1.2. La détermination de conditions matérielles suffisantes

Trois logiques, éducative, gestionnaire et éthique, sous-tendent le déploiement des RASED. Elles s'affrontent inévitablement dans la mesure ou chacune d'elles pose des limites aux deux autres.

1.2.1. La logique syndicaliste ou éducative : le combat pour des moyens plus nombreux et plus performants

Ce positionnement recouvre toute demande visant à "plus de" pour le bien de l'élève et par conséquent du maître. La revendication est dans ce cas le moteur préférentiel de l'action.

L'amélioration des moyens passe tout d'abord par une modification de "l'image de marque". Un RASED efficace est un dispositif connu dans sa composition et ses actions, susceptible d'être interpellé aisément parce que l'usager sait à qui il s'adresse et ce qu'il est possible de demander. Une première amélioration possible passe par des actions de marketing, autrement dit une publicité bien orchestrée. De nombreux inspecteurs y sont favorables :

E15 Roger A2 p. 214

‘"Je rajouterai aussi lisibilité. En positif et en négatif. Le positif par exemple, c'est la réalisation d'une brochure d'information à destination de l'ensemble des élus...’

L'absence de médiatisation, abondamment déplorée, pourrait être revue avec le soutien de l'encadrement mais dépend aussi des professionnels eux-mêmes qui devraient obéir aux codes et pratiques culturelles en vigueur dans ce domaine.

E60 Clémence A2 p. 783

‘C'est la première chose que je voudrais voir se développer. (…) En comité de pilotage le dispositif réseau n'est pas connu, à la mairie, c'est tout juste, les intervenants sociaux ne nous connaissent pas, les images médiatisées sont inexistantes. (…) Quand même l'image des aides médiatiques qui sont déjà fournies à l'école devrait être plus solide.’

E58 Anne-Marie A2 p. 756

‘"Les membres des réseaux d'aide ne se font pas suffisamment connaître dans leurs compétences. Je prendrais comme exemple le formidable coup médiatique que nous fait Monsieur Zorman pour l'enfant en difficulté. J'en discutais avec une collègue rééducatrice à qui on leur a présenté ce travail. Elle disait : "c'est fou, c'est tout ce qu'on fait depuis des années, et ils ont l'impression de l'avoir découvert". Sauf qu'eux, ils ont su se donner les moyens de le faire connaître là où il fallait le faire connaître pour que ça se sache et qu'on s'imagine que grâce à eux on va sauver l'humanité analphabète ou illettrée."’

L'amélioration des moyens se traduit également par une augmentation quantitative et/ou qualitative des actions proposées. Cette préoccupation diverge selon la place occupée. Le personnel de terrain, généraliste ou spécialisé, est généralement favorable à un accroissement du nombre de postes. Tous s'accordent à dire que le nombre d'emplois en RASED est insuffisant. La situation du Rhône et de l'Isère, plutôt mal placés en dotation comparativement à d'autres départements, accrédite le jugement des interviewés.

E66 Pauline (enseignante MS/GS) A2 p. 834

‘Les personnes du réseau ne sont pas assez nombreuses, je crois vraiment qu'il n'y a pas assez de monde. ’

L'inquiétude par rapport à la quantité ou au type de postes est grande, surtout chez les psychologues scolaires et les rééducateurs.

E60 Clémence (psychologue scolaire) A2 p. 781

‘"L'adaptation est en train de monter, mais elle ne répondra pas à toutes les difficultés des enfants sur le terrain. Par ailleurs, je trouve dommage que les rééducateurs… soient en train de mourir. Là je sais de quoi je parle parce qu'on a un poste fermé par un départ en retraite donc une perte sèche d'AIS, parce que là il n'est même pas transformé en poste d'adaptation. (…) Et je pense que les psychologues scolaires, avec ce qui est train de se mettre en place, vont connaître le même sort".’

E59 Charlotte (psychologue scolaire) A2 p. 770

‘"Je voudrais être optimiste (…) mais je ne sais pas si on aura les moyens financiers et en personnel sur le terrain pour faire durer les RASED… en tout cas les éléments qu'on a dans l'académie montrent que non. On n'a que des postes qui ferment ou des postes qui ne sont pas pourvus. Très peu de personnes partent en formation et ce sont des formations au rabais… L'avenir, vu sur le terrain, est noir".’

