3.2.2. Un lieu de travail identique pour tous : la classe

Le rapport Gossot formule des recommandations explicites à ce sujet. Il lie étroitement interventions E ou G en classe et collaboration entre spécialisés et généralistes dans un rapport de causalité. Les premières conditionnent la seconde, comme si le seul fait d'être réuni dans un même espace avait le pouvoir de générer des échanges constructifs et productifs. Les membres des réseaux "sont invités à travailler de concert avec les maîtres sur les situations scolaires. Ces pratiques passent prioritairement par des interventions dans les classes, pour œuvrer à la mise en place des cycles et pour assurer la prise en charge des difficultés des élèves, là où elles se manifestent" 403 . L'incitation au travail d'équipe s'inscrit là encore dans le risque de cette "hallucination positive" dont parle Jacques Lévine. Le cadre imposé apparaît comme un mirage impuissant à agir sur la motivation et le désir des professionnels. Un lieu commun ne prémunit pas contre les résistances à la coopération, les exclusions et les mises à l'écart dans un ailleurs symbolique. Il n'abolit pas la possibilité d'un travail en parallèle qui, se déroulant conformément à la lettre du texte, en oublie l'esprit. Les acteurs, dans le souci d'un confort préservé, peuvent ainsi aisément diviser le travail sans pour autant se soucier d'une cohérence globale. Le texte souligne ce danger déjà perceptible : "il ne s'agit pas de transformer les personnels spécialisés en assistants des maîtres titulaires des classes mais de créer les conditions d'une collaboration efficace" 404 . La création de ces conditions reste encore à expliciter.

Présentement, la circulaire d'avril 2002 confirme cette tendance tout en la nuançant. Elle fait de l'intervention en classe seulement une possibilité pouvant se décliner au sein de contextes différents. Dans le cadre de la prévention des difficultés durables individuelles, celle-ci est nécessitée par l'observation en situation. Elle peut notamment se dérouler "au moment des activités collectives, de telle façon que les élèves soient vus face à des tâches scolaires dans un fonctionnement normal de classe" 405 . Actuellement un courant marqué chez les professionnels de RASED montre la complémentarité de cette pratique avec d'autres types d'aide. Michèle Lapeyre, psychologue scolaire, rappelle avec insistance l'intérêt d'un travail dans la classe. Elle précise : "j'interviens personnellement dans les classes à la demande des enseignants 406 quand leur gestion leur paraît pénible. Leur fatigue ou leur démotivation signale généralement la charge obérée des scories inconscientes à l'œuvre dans le quotidien. Les enfants indisciplinés, agités, pénibles, épuisants ne communiquent pas entre eux, ou alors qu'en surface. (…) J'ouvre alors une "agora" avec les élèves, c'est-à-dire un lieu de parole qui crée les opportunités d'un appel aux vraies demandes et aux vrais besoins. (…) Cette intervention collective à ambition socio-clinique a l'avantage de dépathologiser l'échec scolaire et de relancer une dynamique enrayée. La prétention est moins de lever les symptômes que de favoriser le réaménagement du groupe autour d'une meilleure intégration de ses membres" 407 . Cette alternative aux formes d'aides spécialisées extérieures à la classe s'apparente aux aides généralistes conduites par le maître lui-même tels les ateliers philosophiques, les conseils d'élèves ou tout autre dispositif donnant l'occasion de débats à la fois sur des questions existentielles et les affaires communes. Elle apparaît souvent comme une remédiation ponctuelle, initiée par un tiers, que l'enseignant est invité à s'approprier et à reconduire. Elle peut aussi correspondre à la "construction et à la mise en œuvre de réponses adaptées" 408 suite à l'élaboration de projets pédagogiques personnalisés. Ces possibilités accréditent l'idée que l'origine d'une difficulté ne provient pas de l'élève lui-même mais du rapport qu'il entretient avec l'école.

Non systématisée, mais présentée comme une modalité supplémentaire à étudier, l'aide spécialisée pratiquée en classe met en valeur toute la palette des actions favorables à la réussite du plus grand nombre. Le personnel de RASED peut alors idéalement faire figure d'expert qui apporte un regard neuf, interpelle les habitudes, favorise l'amélioration des pratiques etc.

Aujourd'hui, les interventions aux côtés du maître généraliste sont inégalement proposées. Quelques enseignants le déplorent. Plus attentifs au bien vivre du groupe qu'au mieux être de l'enfant, ils privilégient la dimension collective. Selon eux, les difficultés doivent être traitées dans le contexte de leur apparition et dans le cadre de leur manifestation.

E63 Madeleine (enseignante de MS) A2 p. 799

‘Vraiment je regrette beaucoup que l'aide ne soit pas faite au sein de la classe. Quand l'enfant est pris en petit groupe, son comportement est tout à fait différent de celui qu'il peut avoir en grand groupe. Ça, je pense surtout pour les enfants qui empêchent la constitution du groupe classe. Pour ceux-là il faudrait vraiment que le travail soit fait dans la classe parce que l'emmener à part… au contraire c'est un enfant qui demande qu'on s'occupe de lui pour avoir une relation privilégiée avec quelqu'un. C'est facile de répondre à cette attente mais inefficace pour la vie dans la classe.’

Cette forme d'aide considérée comme la solution aux problèmes de collaboration peut être fortement recommandée voire imposée par les supérieurs hiérarchiques.

