2.2. Les inadéquations entre demandes et réponses

2.2.1. Les caractères circonstanciels de la demande

Une demande d'aide ne surgit jamais au hasard. Elle se formule dans des circonstances répétitives : une situation présentant un caractère de crise, une conjoncture de malaises ou de souffrances sans issue, mais aussi un état de besoin créé par l'existence du dispositif.

L'appel en urgence se produit à l'acmé d'une crise dont l'intensité peut être fort variable selon le degré de tolérance de l'enseignant. Ce qui provoque le déclenchement de l'alerte, c'est l'intolérable du "trop", trop incompréhensible, trop dur, trop insupportable. L'impuissance éprouvée semble écrasante et l'enseignant cherche à s'en dégager. Affirmant à tort ou à raison qu'il ne peut agir sur la cause, il cherche à produire autrement quelque changement. "Il ne tend pas seulement à entrer en relation avec l'environnement, il tend à agir sur la situation actuelle, c'est-à-dire à produire quelque changement dans le réseau de ses relations avec le monde, changement dans une direction préférentielle" 364 . Dans ce cas, la motivation de l'enseignant à faire évoluer l'inextricable s'arrête fréquemment au signal transmis. L'appel semble le dédouaner de son incompétence.

E63 Madeleine (enseignante MS) A2 p. 798

‘"[Le sigle RASED évoque pour moi] un appel au secours. Quand vraiment on ne peut pas faire face à une situation, suite à un événement qui se produit comme ça. Par exemple ça m'est arrivé une fois d'avoir à faire avec un enfant qui avait des visions, il voyait le feu partout donc j'ai appelé le psychologue. Je l'ai appelé parce que je lui ai dit : "Viens parce que moi, je ne peux plus". En fait c'est vraiment quand je ne peux plus faire face que j'appelle."’

Le caractère inéluctable de la situation qui provoque l'appel se double du manque de visibilité sur l'effet prévu. L'enseignant n'a pas de contrôle sur la situation, étant donné qu'il ne peut prévoir si le RASED va répondre favorablement et, s'il le fait, quel va être le résultat produit. L'impression d'être sans moyens d'actions assurés pour sortir de la difficulté présente un effet déprimant. Pour J. Nuttin en effet, "le plaisir de causalité [ou motivation du sujet à produire un changement] semble exiger que l'effet produit soit un effet attendu, alors qu'une activité produisant des effets imprévisibles implique, à la longue, un sentiment d'incompétence, d'inefficacité et d'impuissance" 365 . Tout porte à croire que l'insistance de la demande d'aide s'enracine dans l'espoir de transmettre le fardeau à un professionnel spécialisé. Le généraliste se décharge ainsi d'une responsabilité trop lourde à assumer seul. Aussi, dans la mesure où la difficulté persiste, elle deviendra le fait de l'inefficacité d'un autre.

E40 Stanislas (maître E) A2 p. 533

‘"Au début, j'avais l'impression d'être un genre de SAMU. Les enseignants nous appellent parce qu'ils sont en difficulté et il faut qu'on arrive tout de suite, c'est tout juste si on a le temps de prendre la voiture et il faudrait déjà avoir fait le bilan des acquis... Un SAMU de l'aide alors que ça ne devrait pas être ça. Beaucoup d'enseignants, disons un tiers, nous appellent alors qu'ils n'ont pas testé autre chose dans leur classe et quand la maison brûle : « allô ! réseau ? »".’

Quand la demande naît d'un état de malaise ou de souffrance sans issue, la situation ne se caractérise pas par un élément ou des instants difficiles mais par leur permanence dans la vie de la classe. L'enseignant est atteint non seulement dans sa professionnalité mais aussi dans sa personne.

E50 Marguerite (rééducatrice) A2 p. 655

‘[Cette petite fille] renvoie [les enseignants] à beaucoup, beaucoup d'impuissance. C'est un rejet. Ils se sentent tellement impuissants, qu'ils baissent les bras. Ils le disent souvent "je baisse les bras" mais c'est ça. Elle doit les renvoyer à une image… En plus, en début d'année moi qui arrive en expliquant qu'elle avait des compétences, je crois que j'en ai rajouté dans leur sentiment de mauvais maîtres parce que les compétences ils ne les voient pas. (…) Je crois qu'elle est tellement compliquée qu'elle les renvoie à des choses très intérieures, elle les insécurise dans quelque chose de l'ordre de leur être. Je crois qu'elle leur fait peur, pas simplement en tant qu'enseignants qui ne réussissent pas mais en tant que personne humaine, un peu comme quand on est confronté à la maladie ou à la mort, il y a quelquefois des positions de rejet parce quelquefois ça fait tellement peur, c'est tellement intolérable…’

Dans tous les cas extrêmes, la fonction d'aide rééducative facilite la gestion des conflits. Elle est reconnue dans son rôle d'apaisement ou de régulation des tensions insupportables.