E51 Lise (rééducatrice) A2 p. 676

‘"Il y a de moins en moins de gens qui partent en stage et je ne vois pas l'avenir sous un grand ciel bleu. J'ai l'impression qu'on est en train de disperser les gens aux quatre vents, comme ça on couvre tous les besoins soit disant. Mais c'est du saupoudrage, ce n'est pas un travail en profondeur… Pour bien travailler, il faut connaître les collègues enseignants, il faut connaître les familles, il faut connaître tout ce qui est autour de l'école... ça demande du temps et du personnel".’

Un secteur avec un nombre d'élèves trop important contraint à établir des priorités et à ne traiter qu'une partie des besoins. Même si les textes prévoient une couverture totale du territoire, l'étendue de certains secteurs d'intervention est telle que le maillage aboutit à n'être que des trous.

E54 Nadège A2 p. 704

‘"On intervient dans les écoles ZEP. Or sur le secteur il y a des écoles non ZEP sur lesquelles les rééducateurs ne sont pas intervenus. Actuellement le maître de CLAD intervient à la fois sur des écoles ZEP et non ZEP, pas toutes, le psychologue scolaire aussi. Mais il y a beaucoup d'écoles où il n'y a que le psychologue scolaire qui intervient de façon très ponctuelle".’

E46 Olga A2 p. 609

‘"(Il faudrait) qu'il y ait le personnel nécessaire pour couvrir une zone… C'est vrai que s'il y a un rééducateur et un maître E par zone et qu'il y a trente kilomètres qui les séparent, les réseaux vont mourir de leurs propres conditions matérielles".’

Les positions hiérarchiques perçues par les professionnels dans ce domaine entraînent fréquemment incertitude, menace, amertume, dérision, lassitude etc. La désespérance se manifeste parfois au bout du chemin.

E55 Albert A2 p. 724

‘L'avenir des réseaux, c'est l'avenir des caprices de nos supérieurs...’

E54 Nadège A2 p. 710

‘Il y a des impératifs économiques. (…) Les inspecteurs ne sont pas là comme tiers pour défendre et les enseignants et nous... ça a quelque chose d'insupportable... Par exemple, c'est le réseau et les personnels de réseau qui prennent leurs bâtons de pèlerins et qui vont défendre leur propre existence.’

E50 Marguerite A2 p. 665

‘Je m'en vais... Je change de profession. (…) Nous les maîtres G, nous n'avons pas été suffisamment reconnus et… soutenus par l'institution pour qu'on puisse continuer à se développer et à être vraiment comptés comme une aide. Le poste de ma collègue est fermé. A deux, on est submergé de travail… Donc vu ce qu'on nous demande - et puis honnêtement je ne vois pas comment on peut travailler autrement - je préfère m'en aller.’

Les supérieurs hiérarchiques sont souvent critiques par rapport à l'insuffisance de postes. Nombreux sont ceux qui prônent plus de rigueur vis à vis de la logistique déjà en place. Une mesure élémentaire pourrait concerner le nombre d'heures de service hebdomadaire. Les 27 heures actuelles, auxquelles s'ajoutent normalement 8 heures consacrées aux préparations de projet, rencontres avec les enseignants ou divers partenaires, apparaissent mal honorées aux yeux de certains inspecteurs. Ce laisser-aller porte atteinte à la crédibilité des plaintes des personnels de RASED en matière de conditions de travail.

E01 Thomas A1 p. 53

‘"Le premier devoir serait d'assurer la réalité d'un temps de travail. (...) On ne peut pas, face à des parents qui sont des interlocuteurs obligés, donner une image sérieuse de fonctions où les gens prennent des petits groupes sur un temps qui ne fait pas 35 heures..."’

Selon les inspecteurs les plus sévères, l'attitude courante des enseignants est d'assaillir l'institution plutôt que d'accepter de se remettre en cause. Cette attaque ne fait que camoufler la défense d'un bastion d'immobilisme et de passivité.

E 17 Lionel A1 p. 241

‘"Je suis persuadé aussi que cette insuffisance (de résultats) est souvent masquée par les enseignants eux-mêmes, par une attitude de critique d'autrui. Si la qualité de l'aide quelle qu'elle soit, pas seulement les aides spécialisées, laisse à désirer, c'est qu'ils jouent les victimes… victimes d'une institution insuffisante. Il faut en finir avec cette idée très néfaste selon moi. Les problèmes ne peuvent pas être réglés seulement avec une augmentation du nombre de postes, sans rien changer aux façons de travailler. Certains enseignants s'enferment nettement dans une position revendicative, syndicaliste, ce qui les dédouane de leur manque d'initiatives pour être plus efficaces... Ce n'est pas de leur faute, c'est toujours celle de l'autre. Et ils attendent comme ça des jours meilleurs".’

