2.1.2. Des objets de demande explicites et implicites

Une formulation explicite en cache d'autres, plus ou moins conscientes : il semble que toute demande d'aide adressée au RASED ressemble à une poupée russe. La première, licite et bien visible, sert d'enveloppe à la seconde moins accessible qui contient la suivante encore plus dissimulée etc. Les objets clairement énoncés sont relatifs à une intervention : "participation aux divers conseils", "actions de prévention", "évaluations collectives ou individuelles", "observation de l'enfant en classe" ou "en séance individuelle", "analyse de situation", "proposition pédagogique relative à quelque(s) élève(s)", "prise en charge". L'éventail est large, mais pas toujours exploité dans sa totalité. Mais au-delà de cette formulation, orale ou écrite, se glissent d'autres sollicitations: une détresse professionnelle et personnelle à prendre en compte, l'établissement d'une alliance, une mise à l'épreuve etc.

L'interpellation faite au nom de l'enfant se double fréquemment d'une demande personnelle. Un problème annoncé explicitement en cache un autre plus ou moins implicite. L'expression "enfants en difficulté" se double de son corollaire "enseignants en difficulté".

E63 Madeleine (enseignante MS/GS) A2 p. 798

‘"Vous avez bien compris, le RASED, dans ce cas, c'est plutôt pour moi, quand je ne peux plus."’

E61 Gérard (enseignant remplaçant) A2 p. 785

‘"On aimerait bien savoir ce qui ne va pas mais on ne le sait pas. Alors on a du mal à comprendre l'enfant, à communiquer avec lui... enfin l'enfant communique difficilement sa gêne ou ses tracas à l'adulte qui n'y comprend rien et ne sait pas quoi faire."’

L'élève en échec entaille narcissisme, aura et pouvoir de celui qui devrait savoir. Il éveille chez le "maître" des sentiments de "malaise", "d'impuissance", de dénuement, "d'incompréhension" qui peuvent s'accompagner de "rage", "d'amertume", de "culpabilité", "d'agacement", de "ras-le-bol".

E16 Fabien A1 p. 224

‘"Qu'est-ce que je peux faire pour lui ? Quand est-ce qu'il arrêtera de faire front contre moi ?... Vous avez toujours cette balance entre une lutte de classe, le hic quand il perturbe, vous le comprenez mais vous n'arrivez pas :’ ‘ 1. toujours à l'assumer parfois ça peut être difficile ’ ‘ 2. vous vous dites le soir "pauvre gosse" ’ ‘ et 3. toute la journée vous dites "ce n'est pas possible"...’

E18 Gabriel A1 p. 248

‘En tant qu'enseignant, je crois que je n'ai pas suffisamment aidé les élèves que j'avais en classe. Je voyais des élèves qui s'ennuyaient. J'exprimais de la déception et de la rage à leur égard, je leur disais : "mais enfin, intéressez-vous, travaillez etc." comme le mauvais instituteur de maintenant... C'est-à-dire que je renvoyais sur eux la responsabilité de ce qu'ils me manifestaient.’

La demande faite au réseau équivaut parfois à réclamer réparation de cette atteinte. Elle conduit ainsi à une alliance dans l'adversité, une collaboration effective, une recherche en équipe pour trouver des solutions, changer les comportements ou les pratiques. Dans cette perspective, ce n'est pas sur l'enfant que s'exerce l'action du spécialisé car elle cristalliserait le symptôme. L'enseignant a besoin au contraire que l'on "prenne soin" de lui comme pédagogue, qu'on le re-dynamise dans sa capacité à entreprendre. Le désir de réparation professionnelle et personnelle peut aller jusqu'au dépôt de candidature à une formation spécialisée. Devenir un professionnel de l'aide, c'est établir une relation différente aux enfants : s'inscrire dans une discontinuité, c'est-à-dire une présence ponctuelle mais régulière, source d'espace et de créativité, qui s'oppose en tout point à l'action omniprésente et solitaire du maître avec ses élèves. Les enseignants spécialisés sont ceux qui remettent en route, qui réparent… non seulement les enfants mais aussi eux-mêmes. La réparation de l'autre est toujours une restauration de soi-même. Ré-éduquer, selon les dominantes pédagogiques ou rééducatives, c'est se re-faire en permettant à un enfant de se re-générer.

