2.3.2. Une culture de l'intégration "inclusive" 487 à déployer

Le RASED, constituant un des dispositifs de l'Adaptation et de l'Intégration Scolaire (AIS) avec les CLIS, a la mission d'appliquer la politique intégrative. Celle-ci ne peut se limiter aux seuls élèves dont le handicap est institutionnellement reconnu. Le terme d'intégration concerne tous les élèves marginalisés ou en risque de l'être et inclut de ce fait l'ensemble des enfants dits en difficulté, beaucoup plus nombreux que les seuls porteurs de handicap. Ceux-ci posent de façon identique la question de leur place à l'école, celle qu'ils peuvent se faire et celle que l'école et plus largement la société leur réservent.

L'émergence et le développement de la notion d'intégration ne procèdent pas seulement de l'évolution historique du secteur de l'éducation spécialisée et de son changement d'appellation. Elle participe également "d'une évolution des mœurs sociales et d'un changement des mentalités à l'égard de ce qu'on appelle le statut de l'altérité, c'est-à-dire la reconnaissance de l'autre à la fois semblable et différent" 488 . Devenue obligation nationale par la Loi de 1975, "l'intégration scolaire des enfants en difficultés diverses est l'objectif politique majeur que se sont donnés le ministère de l'Education nationale et le ministère en charge de la solidarité depuis le début des années quatre-vingt en matière d'évolution du secteur de l'éducation dite autrefois « spéciale »" 489 précise Eric Plaisance. Cette visée s'inscrit dans un vaste mouvement de solidarité en reconnaissant à la fois les responsabilités individuelles et collectives. Les deux niveaux, personnel et sociétal, sont étroitement interdépendants, comme le souligne J. Blanc lors des débats relatifs au vote de la loi du 30 juin 1975 : "Ainsi quand chacun aura conscience de sa responsabilité individuelle, directe, verra-t-on enfin commencer à s'élargir la réceptivité de la société à ce problème et amorcer grâce à la Loi et à l'action de tous, une amélioration de ce que vous appelez à juste titre des exclus, leur redonnant leur juste place dans une société plus humaine et plus solidaire" 490 . La lutte contre l'exclusion et la ségrégation ne peut devenir effective que si elle enchevêtre la législation et l'engagement de tout un chacun. En effet, La Loi est impuissante à elle seule à provoquer l'adhésion de tous à l'accueil de la différence. Le devoir volontaire de toute personne en faveur de l'intégration est lui aussi insuffisant à susciter l'engagement de chaque citoyen et a fortiori de chaque enseignant. C'est à un niveau éthique que doit se hisser la réflexion : tout éducateur est responsable des enfants qui lui sont confiés et c'est à la fois pour eux et pour lui-même qu'il doit en prendre soin.

Dans leur thèse de doctorat, Pierre Bonjour et Michèle Lapeyre 491 , pointent les insuffisances d'un tel discours. Selon eux le développement d'une culture de l'intégration est tributaire de trois isotopies 492 à conjuguer. La première "économico-sociale", centrée sur l'élève, représente les moyens, c'est-à-dire les aspects pragmatiques tels le financement, la faisabilité etc. La deuxième "idéologico-politique", focalisée sur le citoyen, est relative à la recherche d'un monde meilleur. Elle conduit à un choix de société à partir d'un positionnement plutôt pour ou plutôt contre l'intégration. La dernière "philosophico-éthique", préoccupée par l'homme dans son humanité, concerne la relation enseignant/ enseigné, l'altérité et la responsabilité de chacun.

Les niveaux économique et politique sont essentiels à toute mise en acte intégrative et ne peuvent être négligés, comme nous l'avons vu dans le chapitre précédent. Les élèves en échec momentané ou durable à l'école mais non désignés comme handicapés sont encore trop souvent en position d'exclus à l'intérieur même du groupe classe. La non prise en compte des besoins éducatifs particuliers qu'ils présentent tend à les laisser livrés à eux-mêmes, à accroître leur marginalité et à alimenter une ségrégation insidieuse. C'est au contraire la satisfaction de ces besoins qui favorise leur inclusion dans le tissu scolaire. Elle passe par l'invention de pratiques personnalisées et adaptées répondant à la singularité des problèmes rencontrés. La créativité requise est démultipliée par la collaboration entre enseignants et le partenariat avec les familles et les services extérieurs. Encore faut-il que ce fonctionnement soit matériellement rendu possible.

