3.3.2. Le savoir comme abus de pouvoir

Le savoir ouvre les portes du pouvoir et de la responsabilité. Grisant, il comporte deux dangers majeurs qui peuvent le détourner de son rôle bénéfique : l'un est de le considérer comme fin en soi, l'autre de le thésauriser jalousement.

Dans la perspective de l'aide à l'école, les connaissances peuvent être prises comme finalité. L'érudition personnelle s'inscrit sur l'horizon fantasmatique d'un savoir absolu, mirage susceptible d'apporter réponse à toute question. L'individu, soutenu par divers courants idéologiques ou croyances hiérarchiques, est tenté de s'en approcher et de le cueillir en tant que tel. Les difficultés des élèves sont alors exclusivement traitées par la connaissance, le "savoir sur".

E10 Edouard A1 p. 163

‘"Comment définiriez les compétences particulières des professionnels de RASED ?’ ‘- Savoir analyser le pourquoi des difficultés d'un enfant".’

La recherche d'explications par le spécialisé prend le pas sur la quête d'une compréhension. Là encore, l'étymologie va éclairer les processus à l'œuvre. Le mot explication, apparu au XIVème, vient du latin plectere, plexus, entrelacer ayant donné explicare déployer. Il signifie l'action de déplier, de dérouler hors de. Ce faisant, il déroule ses propos en courant le danger de marginaliser l'autre puisque la démarche suivie relève plus de l'information que de la parole. L'analyse de la difficulté d'un élève par exemple peut mettre en avant des raisons d'ordre sociologique, psychologique, etc. Ces explications, même exactes, risquent de statufier une situation, de la figer comme une photographie immobilise les éléments d'un paysage. Le jeu nécessaire à la réorganisation du système en devient impossible.

E74 Graziella (enseignante CM1 ZEP) A2 p. 898

‘[le RASED] détecte des difficultés mais n'arrive pas forcément à remédier.’

E65 Aurore (enseignante MS/GS) A2 p. 820

‘Il a quand même été vu par le psychologue parce qu'il a fallu… mais bon ça s'est soldé par des résultats de test... (avec un ton dépité)… il n'y a pas eu beaucoup de suite.’

Au regard de l'expertise du spécialisé, le non savoir du généraliste peut faire effet de protection. Il lui permet de se désengager de toute recherche et tentative pédagogique complémentaire.

E61 Gérard (enseignant remplaçant) A2 p. 786

‘"C'est des collègues qui ont une formation spéciale par rapport à nous et qui savent expliquer ce qui ne va pas. Ils ont un plus qui fait qu'ils s'y prennent autrement et nous ça nous rassure."’

E50 Marguerite (rééducatrice) A2 p 664

‘"On me demandait de venir dans la classe et en fait c'était très difficile d'observer parce que l'instituteur n'avait pas lui-même affiné et ça lui permettait de se décharger auprès de la famille en disant : "la rééducatrice ou la psychologue, elle a vu que…". Et lui ne s'engageait pas en tant qu'enseignant vis à vis de cette famille-là." ’

Le savoir auréole celui qui le détient d'un prestige et d'un pouvoir qui le placent implicitement en position de supériorité. Le spécialisé, par exemple, est réputé posséder des compétences débordant celles du généraliste. Il existe même une hiérarchie au sein des spécialisations, le bagage psychologique paraissant plus noble et plus considéré que les connaissances pédagogiques hybridées.

E 50 Marguerite A2 p. 662

‘"Est-ce qu'il y a une fonction qui joue un plus grand rôle dans l'école ? ’ ‘- Le psycho.’ ‘- Plus que maître E et maître G ?’ ‘- Absolument parce que déjà il s'appelle psychologue. Les psychologues scolaires sont investis sur le plan fantasmatique d'un savoir que nous nous n'avons pas. (…) La tête du réseau, a dit (l'inspectrice), c'est le psychologue. Nous, on n'a pas apprécié. Enfin elle a dit : "que vous le vouliez ou non, c'est le pivot". Elle a dit que son réseau était démembré (il y a un poste de rééducateur fermé à la rentrée) et pas décapité. C'est vrai que ça renvoie à la tête qui pense et aux membres qui exécutent. C'est vrai que c'est le psycho qui va en CCPE".’