L'institution est alors suspectée de persécuter ceux qu'elle emploie. Les enseignants peuvent alors s'enferrer dans une position paralysante de victime. L'appréciation négative de la situation où ils se trouvent justifie leur désespérance. L'horizon barré empêche toute créativité et pétrifie durablement le fonctionnement existant. Cette analyse, faite par la hiérarchie, peut également s'appliquer à elle-même, à un autre niveau. Les inspecteurs, majoritairement insatisfaits des aides spécialisées, ont tendance à rejeter la faute sur les personnels qui en sont chargés ou sur les responsables à plus haut niveau qui ont conçu ces fonctions. Ils se déchargent ainsi plus ou moins de leur responsabilité de pilotage et d'animation des RASED, sans chercher à modifier les dysfonctionnements relevant de leur autorité.

E01 Thomas A1 p. 58

‘Le laxisme existe... dont nous sommes en partie responsables. Je ne sais pas si vous l'entendrez beaucoup ça mais je crois qu'il faut qu'on en parle ou alors on fait perdurer un certain nombre d'attitudes.’

Un contrepoint est apporté par les rares inspecteurs AIS qui défendent les RASED et l'augmentation du nombre de postes dans les secteurs mal dotés. Ceux-ci exercent tous dans des départements où le nombre de professionnels de RASED pour 10000 élèves est important 436 . Plus le ratio est élevé, plus les personnels d'encadrement apparaissent satisfaits des pratiques mises en place. Cette corrélation semble trop fréquente pour ne pas être évoquée.

Dans la logique syndicaliste ou éducative, l'augmentation quantitative ou qualitative des moyens se traduit de multiples manières selon la place des acteurs : une médiatisation du dispositif, davantage de postes ou davantage de travail. Au final, le dynamisme et l'efficacité passent par des positions où la bulle idéologique défensive devient perméable, où l'autre peut être entendu, en dehors de toute rivalité de pouvoir ou d'idéologie.

De notre point de vue de chercheur, en amont de l'effort médiatique souhaité, les dénominations tant décriées mériteraient d'être plus appropriées. Leur opacité entrave le travail d'information et d'explication. Les fonctions E et G dont le nom ne signifie littéralement rien, de même qu'un dispositif dont le sigle reste hermétique, sont en risque d'être annulés par absence de reconnaissance possible. Un tel halo d'incertitude nourrit imaginaire et évitement. Ne vaudrait-il pas mieux inventer des désignations adaptées ? Le RASED pourrait devenir un centre de ressources appelé à fonctionner en réseau avec les écoles. Les enseignants spécialisés chargés d'aide, dont les pratiques se recoupent partiellement pourraient bénéficier d'une désignation, commune pour une part et différenciée pour une autre. Le maître E pourrait être un médiateur des apprentissages 437 , plus spécifiquement chargé d'aider l'élève dans son rapport au savoir, au moyen de méthodes et de détours cognitifs profitables. Le maître G serait alors le médiateur de l'intégration, préposé plus particulièrement aux actions d'aide relationnelle et intégrative, utilisant prioritairement le langage et la parole comme outils de construction personnelle et d'accès au savoir.

Notes
436.

Par exemple le Cantal et l'Arriège. Les inspecteurs ne seront pas cités ici pour ne pas mettre en péril leur anonymat, étant donné qu'ils sont les seuls représentants de leur département.

437.

Etymologiquement, le terme "médiateur" apparaît au XIIIème siècle, suivi deux siècles plus tard par "médiation". Chacun d'eux vient de mi, famille d'un thème indo-européen *medhyo-, qui est au milieu, ayant donnéen grecmesos, qui est au milieu, et en latin medius, qui se trouve au milieu, intermédiaire, moyen. A ce mot se rattache le verbe mediare, mediatus, couper par le milieu, être au milieu, d'où est issu mediator, médiateur. La signification de ce terme regroupe à la fois l'idée d'une position, comme intermédiaire, et d'une fonction, celle de trancher mais aussi de relier. Aujourd'hui la médiation, dans le champ de la relation éducative, est définie par F. Raynal et A. Rieunier comme "l'ensemble des aides ou des supports qu'une personne peut offrir à une autre personne en vue de lui rendre plus accessible un savoir quelconque (connaissances, habiletés, procédures d'action, solutions, etc.). Le langage, l'affectivité, les produits culturels, les situations, les relations ou les normes sociales sont des médiations. Un médiateur est donc essentiellement un facilitateur, qui sait prendre en compte une ou plusieurs de ces variables."