2.1.2. Une division du travail à éclaircir

La fragmentation des aides à l'école fait encore l'objet de nombreux désaccords. Selon une perspective psychosociale empruntée aux théories des organisations, la spécialisation intensive des enseignants spécialisés dresse schématiquement deux camps : ceux qui y sont favorables et ceux qui s'y opposent. La circulaire d'avril 2002 tend à neutraliser les attitudes extrémistes en introduisant officiellement une zone d'intersection entre les dominantes. Néanmoins, les débats et prises de position sur le sujet entretiennent une confusion certaine sur les options partenariales à retenir.

Le personnel de RASED, formé dans l'esprit d'options clairement définies et différenciées, défend très souvent la mise en oeuvre de spécialisations tranchées tandis que les inspecteurs penchent pour une plus grande polyvalence voire une interchangeabilité des fonctions. Au-delà de la querelle concernant la pauvreté des moyens, nous pouvons dire que ces visions opposées s'affrontent selon deux modèles organisationnels d'entreprise en réseau, l'un américain, l'autre japonais. L'emprunt à ces conceptions managériales donne des clés de lecture utiles au décryptage des tendances actuelles dans le domaine de la formation des enseignants et celui du pilotage administratif.

Le modèle américain vise l'efficacité par une spécialisation très fine et une démarcation tranchée entre les tâches. Le modèle japonais la poursuit au contraire par le système "Kanban", c'est-à-dire "juste à temps". Au fur et à mesure que les besoins surgissent, la "pairformation" 460 permet au groupe de faire face aux urgences locales de manière autonome, en apprenant à agir et à partager les connaissances et compétences sur le lieu même de travail. Ce système présente l'avantage, outre la réduction des stocks, de travailler au "contrôle total de qualité" visant au "zéro défaut". Il tend plus à réduire l'incertitude qu'à développer l'adaptabilité, amplement exploitée à l'échelle individuelle. La recherche d'efficacité, récompensée lors de l'obtention de bons résultats, repose essentiellement sur la coopération développée avec les bonnes personnes au bon moment et sur la prise d'initiative décentralisée. Au final, le schéma japonais déspécialise les ouvriers pour les transformer en collaborateurs spécialistes et polyvalents.

L'étude de la division des pratiques éducatives à l'école permet de retrouver des inclinations pour l'un ou l'autre modèle. Selon les dispositions officielles, la segmentation "à l'américaine" est nécessaire. L'aide, tout comme certaines disciplines, le français enseigné à un élève non francophone, l'anglais, la musique etc. requièrent des qualifications et une expérience que tous ne peuvent avoir. Les généralistes par exemple, en confiant leurs élèves à d'autres, perdent un peu de leur maîtrise de la gestion de classe par une dépendance à l'égard de nombreux intervenants. En compensation, ils peuvent se reposer ou se décharger sur des spécialistes. Si cette division du travail est efficace dans les domaines techniques, elle présente des limites dans l'enceinte scolaire. Une spécialisation excessive nie ou sous-estime fréquemment l'effort de synthèse qu'elle réclame étant donné que l'ampleur de la tâche est proportionnelle au morcellement des activités. Dans ce cas, les actions éducatives sont dans le risque de rester juxtaposées alors même qu'elles nécessitent une orchestration rigoureuse pour donner sens et cohérence à l'ensemble. De plus, la division théorique des tâches en dominantes ne fait pas émerger de pratiques spécialisées uniformisées et encore moins de savoirs aisément transmissibles. Contrairement à cette orientation, le système "à la japonaise" inspire etencourage une plus grande polyvalence chez les spécialisés. Sa principale vertu est de faciliter l'acquisition et la transmission d'une expertise professionnelle utile et étendue. L'Ecole, comme l'entreprise dans le modèle Kanban, pourrait alors être reconnue comme génératrice de savoir. Selon l'économiste Nonaka 461 "une bonne part du savoir accumulé dans l'entreprise provient de l'expérience mais ne peut être transmise par les travailleurs dans un système de gestion formalisé à l'excès. Or les sources d'innovation se multiplient lorsque les organisations sont capables d'aménager des voies permettant de traduire les connaissances tacites en savoir explicite, le savoir explicite en connaissances tacites, le tacite en tacite et l'explicite en explicite. De la sorte, non seulement l'expérience ouvrière est transmise et amplifiée, qui accroît le bagage formel de savoir dans l'entreprise, mais les connaissances du monde extérieur peuvent également être intégrées aux habitudes tacites des ouvriers, qui peuvent ainsi améliorer les procédures standard." Ce processus requiert une reconnaissance des pratiques innovantes par la direction et la diffusion du savoir explicite parmi les employés. Appliqué aux aides à l'école, il permettrait de faire valoir la créativité des équipes élargies, école et RASED et de développer sans moyens financiers considérables une formation indispensable.

Cette orientation implique une profonde transformation des relations entre acteurs, enseignants, enseignants spécialisés et inspecteurs, qui nécessite tout d'abord de préciser la place de chacun.

Notes
460.

Autrement dit "formation par les pairs". Elle est basée sur l'utilisation des ressources déjà existantes : les professionnels sont chargés de se transmettre mutuellement leur expertise quand la nécessité s'en fait sentir.

461.

NONAKA (1990, 1991,1994) cité par CASTELLS M. (1996) La société en réseaux, l'ère de l'information, Tome 1 p. 216-217