manque de formation et d'information, par méconnaissance du développement de l'enfant. Ils le font, en discutant avec eux, on voit bien, ils sont limités dans cette absence de curiosité. Pour les aider à prendre en charge l'enfant, il y a le conseil : "Vous allez prendre en charge cet enfant, vous allez faire de la pédagogie différenciée, faire de la pédagogie adaptée, faire des choses plus faciles etc. Mais comme derrière il y a un grand vide, ça va être forcément très empirique, pas très ajusté parce qu'il manque des référents théoriques. Ce vide ne permet pas à l'enseignant d'avoir un ajustement pédagogique fin. Il va faire au mieux. Il va essayer de faire plus simple, c'est tout.’

La pédagogie déployée par l'enseignant peut aller explicitement à contre courant des méthodes et moyens préconisés pour favoriser les apprentissages. Elle laisse augurer de difficiles remises en question, résistantes aux injonctions extérieures. L'urgence de la différenciation se heurte aux traditions séculaires.

E61 Gérard A2 p. 787

‘"J'aime bien pratiquer une pédagogie frontale, ancienne. J'aime bien le groupe, j'aime bien m'adresser au groupe, j'aime bien sentir que le groupe réagit et donc travailler individuellement avec un enfant, chercher une chose adaptée pour chaque enfant ne me correspond pas bien."’

L'organisation pédagogique des classes peut également refléter des résistances à la mise en place des cycles et au travail en équipe. Pire, elle peut traduire, de la part de l'enseignant, un refus massif de l'enfant à besoins éducatifs particuliers. Elle s'accompagne d'attitudes telles l'indifférence, la réticence, le désintérêt jusqu'à l'agressivité la plus marquée. L'élève peut être nié dans sa personne, exclu du groupe ou marginalisé.

E50 Marguerite A2 p. 655

‘La maîtresse l'a vraiment collée contre son bureau de manière à lui donner une limite géographique (…) La maîtresse lui donne un exercice dans la journée mais un exercice qui est vraiment totalement au–dessus de ses possibilités, ça ressemble à de l'occupationnel mais ça n'en est pas parce qu'elle ne comprend pas ce qu'on lui demande et elle se décourage et elle reste sur cet exercice toute la journée. C'est ce que j'appelle être déscolarisée.’

Mais au-delà, c'est de la place de l'élève dont il est question. Pendant des siècles, le maître a eu des élèves-satellites pouvant être éjectés en cas d'attrait gravitationnel insuffisant. Aujourd'hui, l'enfant au centre du système n'est parfois qu'une image mythique. L'intérêt immédiat des enseignants prime toujours celui de l'élève et la culture de l'intégration reste à inventer.

E12 Armand A1 p. 182

‘Je crois que nous avons beaucoup à faire au niveau des adultes enseignants (…). Le handicap est souvent mal perçu, mal compris, mal interprété. Là je sors bien sûr du champ de l'enseignement spécial et des maîtres spécialisés. Je parle des maîtres qui sont dans le circuit tout à fait normal et de leur perception de la difficulté assez profonde sévère et de leurs réactions. Donc une incompréhension et peut-être au-delà un refus de compréhension. C'est ce qui m'a le plus choqué. J'ai vécu par exemple des demandes de parents d'enfant en difficulté ou présentant un réel handicap et j'ai vécu la réaction des équipes enseignantes. Elles sont souvent réticentes parce qu'elles ne perçoivent pas bien ce qu'on leur demande. Alors cette réticence s'exprime parfois très maladroitement... ça peut être véritablement la peur de mal faire, la méconnaissance mais de toutes façons je perçois aussi malheureusement pour un bon nombre un refus d'investissement.’

Le refus, souvent feutré, de participer à cette révolution copernicienne marque aussi les défaillances de croyance en l'éducabilité de tous.

E57 Myriam A2 p. 738

‘Je suis souvent confrontée à des situations d'école vraiment très, très intolérante face à l'échec scolaire, désignant systématiquement l'enfant… dans son identité personnelle, le considérant comme étant quelqu'un qui ne pourra pas réussir au mépris de tout espoir d'éducabilité, déjà à l'école maternelle…’

Certains élèves poinçonnés par le destin, moins "présents" et plus "parasités" que d'autres sont perçus comme ne pouvant pas apprendre avec un maître généraliste. Ils ne méritent qu'un strapontin, hors du système ordinaire. La nostalgie des filières spécialisées, des classes de perfectionnement et de la sélection est encore vivace.

E77 Martin A2 p. 927

‘"Je verrais bien une petite classe à effectif réduit et qu'à chaque moment, il y ait deux élèves qui reviennent dans leur classe de niveau, que ça tourne pendant un certain temps comme ça, que les élèves soient dans une classe, plutôt que de partir vers le réseau, qu'ils soient dans une classe spécialisée et qu'ils reviennent pendant des heures précises avec les autres élèves.’ ‘- Comme le système des classes de perfectionnement qui permettaient des intégrations partielles ?’ ‘- Oui, c'est ça, c'est ce que je sentirais le mieux."’

Au final, l'institution elle-même se trouve en difficulté. Les lois scolaires qui régissent l'Ecole sont insuffisamment appliquées.

E20 Frédéric A1 p. 279

‘"Il faut qu'on commence par appliquer la loi d'orientation dans les classes, c'est-à-dire prendre en compte les différences entre les groupes d'élèves, ce qui veut dire différencier au plus un enseignement, ce qui n'est pas le cas. (…) Le vrai problème c'est comment faire faire."’

Elles ne suffisent pas à mettre tous les enseignants en reliance. La tolérance du milieu scolaire ordinaire vis-à-vis des élèves s'écartant de la norme dessine une ligne de partage entre des positionnements professionnels incompatibles. Elle produit par ailleurs un phénomène semblable en ce qui concerne l'aide et les professionnels spécialisés.

Notes
356.

Les courants pédagogiques peuvent se classer selon leur point de centration prioritaire : soit sur l'individu, soit sur le groupe. Ils sont imprégnés de valeurs parfois incompatibles.

Le premier pôle centré sur l'individu vise à promouvoir le sujet. C'est la centration la plus ancienne qui semble aujourd'hui la plus progressiste. Ce type de pédagogie affirme que le sujet est acteur et auteur de son propre développement. Il résulte des écrits de Cecil Reddie, Demolins, Ferrière, les partisans de l'Education nouvelle ou école active. Ce courant se diversifie : l'un reste centré sur le sujet (Clarapède, Decroly), l'autre se centre, sous l'influence des travaux de Rogers, sur le groupe, la collectivité, les interactions. Il est représenté par Oury, Lobrot, les défenseurs de la Pédagogie institutionnelle (la classe est une microsociété qui se donne ses propres lois), les Postpiagétiens (le groupe qui met en scène le conflit socio-cognitif est un moyen d'apprendre). Certains, tel Freinet, ont tenté de faire une synthèse entre les deux.

Le second pôle centré sur le groupe vise à promouvoir la culture. Cette centration, fréquente chez les partisans de la pédagogie traditionnelle, se diversifie au XIXème siècle sous l'impulsion des travaux de Durkheim, Marx, Pestalozzi jusqu'à viser la transformation des rapports sociaux.

357.

CIFALI M. (1994) Le lien éducatif : contre-jour psychanalytique, Paris, PUF, p. 178