La motivation des participants fait partie des données initiales d'une situation de difficulté. Or, elle est rarement examinée. Si elle se perçoit assez aisément au niveau de personnes considérées isolément, elle disparaît souvent au niveau des groupes dont le devoir est de faire équipe. Les raisons fréquemment invoquées portent sur l'individualisme ambiant, "symptôme et cause du blocage devant un fonctionnement collectif" 465 d'après Gérard Mendel, "suicide culturel" 466 , selon l'expression sans nuance de Patrice Ranjard. Au-delà de ces constats, l'étude conceptuelle de la motivation nous permet d'identifier ce qui conduit les enseignants généralistes à collaborer avec les enseignants spécialisés et vice versa.
Le verbe motiver, qui met en mouvement, apparaît au XVIIIème. Il vient du latin movere, motus, mouvoir, se mouvoir et motivus, relatif au mouvement. Il donne seulement au XXème siècle le mot dérivé "motivation" construit à partir du suffixe –ation, qui indique l'action permise par le verbe. Il signifie étymologiquement le lien entre la mise en mouvement et le motif qui l'explique.
La motivation, selon J.Nuttin, peut être appréhendée à partir des relations entre l'individu et le milieu sur lequel il agit. "C'est dans ces relations qu'on essayera de trouver le dynamisme qui est à la base du fonctionnement de l'être vivant et donc de son comportement." 467 Ce dynamisme se concrétise dans la transformation de besoins initiaux qui se canalisent en buts et projets spécifiques. Le terme de besoin recouvre ici une signification particulière. Il répond au "fait constatable que certaines relations avec telle ou telle catégorie d'objets ne sont pas, pour l'individu de simples relations de faits mais des relations préférées ou même requises en ce sens concret que leur absence dérange le fonctionnement – soit physiologique, soit psychologique – de l'individu et déclenche, chez lui, une activité qui, effectivement, se dirige vers la réinstallation de la relation préférée" 468 . Il se définit ainsi comme le déclencheur de la relation choisie et dépend étroitement de l'objet convoité, par exemple la nourriture, la considération sociale ou l'affection. Dans les entretiens, la notion de besoin est repérable dans "l'envie" de travailler des professionnels, qu'ils soient spécialisés ou généralistes.
E52 Murielle A2 p. 681
‘En règle générale on essaie de faire des conseils de cycle, trois fois dans l'année, le réseau plus un cycle, en début d'année, à mi-année en février et en fin d'année. Il y a tous les intervenants du réseau sur l'école, systématiquement. Là, on est deux maîtres G, un maître E et la psychologue. On est déjà quatre plus les maîtresses. Et à chaque réunion, on fait le point sur chaque enfant. On le fait systématiquement avec toutes les écoles où on intervient. C'est nous qui fixons les dates. Ils viennent ou ils ne viennent pas.’ ‘- Est-ce qu'il y a des absences fréquentes, des réticences ?’ ‘- Non, ça se passe bien. En début d'année, elles ont déjà envie… Comment dire ? Elles sentent qu'elles ont des enfants en difficulté dans la classe. Alors elles sont présentes. Au premier conseil de cycle on commence à étudier les cas, oui, je pense qu'elles sont là parce qu'elles ont des enfants en difficulté, elles cherchent des soutiens… Elles ont besoin d'aide, les maîtresses aussi. En principe ça se passe bien. On n'a pas eu de conseil de cycle supprimé. Je pense que les maîtresses ont besoin de parler, déjà, et puis peut-être d'entendre aussi ce qu'on en pense, "un autre son de cloche" et puis peut-être aussi qu'il y ait des décisions prises, des propositions, qu'elles ne soient pas seules à les prendre.’L'état de besoin pousse le sujet à résoudre la tension pénible qui l'accompagne. Il déclenche la mise en marche du système cognitif : "Que faut-il faire ? Quel but faut-il atteindre ?" Ce constat, rapporté à l'exemple ci-dessus, montre que le préalable à toute coopération entre RASED et enseignants relève d'une connaissance : En quoi consiste la collaboration ? Pour quelle finalité ? Qu'attend-on les uns des autres ? Comment peut-on le réaliser ? Si le sujet ne dispose pas de moyens concrets pour y répondre, il "développe progressivement une certaine incapacité d'action, même lorsque plus tard la situation objective a changé" 469 . Le flou et l'ignorance ont tendance à nourrir un imaginaire riche en dangers et à provoquer ainsi malaise, fuite ou retrait. Si au contraire le professionnel peut imaginer une issue à son problème, son élan se concrétise dans un but, "prendre en compte les élèves en difficulté et les aider activement" qui oriente son comportement personnel vers un projet. Dans ce mouvement, il travaille d'abord "à lui-même", "il se développe par et dans ce qu'il fait" 470 . L'aspect dynamique et directionnel – sélectif ou préférentiel – de son comportement relève essentiellement d'une composante interne à sa personne.