E19 Florence (IA/IG) A1 p. 263

‘"Soupape, ce n'est pas le mot mais c'est cette idée. Souvent me semble-t-il, on s'en sert un peu comme ça : c'est pour faire baisser la pression ou sortir le trop plein d'excitation. Au fond, on ne les crédite pas d'une grande utilité mais on est bien heureux de les trouver quand ça bouillonne un peu trop..."’

La demande peut également s'inscrire dans un contexte de besoins latents, alimentés par l'existence même du RASED. Elle peut provenir de la hiérarchie, et non des intéressés eux-mêmes, ce qui se révèle fort dommageable. Un refus alimente en effet le conflit avec l'IEN. Et une acceptation étouffe intrinsèquement toute possibilité de collaboration entre généralistes et spécialisés. Ces derniers se retrouveraient en effet dans une position de gendarmes traitant de force de mauvais sujets.

E 59 Charlotte (psychologue scolaire) A2 p. 764

‘Notre inspecteur par moment, passant dans une école et voyant un problème… purement pédagogique ou d'entente entre les collègues ou d'équipe qui ne fonctionne pas bien, dit : "je vais envoyer le RASED et ça ira mieux". On lui ré-explique chaque fois que, au niveau d'une équipe qui dysfonctionne – ce qu'il observe dans ses inspections d'école – on peut intervenir si une école le souhaite, mais s'il n'y pas de demande des enseignants, on n'a pas à y aller avec le gyrophare sur la voiture.’

Dans les écoles, la sollicitation d'une aide surgit parfois de manière soudaine et pressante, au hasard d'une rencontre avec un membre du réseau. Le dispositif n'en a jamais fini avec le risque de vivre pour lui-même, créant attentes et réponses.

E60 Clémence (psychologue scolaire) A2 p. 776

‘Dépannage, c'est quand j'arrive dans une école, s'il y a un cas qui "sklatche" "on ne sait plus que faire de tel ou tel", "viens donc". Moi j'appelle ça, dépannage, psychologue Darty…(rires) ou une famille qui ouvre la porte, quelque chose ne va pas, vite on pense "oh, elle est là" et ma présence déclenche une demande immédiate "je ne sais pas que faire, aide-moi, explique-moi".’

Dans cette perspective le RASED, au lieu d'augmenter le seuil de tolérance des enseignants le fait paradoxalement baisser. Les solutions ne sont pas cherchées en classe mais à l'extérieur dans une indifférence à ce qu'elles pourraient être.

E64 Dorothée (enseignante MS/GS) A2 p. 813

‘C'est vrai que j'attache beaucoup d'importance au réseau. Ma collègue, qui a les grands, pas du tout. Si vous l'interrogiez, elle ne vous dirait pas le quart de ce que je dis. Les projets, elle ne les remplit pas. Pour elle c'est bien pratique, il y a quelqu'un qui vient, qui lui enlève deux ou trois enfants pénibles de temps en temps et puis voilà ça fait ouf et c'est tout. (…) Pourvu qu'il y ait un réseau qui prenne les enfants en difficulté… "ils peuvent faire tout ce qu'ils veulent, ça ne m'intéresse pas"… (…) C'est malheureux mais il y en a qui en sont là et en primaire aussi, je peux vous le dire.’

L'effet pervers du dispositif, suscitant des besoins au lieu même de son implantation, a des prolongements jusqu'à l'échelle de la circonscription. Les enseignants généralistes font des réclamations dont le nombre et l'insistance faussent la crédibilité. Ils ont tendance, actuellement, à se focaliser prioritairement sur leur droit à être aidé et non sur leur devoir d'aide. Or la légitimité d'une demande d'intervention ne peut valablement reposer sur une anxiété naturelle ou un "sentiment d'injustice".

E01 Thomas (IEN) A1 p. 54

‘"Les signalements parfois relèvent du médicament de confort ou de l'inquiétude. On est inquiet devant ce qui arrive à tel ou tel enfant, donc forcément il faut qu'on fasse appel à quelqu'un d'autre. Parfois aussi ils relèvent d'un sentiment d'injustice ou de jalousie. Des enseignants sachant que le réseau intervient chez des collègues réclament une sorte de dû. "Pourquoi n'interviendrait-il pas chez nous alors qu'on a vingt élèves de moyenne par classe ?" Ce n'est pas une priorité, mais on demande pour que son école ait droit aussi à l'intervention du RASED, surtout quand on sait qu'un poste a été créé."’
Notes
364.

NUTTIN J. (1980) Théorie de la motivation humaine, Paris, 3ème édition PUF, p. 154

365.

Ibid. p. 160