2.1.3. La "bientraitance" du personnel enseignant

La motivation et l'engagement sont étroitement dépendants des marques de reconnaissance des supérieurs ou des pairs.

E26 Luc A1 p. 364

‘"Il y a réussite pour le rééducateur, le maître E ou le psy quand il a sa place reconnue comme professionnel".’

Le manque d'estime, le peu de confiance dont se plaint par exemple le personnel de RASED sont des signes alarmants à prendre en considération.

E49 Pierre-Yves A2 p. 647

‘Il y a aussi ce climat permanent de suspicion qui est toujours très pesant. Il faudrait que l'institution croie en nous, qu'elle arrête les injonctions paradoxales. "On a besoin de vous, on vous paie et puis en même temps, on menace votre existence, on met en doute votre travail et votre efficacité, on ferme vos postes etc." C'est usant. Y'en a marre... On fait avec nous comme certains maîtres font avec leurs élèves en difficulté. C'est dit de façon à peine déguisée : "tu touches là où ça fait mal, bon, mais qu'est-ce que j'aime que tu sois là pour te faire payer mon malaise".. ’

Le défaut de considération se manifeste dans des situations touchant directement la professionnalité. Les efforts personnels de formation, sanctionnés par des diplômes, ne comptent par exemple pour rien.

E57 Myriam A2 p. 748

‘Je trouve que l'institution a parfois des comportements qui disqualifient les professionnels et ça c'est scandaleux… Disqualification des maîtres E, disqualification de la formation de psychologues scolaires. (…) Dix ans après avoir quitté une classe, j'ai dû passer le concours de professeur des écoles… j'avais un DESS, un DEA et j'étais toujours institutrice spécialisée ! J'ai dit stop… Mais j'estime que l'institution m'a usée parce qu'elle a tenté de me disqualifier jusqu'au bout en me maintenant dans un cadre B alors que j'avais fait des efforts pour remettre en question mes pratiques (…) Comment peut-on vouloir construire l'école du XXIème siècle en méprisant son personnel comme ça ? C'est l'école qui fabrique la société de demain. Les enseignants devraient être reconnus.’

Le terme d'usure revient fréquemment. Les enseignants spécialisés s'estiment bafoués dans leur statut et leur identité professionnelle. Leur droit à exercer, acquis officiellement, est souvent remis officieusement en question. N'est-ce pas là une atteinte récurrente portée à leur légitimité ? Or, comme l'affirme Paul Fustier, "la légitimité dans la sphère professionnelle permet d'exercer une pratique de droit (et non de fait) sans être à la merci d'une réaction violente (hiérarchique ou collégiale) qui condamnerait cette pratique. La légitimité, c'est voir sa formation, ses diplômes reconnus comme donnant le droit d'exercer ; c'est voir des pratiques professionnelles reconnues comme participant à la réalisation de la tâche princeps de l'institution (…). Etre légitimé, c'est avoir le droit de faire et de se sentir en sécurité" 477 .

Pour nombre d'entre eux, le manque d'évaluation de leur travail participe de cette suspicion générale. L'inventaire et l'estimation du service apporté, non seulement aux élèves mais à l'ensemble du système, constituerait une marque d'intérêt et par suite un premier élément de reconnaissance.

E55 Albert A2 p. 721

‘Les seules évaluations que l'on ait, les seules qui peuvent être pertinentes, insuffisantes, ce sont les évaluations quantitatives, ça c'est certain. Mais c'est tout. Il manque cruellement pour l'institution des évaluations qualitatives – parce qu'ils nous paient donc ils ont le droit de savoir ce que l'on fait mais surtout, surtout pour nous. Et c'est peut-être ce qui est à l'origine d'un certain malaise parce que je crois que même si on est consciencieux comme professionnels, je crois que l'on a besoin, comme tout le monde, que l'on nous prouve quelquefois que l'on fait du bon travail ou que l'on nous montre parfois que l'on ne fait pas du bon travail ’

Toute évaluation est une opportunité d'apprendre et de progresser. Positive ou négative, elle constitue dans tous les cas une base d'appréciation sur laquelle s'appuyer, soit pour creuser davantage la voie choisie, soit pour modifier ce qui ne convient pas. Comme le souligne G. de Landsheere "l'expérience montre que les enseignants sont, pour la plupart, toujours heureux d'être mis en situation de pouvoir encore mieux faire leur métier" 478 .

La "bientraitance" qui pourvoie à cette amélioration se révèle aujourd'hui urgente, à travers trois partis pris fondamentaux : sortir du courant qui pousse à rechercher les faiblesses individuelles pour les combattre, récompenser le talent de façon adéquate, miser sur les forces et talents personnels.