Le niveau "philosophico-éthique" met en jeu les qualités humaines de tous les professionnels concernés, sur un plan individuel et collégial. Chaque enseignant est invité à s'engager dans un programme d'actions spécifiques s'ajustant au mieux au public accueilli. Dans une visée intégrative, le "pas de côté", autrement dit le détour par une aide spécialisée ou non, se combine à la nécessité de renforcer la reliance au sein même du groupe classe. Que l'aide soit proposée dans ou hors la classe, l'ensemble des élèves doit pouvoir bénéficier de la particularité introduite pour quelques-uns d'entre eux. Les aménagements des activités pédagogiques peuvent conduire par exemple les élèves aidés à devenir moteurs ou aidants pour d'autres. Cette entreprise difficile, concilier réponses particulières et apport pour tous, apparaît souvent comme une gageure. C'est pourtant la clé du "un parmi d'autres" où chacun peut donner et recevoir à sa mesure, sans être laissé pour compte.

L'action volontaire de chaque professionnel est appelée à se conjuguer au sein d'une unité plus large, l'école, et à faire bloc dans le cadre d'une équipe. Cette étape à franchir impose que chacun vive lui-même une situation d'intégration : le spécialisé par exemple ne peut se concevoir à l'extérieur du système, dans une position de surplomb ou de mise à l'écart ; de même le maître de la classe ne peut rester muré dans ses certitudes, imperméable à tout changement.

E55 Albert A2 p. 723

‘On a l'impression que les spécialistes de l'aide – "Réseau d'aides spécialisées" – c'est quelqu'un qui est capable de dire, de donner, de décider, de faire mais qui en fait n'a jamais besoin d'aide. C'est peut-être quelque chose sur laquelle il faudrait qu'on se penche : est-ce que, une seule fois dans notre fonctionnement, on a appelé à l'aide des enseignants ou qui que ce soit d'autre ? Hors institution, si, on appelle souvent à l'aide, en supervision c'est certain, mais dans l'institution ? Qui sommes-nous pour ne jamais avoir eu besoin d'aide ? Ce doit être vertigineux pour quelqu'un qui arrive et qui nous voit fonctionner en face...’

Trouver des solutions pour un autre réclame une posture d'humilité. Pour aider, il faut pouvoir être aidé soi-même, dans une chaîne de solidarité existentielle.

E22 Anne-Lise A1 p. 313

‘L'aide concerne tout le monde, pas seulement les élèves mais tous les acteurs du système. Je crois beaucoup à l'isomorphisme et je ne pense pas que ce soit possible pour les élèves d'accepter une aide si les enseignants eux-mêmes n'en acceptent pas une et inversement. La logique de l'aide ne devrait pas être centrée sur une personne qui a posteriori a des difficultés mais elle devrait être inhérente au système et être une possibilité offerte à chacun à un moment différent. Voilà, ça ne devrait pas être la spécificité des gens en difficulté.’

L'acceptation d'un étayage personnel équivaut à faire corps devant la difficulté, la sienne et simultanément celle de l'autre. Elle requiert plus qu'un simple accord de principe. Elle demande un engagement de tout l'être, acceptant le risque de la reliance et de la parole.

E48 Gregory A2 p. 637

‘La place et le rôle de l'aide c'est à certains moments permettre au projet d'école de tenir ses objectifs, c'est-à-dire d'amener tous les enfants au bout de leur carrière scolaire, l'aide devant comme son nom l'indique permettre à l'enfant de ne pas être éjecté du système, de pouvoir continuer dans ce cursus-là... Avec tout ce que cela suppose : être intégré au projet, ça veut dire que tous les enseignants et les parents cherchent ensemble à partir de leurs compétences propres.’

Cette posture intégrative bouscule l'image mythique de l'élève placé au centre du système. Pas plus que l'enseignant, l'enfant ne peut être "isolé" au cœur des préoccupations, sous peine de fausser la conception du processus éducatif. La vision "puérocentriste" conduit à se focaliser positivement ou négativement sur un des protagonistes en jeu à l'école et à déséquilibrer l'attention et l'analyse au profit d'un seul. Or il n'est pas possible de désolidariser le couple enseigné/enseignant. C'est dans la relation entre les deux, avec parfois l'intervention tierce des maîtres spécialisés, que s'élaborent la transmission culturelle et toutes les résistances qui lui sont liées. L'éducation ne peut plus être considérée comme un phénomène unilatéral. C'est un jeu d'influences réciproques de l'adulte sur l'enfant, de l'enfant sur l'adulte. L'objet savoir est alors réduit à ce qu'il doit être : un objet relationnel que l'on échange.

Ce décalage conduit à une nouvelle schématisation du système éducatif où l'élève tout comme le maître reprennent une place en reliance.

