3.2.1. Des formes de travail semblables

Le présupposé selon lequel la ressemblance des tâches professionnelles facilite les échanges réactive des tendances à l'indifférenciation. L'attention se focalise alors moins sur les particularités que sur les similitudes. Dans cette perspective, tous les efforts convergent pour mettre en exergue la parenté entre toutes les aides existantes : l'action du maître G jouxte celle du maître E qui avoisine celle du généraliste.

En 1987, le rapport Toraille sur les GAPP affichait une position inverse en prônant une plus grande différenciation. Il propose notamment de "définir et clarifier dans un texte organique les formes institutionnelles des aides" à savoir "les actions dites d'adaptation et celles de rééducation" 394 . Le texte indique les grandes lignes d'une démarcation entre E et G. L'adaptation, correspondant à des niveaux croissants de difficulté, vise à "combler" les connaissances lacunaires de l'enfant, à construire les outils indispensables à l'acquisition du savoir et à travailler les "préalables" requis pour les apprentissages : "discipliner le regard, anticiper, mémoriser, fixer l'attention". La rééducation, s'appliquant à d'autres situations, a pour but de faire accéder l'enfant au statut d'écolier. Elle cherche à "donner le goût de la réussite", "faire naître le plaisir d'un travail intellectuel etc." 395 . L'une est placée schématiquement du côté du besoin, l'autre du côté du désir.

Par un mouvement de balancier, dix ans plus tard le rapport "Gossot" sur les RASED préconise l'assouplissement de la division précédemment instaurée. La "distinction assez claire" 396 établie par la circulaire de 90 conduit à des dérives. Pour les aides E, elles sont à peine soulignées : les pratiques peuvent être "floues" ou "subjectives" 397 . Par contre en ce qui concerne les aides G, les critiques sont acerbes. Les rééducateurs oublient pour la plupart un objectif essentiel : restaurer l'efficience de l'enfant dans les différents apprentissages. Ils ne retiennent pour leur intervention "que les aspects qui ont trait aux manifestations de la personnalité et de l'affectivité de l'enfant, en laissant plus ou moins de côté tout ce qui concerne la psychologie des processus cognitifs" 398 . Si ce travers est largement commenté, une autre difficulté est évoquée en contrepoint : la catégorisation E / G, jugée artificielle par certains, n'est pas très opératoire. Le rééducateur est amené à conduire des actions à dominante pédagogique tandis que le maître E ne peut faire abstraction d'une dimension psychologique "incluse tout naturellement dans toute relation pédagogique" 399 . Suite à cette analyse, les recommandations font état de réserve par rapport à la distinction E/G. Celle-ci peut cependant être maintenue à condition "que les maîtres G dépassent l'intervention strictement psychologique, trop réductrice, pour agir prioritairement sur la construction des processus d'apprentissage et travailler sur les interactions entre les facteurs environnementaux et les apprentissages scolaires, dans le cadre des activités proposées par l'école" 400 .

Aujourd'hui la tendance au rapprochement est officialisée. La circulaire d'avril 2002 précise que "ces deux formes d’aides ne doivent pas être considérées comme des spécialisations cloisonnées". Par conséquent, le maître chargé d'aide à dominante pédagogique "doit prendre en considération le découragement induit par des difficultés persistantes, voire des moments de désaffection ou de rejet de l’école" tandis que le maître chargé d'aide à dominante rééducative "ne peut refuser de prendre en compte des demandes scolaires des enfants." 401

Dans cette mouvance, les aides spécialisées sont dans l'éventualité d'être amalgamées plus ou moins rapidement aux aides généralistes. Cette perspective se résume à une équation "E = G = ordinaire" déjà à moitié réalisée. Comme nous l'avons vu précédemment, la dominante pédagogique est globalement peu différenciée des pratiques de l'enseignant dans sa classe. Le maillon restant "E = G" est plus difficile à réaliser. L'usage des mots peut être utile pour la rendre effective. Ainsi l'utilisation du mot maître, comme dénominateur commun de ces fonctions, a-t-elle été lancée et officialisée par le rapport Gossot, avec les expressions "maître E" et "maître G". L'appellation du personnel signifie avec insistance son appartenance à un corps unique. Cet effet est encore accru par le flou des lettres qui ne permet pas d'évoquer avec précision les dominantes. Cependant, l'association immanquable du terme "maître" avec l'idée de régent, patron ou gouverneur va à l'encontre d'un système organisé pour l'enfant. D'aucuns protestent avec véhémence contre ce glissement de sens dangereux.

