3.2.3. La non prise en compte des phénomènes transférentiels

Toute relation est marquée par l'inconscient. Une autre position stérilisante consiste à faire comme s'il n'avait pas de place. Or transfert et contre-transfert, qui colorent tout lien intersubjectif, sont la démonstration d'une dynamique inconsciente constamment à l'œuvre.

D'après Laplanche et Pontalis, le transfert désigne en psychanalyse "le processus par lequel les désirs inconscients s'actualisent sur certains objets dans le cadre d'un certain type de relation établi avec eux" 410 . Il est marqué par sa double dimension d'actualisation du passé et de déplacement sur la personne du psychanalyste. Pour D. Lagache, il est habituellement défini par "la répétition, vis à vis de l'analyste, d'attitudes émotionnelles inconscientes, amicales, hostiles, ou ambivalentes, que le patient a établies dans son enfance, au contact de ses parents et des personnes de son entourage" 411 . Le contre-transfert quant à lui survient en réaction au transfert : "c'est l'ensemble des réactions inconscientes de l'analyste à la personne de l'analysé" 412 .

L'école est pétrie de ces phénomènes. En classe, l'enseignant est dans sa figuration de maître qui, telle une surface lisse et valable pour tous, devient l'écran de toutes les projections transférentielles. Comme tous les professionnels ayant un rôle de guide ou de témoin par rapport aux enfants, il est malgré lui objet d'amour et de haine. Chargé d'éduquer, c'est-à-dire d'influencer le comportement, il décolle l'élève de ses propres images et déclenche attraction, autrement dit désir d'imitation, ou répulsion c'est-à-dire refus chez l'élève de se laisser identifier aux images produites par l'enseignant. La compréhension de ces processus permet à l'enseignant d'aider l'élève à cheminer sans se sentir personnellement attaqué puisque la sympathie ou l'antipathie qu'un maître suscite n'est pas adressée à sa personne en tant que telle, élaborée selon son histoire, mais s'adresse au personnage qui transmet le savoir et qui n'est pas lui. Au contraire, l'ignorance du mode relationnel maître/ élève le conduit à des réponses contre-transférentielles souvent désadaptées et à des mises en situation d'où il ne peut sortir sans assistance.

Entre généralistes et spécialisés, les mécanismes transférentiels existent sur un modèle proche, les personnels de RASED possédant quelque chose de plus que leurs collègues dans le savoir. Puisque chacun est professionnel, cet écart ne reproduit que partiellement le rapport maître/ élève. Une analyse des projections réciproques, qui peut se calquer sur les précédentes, est néanmoins nécessaire. Différentes familles de dysfonctionnements sont alors repérables : elles se concrétisent essentiellement dans une confusion des places, une recherche de coupables et une fermeture à l'autre.

La confusion, fréquente, amalgame échec de l'élève et échec personnel de l'enseignant dans un nouage inextricable, nocif à l'un et à l'autre. Le maître est trop rivé sur sa blessure narcissique pour s'interroger sur les difficultés de l'enfant et tenter des solutions professionnelles adaptées. Celui-ci est alors est privé de moyens rationnels l'aidant à entrer dans les apprentissages.

E21 Patricia A1 p. 287

‘"Les difficultés majeures, me semble-t-il, des enseignants, c'est de prendre la difficulté d'un enfant comme un échec personnel. C'est souvent le drame et parfois ça cristallise les difficultés de l'enfant dans cet espèce de renvoi de l'échec personnel de l'adulte... L'acharnement qu'on voudrait mettre à dépasser cet échec personnel fait que parfois ça cristallise les difficultés de l'enfant. J'ai vu des situations de ce genre, c'est-à-dire qu'on ne supporte pas qu'un enfant soit en difficulté".’

Bien que les conséquences n'en soient pas négatives, il en va de même pour la réussite. Aucun professionnel ne peut s'attribuer véritablement le succès d'un enfant. L'accès au savoir résulte de processus relationnels où l'apprenant a aussi sa part.

La confusion des places peut aller jusqu'au sentiment de persécution. L'enseignant, quittant sa place de maître, croit que l'enfant refuse ou agresse sa personne. Il interprète entièrement dans l'imaginaire les attitudes observées.

E76 Fabienne A2 p. 916

‘"Par exemple, lorsqu'il y a le silence, lorsqu'on fait un exercice bien calmement, il a l'air de ne pas supporter le silence donc il se met àme faire des grimaces, des petits bruits etc., il est constamment en train de jouer et très agité".’

E50 Marguerite A2 p. 654

‘"J'entends ça : "il est provocant ou provocateur". C'est vécu comme un fait exprès de l'enfant vis à vis de l'enseignant".’