E22 Anne-Lise (formatrice IUFM) A1 p. 301

‘Réparation parce que je constate que la plupart des maîtres qui demandent la formation sont toujours au départ (…) dans une logique de réparation par rapport à eux-mêmes sur le plan pédagogique.’

L'appel au RASED peut se fonder sur une double ambivalence, souvent inconsciente : vouloir et ne pas vouloir que l'enfant réussisse, pouvoir et ne pas pouvoir accepter d'être aidé. Confier un enfant au spécialisé, ce n'est pas seulement désirer sa réussite, c'est aussi le mettre à distance pour éloigner un motif de trouble par trop douloureux. Cette forme d'abandon devient supportable dans la mesure où elle est ratifiée par une instance "supposée savoir", chargée pour la circonstance d'affirmer que la différence est impossible à assimiler.

Le rejet d'un élève est la conséquence directe de l'échec actuel et potentiel de l'action éducative scolaire. L'origine de la difficulté, l'inquiétante étrangeté de sa manifestation et le désarroi provoqué par l'impasse répétitive de l'inadaptation de l'enfant augmentent l'usure du quotidien ou la désillusion d'un métier où trop d'obstacles finissent par être insupportables.

E04 Marc (IEN) A1 p. 89

‘C'est un enfant dont la famille bénéficie d'une mesure d'AEMO, bien sûr qu'on a signalé cette aggravation du comportement depuis Pâques, la rééducatrice l'a repris, la psychologue s'occupe du dossier, il va être présenté à la CCPE (…) D'abord il faut le sortir du système parce que ce n'est pas une solution de le promener d'une classe à l'autre. Et en plus c'est sûrement nocif.’

L'enseignant qui sollicite les compétences des spécialisés pour être lui-même soutenu, peut masquer de façon analogue une attente pernicieuse. La formulation explicite n'est parfois qu'un paravent pour enjoindre le RASED à cautionner ses pratiques "folles" en permettant à l'enfant de s'y adapter. Reconnaître au grand jour ses difficultés peut se résumer à prêcher le faux pour savoir le vrai. Dans ce cas, l'aide réellement désirée porte non sur la didactique mise en place ou les relations enseignant /groupe /enfant dit en difficulté, mais uniquement sur un élève désigné. Le réseau est implicitement sommé de reconnaître tacitement la valeur personnelle et professionnelle du maître de la classe, et de légitimer par conséquent la recherche et le redressement de défaillances chez l'enfant.

Oser adresser une requête au RASED c'est également mettre à l'épreuve le personnel spécialisé. Le premier aspect de cette mise à l'épreuve prend la forme d'un défi. La demande de coopération exprimée avec correction recouvre en grande partie l'attente d'une régulation unilatérale. Les maîtres E ou G sont mis en demeure de réussir.

E48 Gregory (rééducateur) A2 p. 635

‘J'ai en tête un ou deux collègues avec qui c'était la guerre, par exemple "considérer ce que je faisais comme secondaire, comme aléatoire" et puis toujours cette lutte de pouvoir "je te le confie parce que je le veux bien, mais ça m'étonnerait que tu arrives à quelque chose..."’

Mais se décharger totalement d'un poids trop lourd à porter, c'est aussi reconnaître ses faiblesses et ses limites. Une demande plus ou moins inconsciente de ratage peut prendre le pas et fonctionner alors comme un désir pervers. Ainsi, le RASED échouant lui aussi, blanchit-il l'enseignant en justifiant l'insuffisance de l'enfant. Dans cette perspective, par exemple, le maître généraliste peut saper tout travail de concertation par une attente démesurée, impossible à combler.

E63Madeleine (enseignante MS) A2 p. 801

‘Je dirais que j'ai beaucoup d'attentes qui n'ont pas été satisfaites. Je demande peut-être trop… Je fais surtout appel [à la rééducatrice] quand je me sens impuissante pour résoudre le cas d'un enfant. Forcément plus mon attente est pressante, plus elle risque d'être déçue. Et c'est bien souvent le cas parce qu'il n'y a pas de retour.’