Traquer les défauts est peu efficace : selon un constat récurrent, le changement d'un individu à partir de cet agir est rarement majeur et réclame une énergie sans rapport avec le résultat. Par contre, les aspects financiers – salaire et conditions de travail – semblent constituer un principe actif incontesté.

E13 Guy A1 p. 195

‘"Si on donne aux gens une meilleure rémunération, des moyens convenables en locaux, en mobilier, en matériel, on peut postuler qu'ils pourront trouver des moyens pour se réunir autour des enfants et se partager des projets et pour aménager des modes d'intervention auprès de ces enfants-là."’

Au-delà d'un émolument satisfaisant, la rétribution psychique et pécuniaire des bons résultats s'avère indispensable. Aujourd'hui tous les professionnels sont placés quasiment à égalité quelle que soit la qualité des services effectués. Ce lissage équivaut à privilégier ceux qui s'impliquent peu, mal, voire pas du tout. A quoi bon dépenser du temps et de l'énergie alors que tant d'autres traînent les pieds, en font le minimum et disposent même d'un salaire horaire plus confortable ? Disposant d'un capital "temps de loisirs" plus important, ils paraissent même gagnants… Ce raisonnement, appliqué non à l'individu mais à la dimension d'équipe est encore plus dissuasif. Si les résultats de groupe, à l'échelle d'une école, commencent à être pris en considération par les inspections collectives, ceux qui mettent en scène le fonctionnement en réseau RASED/écoles restent pratiquement inexistants. De plus, quand la reconnaissance apparaît, elle se cantonne à des félicitations, une estime et une admiration non feintes, des encouragements à poursuivre etc. Or, limitée à un gain personnel psychique, elle ne touche que ceux qui sont prêts à s'en contenter. Ainsi paraît-elle dans la nécessité d'être révisée. Par comparaison, dans le domaine industriel - en particulier le système Kanban - il serait inconcevable de ne pas récompenser les réussites d'équipe par un avantage en espèces ou en nature. Pourquoi, par exemple, ne pas pouvoir imaginer un système de primes lié au différentiel "situation de départ / situation d'arrivée" ? Pourquoi ne pas favoriser le travail d'équipe en attribuant certains postes non au vu du seul barème mais par cooptation - ou au minimum pondération entre les deux ?

Il est sûr que les résistances syndicales actuelles concernant les promotions au mérite et les postes à profil tendent à différer les réponses positives à ces questions. Les conséquences en sont lourdes pour l'ensemble des acteurs faisant preuve d'un fort engagement. Le traitement égalitaire des services rendus conduit à une forme de maltraitance à leur égard, assimilée à de l'indifférence voire du mépris. Au final, c'est surtout l'ensemble du système qui se trouve fonctionnarisé dans une inertie dommageable à tous.

La "bientraitance" des enseignants requiert également un engagement managérial des supérieurs, misant avec confiance sur les forces de créativité du personnel et favorisant la synergie des activités sur le terrain.

E01 Thomas A1 p. 54

‘Je leur laisse là une relative autonomie parce que ce sont des gens que je connais, à qui je peux faire confiance...’

Si la confiance en l'autre est la base de tout investissement possible, l'accompagnement du travail est non moins important. Sur ce point, les réflexions de Maurice Niveau à propos de l'administration centrale peuvent aisément se transférer à tous les échelons du système éducatif : "Trop souvent, les fonctionnaires vivent leur fonction en appliquant des textes beaucoup plus qu'en essayant de régler les problèmes des usagers. (…) Un grand commis de l'Etat qui dirige un service important n'écrase pas ses collaborateurs mais les motive, les mobilise, les encourage en vue de travailler vite et bien pour régler les problèmes. La qualité du service n'est jamais fonction de la quantité de travail effectué mais de la capacité à atteindre les objectifs. Pour cela les responsables des services doivent faire confiance à leurs collaborateurs et leur permettre de s'exprimer librement" 479 .

Ce qui est prévaut pour les RASED et les équipes enseignantes, s'applique aussi aux IEN. Qu'en est-il de leur "bientraitance" ? Que gagnent-ils vraiment à s'investir dans le pilotage des RASED ? La responsabilité d'une organisation à la fois transversale et pyramidale s'avère difficile et peu gratifiante, en dehors du bénéfice personnel lié au "bel ouvrage"…

Notes
477.

FUSTIER P. (1999), Le travail d'équipe en institution, Paris, Dunod, page 159

478.

DE LANDSHEERE G. (1994) Le pilotage des systèmes d'éducation, Bruxelles, Ed. De Boeck, p. 135

479.

NIVEAU M. (1996) Les politiques et l'Ecole : entre le mensonge et l'ignorance, Paris, ESF, p. 117