L'agressivité n'est pas seulement l'apanage de l'élève mais apparaît souvent aussi comme le fait de celui qui s'en plaint. Qu'un acte éducatif puisse être violent par exemple 413 , l'enseignant ne le voit pas spontanément.

E50 Marguerite A2 p. 655

‘"La maîtresse lui donne un exercice dans la journée mais un exercice qui est vraiment totalement au–dessus de ses possibilités, ça ressemble à de l'occupationnel mais ça n'en est pas parce qu'elle ne comprend pas ce qu'on lui demande et elle se décourage et elle reste sur cet exercice toute la journée".’

La description du comportement d'un élève renvoie toujours à celui qui l'énonce. La connaissance que le professionnel développe à propos d'un enfant passe en réalité par le filtre de qui il est, comment il voit l'autre, etc. La prise de conscience de cette détermination est un premier pas pour la remettre à sa vraie place et s'en servir comme instrument de connaissance. Elle relativise les événements et enjoint le locuteur à travailler ce qui lui revient, sans faire porter à l'autre la cause de ce qu'il ressent. L'enseignant est alors recentré dans sa responsabilité d'éducateur.

La recherche de la faute est une tentation courante qui se développe en direction de soi ou des autres. Stérilisante, elle vient en place d'une prospection de moyens destinés à réduire les difficultés rencontrées. La culpabilité peut tout d'abord être personnelle. Quand le maître se laisse prendre dans une relation où il se dépouille de son rôle, il va confondre sa propre culpabilité dont il ne connaît pas la cause avec celle qui naît de son travail. La première dont il peut ne rien savoir a été alimentée dans son histoire infantile, la seconde résulte de pratiques éducatives mal assumées par inexpérience, manque de connaissances, insuffisance de préparation etc. Le télescopage entre les deux l'amène à effacer toute responsabilisation au profit d'un sentiment de faute paralysant.

E22 Anne-Lise A1 p.301

‘Je pense que (l'enseignant) était sur un registre d'apitoiement, de pitié, sur le registre affectif et du coup ça le renvoyait à sa propre culpabilité de "ne pas arriver à".’

E66 Pauline A2 p. 831

‘[Henri] va aller dans un centre spécialisé... Je trouve qu'on n'a pas fait ce qu'il fallait pour cet enfant. Moi, je n'ai pas été assez aidée, peut-être que je n'ai pas assez demandé... C'est peut-être ma faute, je veux bien me remettre en cause... En plus, je n'avais pas cette analyse non plus sur ma pratique. Si j'avais eu... je n'ai pas été assez aidée c'est vrai mais je n'ai rien demandé. La psychologue, quand même, est arrivée trop tardivement et à la limite, on aurait pu faire un autre travail avec cet enfant. Si on avait pu travailler avec l'autre collègue, je crois qu'on aurait pu sauver quelque chose.’

La culpabilité peut également être entièrement projetée sur l'autre. "Dans tout groupe, il y a invariablement recherche de qui porte la faute. Pouvoir désigner le fautif ne rend-il pas notre innocence ? Plus on se sent coupable, plus on recherche un coupable qui ne soit pas vous et qui puisse vous innocenter en expiant sa culpabilité désignée. Plus on est fragile, et plus un bouc émissaire est indispensable" 414 . La mise en accusation d'autrui présente apparemment des avantages : traçant deux camps, elle poste celui qui dénonce du côté positif et l'abstrait d'une réflexion où il serait inclus. Le clivage bon / mauvais joue souvent de manière caricaturale comme justification d'une situation problématique. L'enfant est toujours susceptible d'être investi comme persécuteur, responsable du malheur du maître qui s'enferme alors dans une position à tendance paranoïaque. Le bon c'est lui, le mauvais c'est l'autre.

E29 Thierry A1 p. 407

‘"[Cette enseignante] était engoncée dans une routine professionnelle, disons qu'elle s'adressait à sa classe comme si elle s'adressait à une personne collective et ceux qui ne suivaient pas étaient réputés être en difficulté mais avec l'idée qu'il y avait là une responsabilité propre à l'enfant."’

Le généraliste enferme l'élève qui dérange dans une image qui le statufie. Il peut alors s'en laver les mains : il n'y a rien à faire, l'accusé est marqué par le destin.

E57 Myriam (psychologue scolaire) A2 p. 745

‘"Il y a des enseignants qui n'arrivent pas à se dégager du premier regard qu'ils ont jeté sur un enfant. Ça tient lieu de décret. On n'arrive pas à faire revenir les choses, c'est très difficile… Or l'enseignant a un rôle énorme, c'est lui qui envoie, qui restitue une image quotidienne à l'enfant, alors soit de perdant, soit de gagnant. Si c'est de perdant les conséquences sont lourdes."’