Le supplément qu'apporte toute spécialisation est en risque de favoriser une position d'assisté chez le généraliste, voire même d'exclu, dans la mesure où il est tenu dans la dépendance de celui qui sait. Le danger d'inféodation abusive à des savoirs extérieurs au champ pédagogique est alors réel. Le maître de la classe peut être tenté d'attendre du personnel de RASED un traitement et son application. Or celui-ci est incapable à lui seul d'éclairer entièrement une situation scolaire difficile. La multiplicité des paramètres impliqués ainsi que leur intrication dans une configuration complexe interdit à chacun de se reposer sur une seule source de compréhension. Selon Philippe Meirieu,"il faut faire le deuil d'une pédagogie qui serait fondée "en vérité" dans laquelle il existerait la possibilité de prescriptions qui permettraient, à partir de la combinatoire des sciences fondatrices, de déduire à chaque instant ce que l'on doit faire vis à vis de chaque élève" 417 . Le maintien de cette illusion, savamment entretenue, assoit néanmoins le pouvoir des spécialisés. L'exercice en est subtil et ne s'abandonne pas aisément. Comme le souligne Marcel Postic, "pour garder le pouvoir l'enseignant est amené, inconsciemment, à ne céder qu'une partie du savoir et à maintenir une zone d'ignorance" 418 . Le personnel de RASED peut ainsi distiller sa science au compte goutte. D'aucuns en sont conscients et le regrettent.

E70 Marion (enseignante CE1) A2 p. 860

‘C'est vrai que Catherine est moins passive, plus gaie, plus sûre d'elle... C'est en train d'évoluer en ce moment. Mais par contre, je ne sais pas vraiment ce qui a été travaillé, dans quel ordre, avec quelle méthode... Je sais seulement qu'à chaque fois, il y a un peu de lecture. Mais je ne sais pas vraiment... Je n'en sais pas assez. Là-dessus, je reconnais que j'aurais envie d'en savoir plus.’

La transmission de tous les savoirs utiles au maître de la classe équivaut en effet à perdre tout contrôle et à instaurer des rapports partenariaux. Ce choix effraie dans la crainte simultanée d'une dépossession et d'un pouvoir concédé à l'autre. Ce processus, fréquent dans un rapport de supériorité spécialisé / généraliste, se retrouve aussi en sens inversé. L'enseignant généraliste peut vivre une rivalité de savoir et de pouvoir telle qu'elle le conduit à évincer les maîtres de réseau, annuler leur spécialisation et s'octroyer un travail d'aide lui permettant à la fois de les surpasser et de les déclasser.

E63 Madeleine A2 p. 800

‘Au début, bêtement, je leur demandais de faire le travail du maître E – un travail de remédiation et d'apprentissage - et puis, je me suis aperçue que ça ne servait strictement à rien parce que je leur demandais quelque chose avec un objectif que j'avais cerné moi au cours du travail. Finalement ça les embêtait plutôt qu'autre chose parce que c'est un travail qui exige une observation et une attention soutenue de la part du maître et elles, parfois elles ne percevaient pas tout ce que moi j'y aurais perçu. Donc je leur donne des enfants pour faire des activités d'art plastique ou autres… et moi je fais tout le travail d'apprentissage et de remédiation avec les enfants qui en ont besoin.’