E03 Edouard (IEN) A1 p. 77

‘J'ai demandé aux maîtres spécialisés de la circonscription d'avoir une démarche qui aille beaucoup plus vers les classes, vers les instits, pour avoir vraiment un travail en commun y compris un travail dans les classes.’

Selon l'avis majoritaire des rééducateurs, l'intervention G préconisée sur le lieu d'enseignement par de nombreux inspecteurs n'est plus de l'aide rééducative en tant que telle. C'est une action répondant à d'autres finalités, davantage centrée sur l'environnement "classe". Elle ne permet pas à l'enfant de travailler son identité, de s'exercer à parler en son nom comme sujet de la parole alors même que son histoire familiale l'en empêche.

E46 Olga (rééducatrice) A2 p. ­607

‘Ce sera un genre de tutorat, de guide et je trouve que le gamin y perdra beaucoup, parce qu'il ne sera pas acteur en fait. Il perdra son statut de sujet, qu'on essaie de lui redonner, ce qui n'empêche pas d'être dans la classe à regarder ce qu'il fait, à lui donner un petit truc : "regarde si tu te mets comme ça, tu es mieux assis" mais travailler dans la classe, ce ne sera plus de la rééducation comme on l'entend maintenant.’

Le caractère envahissant de ce choix soulève des résistances non négligeables chez les enseignants spécialisés. Hormis l'observation ou la prévention, l'aide en classe conçue pour faciliter la relation entre enseignants est vécue comme pouvant secondairement entraver l'action développée envers l'élève.

E03 Edouard (IEN) A1 p. 78

‘Autant les maîtres E acceptent même si c'est difficile, il y a une relation à établir avec le collègue, il faut faire accepter au collègue de vous laisser rentrer dans la classe... Autant les maîtres G ne sont pas d'accord, me renvoient aux textes en disant, nous notre travail, c'est un travail très individuel, centré sur l'enfant, et en fin de compte ça on ne peut pas le faire dans la classe parce que quelquefois l'enfant a des réactions qui font que ça ne peut pas se passer dans la classe, que la classe n'est pas un milieu suffisamment intime pour pouvoir supporter ça...’

Les freins à la mise en place des aides en classe ne proviennent pas seulement du personnel spécialisé mais aussi des généralistes eux-mêmes. C'est la conception de leur fonction dans le système actuel qui en est l'origine. M. Postic observe que tout maître en général "attend d'autrui une reconnaissance de son pouvoir et ne veut pas donner de signes extérieurs de son acceptation du pouvoir de l'autre. Même un collègue qui entre dans sa classe est l'intrus et en est inconsciemment rejeté, car il constitue une menace dans un système clos : il pourrait usurper le pouvoir dans la classe ou contester secrètement celui du titulaire" 409 . Imposer une co-habitation entre généraliste et spécialisé semble alors ôter tout espoir de réelle collaboration. Les difficultés inhérentes à ce genre d'exercice tant matérielles que psychiques ont tôt fait de réduire ces actions à d'astreignantes juxtapositions. Les contraintes liées à l'espace sont parfois rédhibitoires : local trop exigu, volume sonore impossible à réduire suffisamment etc. Les récits d'expériences font surtout état d'une exacerbation de la rivalité entre enseignants.

E58 Anne-Marie (Psychologue scolaire) A2 p. 754

‘On avait essayé de monter un protocole d'intervention dans les classes. Au bout d'un an, si on devait monter un protocole, ce serait un protocole de non-intervention… parce que très vite on se sent en symétrie avec l'enseignant et celui-ci se trouve dépossédé de sa compétence d'enseignant. Je pense que la présence d'un enseignant spécialisé dans la classe ne serait pas sans poser problème. Du point de vue du gamin, ça pourrait être intéressant mais du point de vue de la concurrence avec l'enseignant, ça ne me paraît pas gagné d'avance. Comment un enseignant spécialisé peut-il intervenir dans une classe en collaboration avec un enseignant sans être là pour faire le manœuvre, c'est-à-dire mettre en place l'atelier que l'autre a décidé ou alors sans prendre la place de l'enseignant ? Ça me paraît de la haute voltige que de réussir ça.’

Les obstacles humains, pétris d'inconscient et délicats à identifier, s'avèrent malaisés à surmonter. Les injonctions institutionnelles, qui en font fi, ont toute chance de les transformer en abcès incurables. Dans ce cas, l'obéissance aux ordres ne s'accompagne pas de travail d'équipe mais s'installe dans le mensonge du "comme si". Les convenances sont sauves tandis que le travail en parallèle s'épanouit. L'élève n'est alors que l'otage de professionnels aux valeurs opposées qu'un même lieu n'a pas pour autant unifiées.

Notes
403.

IGEN, Rapport 1996-97 DI 06 Les RASED : examen de quelques situations départementales, Rapporteur B. Gossot

404.

Rapport Gossot

405.

Circulaire du 30 avril 2002

406.

C'est nous qui soulignons. L'intervention d'un enseignant spécialisé en classe, en l'absence de demande préalable du généraliste, expose à des réactions négatives, nuisibles à tous.

407.

LAPEYRE M. Table ronde : Des réponses du RASED, 34 èmes Journées des psychologues scolaires, Grenoble, 9 octobre 2002

408.

Circulaire du 30 avril 2002

409.

POSTIC M. (1979) La relation éducative, Paris, PUF, 7ème édition 1996, p. 231