E56 Marie-Rose (psychologue scolaire) A2 pp. 726-727

‘L'enseignant, quand il me l'a proposé, disait : "c'est un enfant pour lequel, hélas, on ne peut pas grand chose et c'est un enfant pour lequel on voit déjà se dessiner la délinquance. Il est toujours dans la rue et tout ce qu'on lui dit ne sert à rien. Donc il vaut mieux le mettre en SEGPA où les classes sont à faible effectif, il sera mieux encadré, en sixième évidemment il sera moins structuré et… il ira un peu plus vite vers la délinquance". Dans la tête de l'enseignant, c'était une histoire qui était déjà toute cousue, toute ficelée.’

Ce processus, fréquemment relaté, mérite d'être considéré avec attention. Tout enseignant devrait pouvoir rester à sa place d'enseignant pour ne pas reporter sur l'autre la mauvaise part de lui-même. Ce devoir ne va pas de soi mais constitue une épreuve de tous les instants. Il mérite d'être travaillé inlassablement. Le RASED devrait avoir ici un rôle d'analyse susceptible de modifier des fonctionnements dommageables à l'enfant.

E19 Florence (IA/IG) A1 p. 266

‘A vouloir sortir les enfants et se centrer sur les enfants, on fait comme si le problème était en eux d'une certaine manière. C'est eux que l'on traite. Or ma conviction, c'est qu'il y a des enseignants, je suis sévère mais je le pense vraiment, et il y a des situations qui sont génératrices de problèmes. Et je crois qu'aussi longtemps que les maîtres spécialisés quels qu'ils soient ne seront pas des bons experts d'une sorte d'analyse systémique, globale de la situation, ça ne servira à rien d'aller chercher un enfant pour essayer de faire ce qu'on peut avec lui et de le remettre dans une situation qui de toute façon va lui faire grief.’

Les réactions consécutives à la désignation de coupables se traduisent dans une fermeture à l'autre. La stérilisation professionnelle, l'absence de résultats provoque des mouvements allant de la fuite à l'indifférence. L'abandon, le désinvestissement peuvent être massifs, jusqu'à refuser toute possibilité d'échange avec le RASED.

E39 Monique A2 p. 520

‘Il me l'avait confié : "Fais en ce que tu en veux, moi, j'abandonne".’

E54 Nadège A2 p. 702

‘C'est une maîtresse qui ne va pas bien du tout. Elle est très déstabilisée dans son travail parce que de plus en plus il y a beaucoup d'enfants en difficulté, beaucoup d'enfants d'origine turque et elle a l'impression actuellement de ne plus faire le travail pour lequel elle était formée. Elle est vraiment très, très mal... C'est vrai que le travail que j'ai fait avec elle dans l'année pour x raisons, il y a eu un refus de me rencontrer. Les moments où on fait le point, toutes les huit semaines, il y avait toujours quelque chose, elle avait toujours autre chose à faire que de me rencontrer. Ou elle a oublié les rendez-vous. A la fin de l'année, elle m'a dit quel était son malaise et comment elle se sentait démunie devant ces enfants en difficulté.’

L'indifférence apparaît comme une autre forme de barrage. Face au symptôme de l'enfant - difficulté d'apprentissage ou comportementale témoignant d'une angoisse et d'une souffrance certaines - l'enseignant s'attache parfois à organiser des mesures qui lui permettent de n'être pas affecté. Il est "blindé" dit-on familièrement, immunisé contre toute attaque émotionnelle, sourd aux signes nécessitant une observation fine.

E59 Charlotte A2 p. 771

‘Mais je ne sais pas si tous les enseignants ont ce regard individualisé sur chaque élève. Je me demande si certains ne sont pas devenus totalement étrangers à ce qui se passe parce qu'en entendant parler certains enseignants – moi je pose des questions très précises à propos de tel ou tel enfant dont il me parle – j'ai parfois des réponses tellement évasives que je me dis "il n'a pas fait attention, ce n'est pas possible !"…’

Se protéger de la sorte arrête tout message d'où qu'il vienne, interne ou externe. Inversement, occuper sa place libère la sensibilité mise au seul service du rôle d'éducateur. Ce choix empêche de parasiter la relation : le maître voit l'affliction de l'enfant et garde la disponibilité nécessaire pour écouter son dire sans être perturbé par sa propre souffrance.

Chez l'enseignant généraliste, les mécanismes de défense sont ravivés par des variables spécifiques, susceptibles de peser lourdement dans l'installation de l'échec scolaire: indices d'une relation parents-enfants insatisfaisante, limitations personnelles en matière d'éducation et d'enseignement, rivalité avec l'instance parentale ou l'enseignant spécialisé. La reconnaissance de la défaillance ou de l'insuffisance parentale souligne la relativité de l'action scolaire. L'Ecole se heurte fréquemment de plein fouet à une éducation familiale entravant l'entrée dans les apprentissages. Les effets négatifs repérés sont parfois tels que le maître s'en trouve totalement démuni.