Dans la situation décrite par Murielle, le but commun à tous fait reliance. Il oriente ainsi chaque comportement personnel dans une direction commune, une signification partagée et une organisation structurée. Les individualismes se nouent momentanément dans un accord collectif. Les "décisions", les "propositions" de même que les projets d'action qui en découlent ne sont pas l'œuvre d'un seul mais le produit d'une équipe. Chacun peut s'approprier une part de la mise au monde du programme retenu. Chacun a également sa part de responsabilité dans le suivi à assurer ultérieurement. Au contraire, quand le travail à exécuter consiste à collaborer à la réalisation de projets conçus par d'autres 471 , l'initiative personnelle et la participation directe ne sont plus qu'un leurre. La motivation intrinsèque disparaît au profit d'une autre, extrinsèque, insuffisante à alimenter un engagement suffisant. "Le décalage entre le projet personnel et le travail concret que l'on doit exécuter semble être le facteur essentiel dans le conflit motivation-travail. Le "plaisir de causalité" et qui normalement devrait être associé au travail ne peut accompagner une activité qui est perçue comme un moyen imposé par d'autres pour la réalisation de leurs propres projets" 472 .
Le passage d'une motivation individuelle à son intégration dans une dimension collective implique des pertes de satisfactions connues pour des gains hypothétiques et inconnus. Le sujet doit abandonner une certaine indépendance et liberté : seul, à la marge d'une équipe, il peut en effet faire ce qu'il veut quand il veut à l'intérieur de contraintes intangibles décidées par l'administration centrale. Il doit aussi perdre un pouvoir personnel relatif sur les élèves : isolé, il peut exercer dans un lieu où il édicte sa loi, puisque la séparation des pouvoirs, fondement de la démocratie, n'est pas fréquemment instituée en classe. L'amenuisement volontaire de la liberté et du pouvoir ne peut être consenti que dans l'espérance d'une prime de plaisir. "La perte est compensée mais par des satisfactions d'un tout autre niveau concernant l'humain adulte et socialisé, bien plus que l'enfant isolé qui est en lui" 473 . Le bénéfice escompté tient aux avantages liés aux interactions de groupe, à l'aide cognitive et décisionnelle qu'elles représentent. L'enseignant peut alors dépasser sa culpabilité ou son sentiment d'impuissance. Le profit espéré est également relatif à la dimension éthique de respect inconditionnel de l'autre introduite par l'abandon du pouvoir à tonalité totalitaire. Les maîtres peuvent ainsi prendre le risque de montrer leur dénuement sans crainte d'être jugé, oser exister comme personne et non seulement comme professionnel, et par suite faire preuve d'implication conséquente.
MENDEL G. (1996) Préface p. 8 in RANJARD P. (1997)
RANJARD P. (1997) L'individualisme, un suicide culturel, les enjeux de l'éducation, Paris, L'Harmattan
NUTTIN J. (1980) Théorie de la motivation humaine, Paris, PUF, 3ème édition 1991, p. 101
Ibid. p. 34
Ibid. p. 254
Ibid. p. 194
Voir les exemples où le projet de travail est imposé par les spécialisés pp. 296-297
NUTTIN J. (1980) Théorie de la motivation humaine, Paris, PUF, 3ème édition 1991, p. 197
RANJARD J. (1997) L'individualisme, un suicide culturel, Paris, L'Harmattan "Les enjeux de l'éducation", p. 353