Pour tout enseignant, posséder une expertise, c'est risquer d'avoir prise sur son collègue. Par ailleurs, travailler avec lui c'est lui livrer des connaissances et risquer, sur un mode imaginaire, de le rendre aussi puissant que soi. Ces aspects contradictoires deviennent conflictuels par le rapport que chacun entretient au savoir, et à son corollaire le pouvoir, comme en témoigne Jeannine Héraudet. "Toutes les histoires de partenariat difficile l'ont été, à ma connaissance, parce qu'un ou plusieurs des professionnels en jeu n'a pas voulu céder quelque chose d'un pouvoir imaginaire, illusoire, que lui conféraient sa place, sa fonction, son statut professionnel. (…) Tant qu'une profession, quelle qu'elle soit, voudra exercer une hégémonie, elle ne pourra susciter que des positions de dépendance, de défense ou d'opposition chez les autres partenaires, professionnels ou parents. Elle enferme alors la relation dans un registre imaginaire dans lequel priment les mécanismes de fusion ou de rejet, les sentiments de toute-puissance ou d'impuissance. Elle développe de la méfiance, des résistances, des réflexes d'autoprotection, obstacles majeurs au travail commun" 419 .

Le constat d'un savoir dévoyé met en exergue les méfaits d'un imaginaire tout puissant conduisant à la déliance et au musellement de la parole. Si l'individualisme apparaît comme une fuite, la rétention de connaissances conduit à un "suicide socioculturel" 420 . Le savoir, fruit d'une construction permanente et évolutive, n'est pas destiné à devenir la propriété d'un seul mais participe d'un bien commun constitutif de l'humanité. Objet d'échange, il ouvre ainsi à une dimension symbolique.

Après l'examen des troubles repérables au niveau du fonctionnement des RASED, l'étude des aspects positifs observés ou souhaitables abordés successivement à partir des concepts de réseau, reliance et parole, va permettre de déterminer les conditions requises à une collaboration satisfaisante.

En résumé

La rencontre entre deux professionnels n'est jamais assurée. Si l'imaginaire et le savoir s'avèrent tout puissants, ils débrident l'égocentrisme, clôturent les représentations et empêchent le surgissement de la parole.

Une manifestation fréquente de cette autocratie s'enracine dans le domaine de l'évaluation, que celle-ci soit insuffisante ou idéalisée comme moyen de maîtrise. L'institution elle-même reconnaît le déficit d'évaluation et de recherche concernant les aides spécialisées et le dispositif qui les réunit. Les nombreuses propositions énoncées en vue d'y remédier, de nature formaliste et procédurale, ont jusqu'alors été peu suivies d'effets. Les professionnels le confirment : l'évaluation externe à charge de l'encadrement est souvent défectueuse voire inexistante ; l'évaluation interne confiée au personnel de RASED difficile à apprécier. Si les aspects quantitatifs sont aisément repérables, les éléments qualitatifs, non consensuels, sont laissés à l'appréciation personnelle de chacun.

Une autre manifestation du règne de l'imaginaire passe par la promotion de positions stérilisantes. Pour faciliter les échanges entre professionnels, il suffirait de viser le nivellement par le même. La réduction à l'identique des aides E et G, et par contamination les aides généralistes, en est une possibilité ; l'imposition d'un lieu de travail identique pour tous, la classe, une autre. Pour simplifier le quotidien, il suffirait aussi de passer sous silence les phénomènes transférentiels. Or la confusion des places, la recherche de coupables et la fermeture à l'autre entravent irrémédiablement tout lien relationnel.

Le savoir peut également empêcher ou obstruer la communication, par défaut ou par excès. L'ignorance des personnels, trop souvent négligée par l'institution, n'est pas toujours compensée par des démarches de formation volontaire et personnelle. A l'opposé, les connaissances peuvent être détournées de leur fonction d'objet d'échange et utilisées à des fins de pouvoir où l'autre de la relation disparaît.

Notes
417.

MEIRIEU P. (1995) La pédagogie : entre savoirs et savoir-faire in Savoirs et savoir-faire, Paris, Nathan, p. 125

418.

POSTIC M. (1979) La relation éducative, Paris, PUF, 7ème édition 1996, p. 228

419.

DUVAL-HERAUDET J. (2001) Une difficulté si ordinaire, les écouter pour qu'ils apprennent, Paris, EAP, p. 304

420.

d'après l'expression de P. RANJARD (1997)