E74 Graziella (enseignante CM1) A2 p. 899

‘[Le rééducateur est comme un]substitut des parents... parce que certaines familles sont tellement "maltraitantes" entre guillemets qu'il faut bien que quelqu'un donne une chance à l'enfant qui est pris là-dedans.’

La perception de ses propres limites professionnelles conduit aussi le généraliste à se défendre de situations qu'il juge trop lourdes pour lui. L'aide qui ne marche pas se solde par une absence de gratification narcissique en retour des efforts consentis. Elle transforme la générosité initiale en rancœur, en instillant ressentiment et dépit.

E54 Nadège (rééducatrice) A2 p. 702

‘Je crois que tout le travail d'aider l'enseignant à changer le regard sur l'enfant n'a pas pu aboutir. Cet enfant donne toujours à voir à cette maîtresse des choses très figées, donc c'est très dur pour elle d'avoir un enfant qui ne répond pas, qui ne fait pas le travail. C'est très violent pour elle, elle n'a pas pu se sortir de cette violence que lui renvoie l'enfant.’

L'enseignant a besoin de l'élève pour être enseignant, pour se concevoir comme tel. Il est dépendant de l'enfant apprenant comme l'est le maître de l'esclave. Si celui-ci ne joue pas son rôle, il n'est plus rien. Il est touché dans sa position de toute puissance : un mauvais élève renvoie à un piètre maître. Or travailler vraiment dans une relation avec l'enfant suppose pour lui d'accepter que celui-ci y ait sa part, sinon ce ne serait qu'une relation imaginaire. Considérer l'autre comme sujet, c'est prendre le risque de s'exposer à sa liberté et à son refus.

Les limites de l'action en classe et le dépit qui l'accompagne nourrissent parfois un sentiment de rivalité avec l'instance parentale ou le personnel spécialisé du RASED. Cette joute à armes non égales peut hypertrophier des attitudes d'impuissance, proportionnelles à l'idéalisation de ces fonctions respectives.

E48 Gregory (rééducateur) A2 p. 702

‘[C'est] une enseignante qui connaît de grosses difficultés avec un enfant, qui l'a signalé sans le signaler, qui veut bien qu'on l'aide mais sans véritablement qu'on l'aide, un gamin qui n'ose pas, qui a les trouilles de faire, qui n'est pas du tout sûr de lui parce qu'il y a vraiment une surprotection, une chape de plomb du couple parental. Il est seul, fils unique et à la maison c'est encore mon bébé, mon ceci, mon cela et donc en classe… c'est un gamin qui ne s'autorise pas, qui a peur de mal faire, c'est comme ça que c'est présenté par la maîtresse. (…) Il y a deux choses qu'elle met en évidence : sa propre capacité à faire et à ne pas faire et elle rentre en concurrence avec moi.’

Les mouvements émotionnels des enseignants généralistes se croisent avec ceux des spécialisés, compliquant singulièrement la carte des relations et de leurs conséquences. Entre eux une analyse insuffisante des situations conduit à la confusion, la culpabilité ou la fermeture à l'autre. Par exemple, l'identification à l'un ou l'autre des protagonistes, l'enfant en difficulté, la mère carencée ou l'enseignant généraliste, désorganise, divise les professionnels entre eux et peut aboutir à des choix préjudiciables pour l'élève. Le rééducateur ou le maître E peut par ailleurs manifester le désir culpabilisé de prendre la place du maître de la classe pour protéger l'enfant. Le généraliste ou le spécialisé peut renoncer à travailler avec son collègue etc.

Dans tous les cas, la négligence des phénomènes inconscients à l'œuvre entre les professionnels de l'aide risque d'enfermer chacun dans son système défensif. Un autre danger, qui conduit également à l'évincement d'autrui, est de considérer le savoir, non comme objet d'échange mais comme moyen d'exclusion ou d'asservissement.

Notes
410.

LAPLANCHE J., PONTALIS J.B. (1967) Vocabulaire de la psychanalyse, Paris, PUF, 9ème édition 1988, p. 492

411.

LAGACHE D. (1955) La psychanalyse, Paris, PUF, Que sais-je n°660, p. 90

412.

LAPLANCHE J., PONTALIS J.B. (1967) Vocabulaire de la psychanalyse, Paris, PUF, 9ème édition 1988, p. 103

413.

une sanction injustifiée, un silence imposé, des coups reçus à force d'avoir été sollicités etc.

414.

CIFALI M. (1994) Le lien éducatif : contre-jour psychanalytique , Paris, PUF, pp. 127-128