L'élève, point de convergence de toutes les actions éducatives, se trouve décentré. Ce sont les interactions où s'échangent des savoirs qui deviennent l'objet principal des préoccupations, chacun occupant sa place de sujet. Ce parti pris rejoint le modèle anglais de l'éducation inclusive. Selon Felicity Armstrong, l'inclusion "se réfère à un ensemble plus vaste de valeurs qui ont trait à une société plus tolérante et plus équitable dans laquelle la diversité et les différences entre les êtres humains seraient acceptées et célébrées" 493 . Elle suppose que tous les enseignants, spécialisés ou non, travaillent au service "de tous les élèves, quelles que soient leurs différences" 494 . L'organisation de l'enseignement, des apprentissages et des aides s'apporche alors du modèle théorique préconisé pour le travail en réseau. Comme l'affirme Charles Gardou à propos des personnes handicapées, il s'agit de passer "du siècle de la connaissance et de la prise en charge à celui de la reconnaissance et de la prise en compte" 495 .Ce n'est plus la difficulté pointée chez l'enfant qui structure les actions de remédiation mais l'analyse interactive, entre spécialisés et généralistes, des facteurs propres à encourager tous les apprentissages.

L'étude des conditions nécessaires à la mise en place du partenariat appréhende de façon globale les interactions qui s'y développent. Il devient nécessaire de les examiner plus finement. Au-delà de la notion de reliance, le concept de parole va nous permettre d'aborder la dimension intersubjective de la collaboration entre enseignants à l'école.

En résumé

La mise en place d'une collaboration entre enseignants spécialisés et généralistes, au-delà des aspects matériels, appelle une attention particulière sur le contexte de son développement. Elle nécessite l'élaboration d'une reliance, permettant aux protagonistes de se retrouver autour de valeurs et d'organiser collectivement les aides à apporter aux élèves qui en ont besoin.

La clarification des positions partenariales apparaît tout d'abord indispensable. Les finalités poursuivies, la division du travail ainsi que la place de chacun doivent être explicitées et faire consensus.

L'engagement participatif de tous les acteurs est également à travailler. Le passage d'une motivation individuelle à son intégration dans une dimension collective ne se fait pas sans étayage. L'implication, traduite en modalités d'investissement, gagne à devenir participative pour les enseignants et managériale pour l'IEN. Elle ne peut être espérée que si l'ensemble des personnels est gratifié de bientraitance, autrement dit traité avec considération, évalué et récompensé à hauteur des services rendus.

La mise en œuvre de la reliance entre acteurs de l'aide réclame enfin le développement d'une culture commune. Cette culture s'articule autour de la notion de travail en équipe et de projet: rencontres formelles ou informelles, organisation des réunions, méthodes et procédures utilisées, contenus abordés etc. Elle prend en compte également l'intégration à visée inclusive, qui concerne tous les élèves dits en difficulté mais aussi tous les enseignants spécialisés, comme une dimension à déployer au cœur même du système éducatif.

Notes
487.

En référence au concept anglais "d'inclusion". Intégration et inclusion sont décrits comme antinomiques en Grande Bretagne. La notion d’intégration développée par les RASED, notamment par le biais de la prévention destinée à l’ensemble des élèves, est néanmoins très proche de celle d’inclusion. C’est la raison pour laquelle nous accolons les deux termes.

488.

GILLIG J.M. (1996) Intégrer l'enfant handicapé à l'école, Paris, Dunod, p. 83

489.

PLAISANCE E. (1999) Quelle intégration ? in La nouvelle revue de l'AIS n°8, 4ème trimestre 1999 p. 61

490.

Cité par EBERSOLD S. (1992) p. 55

491.

BONJOUR P. LAPEYRE M. (1998) L'intégration des enfants à besoins spécifiques, entre impossible et nécessaire, Thèse de Doctorat, Université Lumière Lyon 2

492.

Le concept d'isotopie, introduit de manière opératoire par A.-J. Greimas dans sa Sémantique structurale (1966) met en relation deux paliers extrêmes de l'analyse linguistique : l'un en deçà du mot, l'autre au-delà de la phrase. Il traduit la cohérence sémantique d'un texte à partir de la récurrence de sèmes. Parallèlement, la question de l'intégration s'organise selon des plans de pensée alliant divers niveaux, du général au particulier.

493.

ARMSTRONG F. Intégration ou inclusion ? L'évolution de l'éducation spéciale en Angleterre. Une étude de cas. In Revue française de pédagogie, INRP n° 134 janvier-février-mars 2001 p. 89

494.

Ibid. p. 90

495.

GARDOU Ch. ;(p. 234 Connaître le handicap, reconnaître la personne) p. 234