E50 Marguerite (rééducatrice) A2 p. 658

‘Le truc déjà qui m'énerve, c'est maître et maîtresse. (…) Nous ne sommes pas des maîtres, c'est une étiquette que je refuse parce que ça renvoie soit à la propriété, soit au sado-masochisme… Ça me hérisse, ça me renvoie à la sclérose de l'institution. Je retraduis cette appellation en terme de rééducateur qui évoque l'action de rééducation, un enfant pris dans sa globalité, un enfant qui est à la fois élève et enfant.’

Certains inspecteurs luttent plus ou moins ouvertement pour que les enseignants spécialisés ne se démarquent pas ou pas trop du métier d'enseignant. Ainsi, prétextent-ils implicitement la pseudo conformité induite par un grade professionnel identique. Dans cette perspective, le personnel de RASED devrait abandonner une approche trop ciblée. Il serait logique qu'ils prennent en compte globalement les difficultés des élèves, tout comme les enseignants généralistes sont amenés à le faire.

E01 Thomas (IEN) A1 p. 51

‘"J'ai quand-même envie de vous dire qu'un enseignant ordinaire dans une classe, il a les deux à traiter..." ’

Le nivellement par le "même" apparaît pour la hiérarchie comme un horizon sécurisant. Replacé dans le rang, le rééducateur perd son inquiétante bizarrerie. Annulé dans sa différence, il n'est plus qu'un subordonné réduit au silence et à l'insignifiance.

E23 Marthe (formatrice IUFM option G) A1 p. 319

‘"Les inspecteurs, qui ne comprennent pas trop notre travail faute de formation et d'information, ont le souci de nous remettre dans la norme c'est-à-dire dans ce qu'ils connaissent, à savoir la pédagogie... E, on sait ce qu'ils font, G on ne comprend pas trop. Donc finalement pour aplanir cette difficulté, on les remettrait tous à l'identique."’

Cette idéologie sous-jacente rappelle étrangement celle d'une éducation "au même" adaptative et normative, appliquée aux élèves dérangeants. Lorsque l'éducation "au même" guide les pratiques dans la réalité quotidienne, les moyens pédagogiques visent l'adaptation de l'enfant marginal au système avec pour référence implicite la norme dominante. Tout enfant en difficulté s'écarte de l'ordre unique : "apprendre comme les autres en même temps". La spécificité et la déviance qu'il personnifie sont interdites et condamnées au redressement. L'école a alors le devoir de "faire apprendre". Dans ce cadre, l'aide à dominante pédagogique peut être mise au service d'une pensée totalitaire. Appliquée indistinctement à tout enfant en difficulté, elle peut se transformer en gavage scolaire pour que la différence de départ soit gommée ou compensée. L'apparence est considérée comme première et doit être sauve à n'importe quel prix. L'exclusion au sein même de l'école peut se profiler à l'horizon. Elle sera tue et camouflée jusqu'à ce que rejet s'ensuive.

Or, ce qui se trame pour l'élève est transférable aux professionnels. Les aides, frappées d'étrangeté parce qu'elles s'écartent de la norme attendue, sont priées de revêtir l'uniforme classique sous peine de disparaître. Dans cette perspective, le RASED muselé pourrait avoir une fonction de chirurgien esthéticien : "soigner la face sociale". Henri Jacques Sticker nous met en garde contre une telle position : "Perdre la face est la pire des choses qui puisse arriver à une société qui a cessé d'être métaphysique, qui a cessé de se considérer comme impuissante devant certains malheurs, qui a achevé de faire disparaître l'altérité. Il faut lisser la face : l'ère de l'apparence est plus que jamais venue. Sous ce visage apprêté, les disparités, les contradictions, les aspérités demeurent et on le sait" 402 . Les aides spécialisées en milieu ordinaire n'auraient que l'utilité de donner bonne conscience au corps social à la recherche d'une homogénéité d'apparence. Cependant, la centration sur la ressemblance des fonctions est renforcée par un présupposé similaire : des lieux de travail identiques favorisent certainement la collaboration.

Notes
394.

IGEN 1987 Rapport Toraille et François n° 87-0185, Rapport sur le réseau d'aide aux élèves en difficulté – les groupes d'aide psycho-pédagogique et les classes d'adaptation

395.

Ibid.

396.

GOSSOT Bernard (1996) (Rapporteur) Les RASED : examen de quelques situations départementales, MEN

397.

Ibid.

398.

Ibid.

399.

Ibid.

400.

Ibid.

401.

Circulaire du 30 avril 2002.

402.

STIKER H. (1997), Corps infirmes et sociétés, Paris, Dunod (1ère édition 1982), p. 136