3.1.1. La difficulté comme signe

La différence vécue à l'école, réduite à son apparence, est fréquente et souvent très douloureuse. Elle peut générer une logique d'exclusion, répondant à un système binaire - on est exclu ou on ne l'est pas - caractérisé par deux faits majeurs : l'étiquetage et la ségrégation. Le danger de l'étiquette posée sur un enfant est de le condamner à y devenir conforme. Cette impasse ne naît pas du RASED, souvent accusé d'une aide muée en labels "en difficulté", "pris en charge". Dans la classe, elle est au contraire préalablement cultivée par les pairs. Il s'agit là d'un phénomène depuis longtemps identifié par les psychosociologues. Tout groupe se structure autour d'instincts grégaires qui poussent à évacuer ceux qui s'en démarquent.

E31 Christelle A1 p. 433-434

‘Dès qu'il est en difficulté dans un groupe ordinaire, il est mis sur la touche par le groupe classe dans les phases d'apprentissage, de nourrissage, de construction d'apprentissages. Les autres le montrent un peu du doigt, même s'ils ne le font pas réellement, c'est comme ça. "Lui, il ne sait pas, il se trompe tout le temps, lui il n'y arrive pas", c'est ce que me disent les enfants. Par exemple quand je dis "pourquoi tu ne te mets pas avec cet enfant ?", "Lui, il ne sait pas, il ne sait jamais rien". Ils ne disent pas " il est nul" mais ça ressort.’

Dans ce cas, la ségrégation est effective. Le terme issu du latin segregare, séparer du troupeau, signifie "l'action par laquelle quelqu'un ou quelque chose est séparé d'un certain ensemble dont il faisait d'abord partie et mis à part" 496 . Réprimer ou nier ce phénomène consécutif à une difficulté observable, sans agir sur sa cause, conduit non à le faire disparaître mais à le dissimuler et en définitive l'entériner.

La difficulté de devoir vivre dans la différence, en raison de mauvais résultats ou par insuffisance de reconnaissance, n'est pas le seul fardeau de l'élève. Les métiers d'enseignant, généraliste ou spécialisé, ne vont pas de soi non plus.

E26 Luc (Formateur IUFM option G) A1 p. 364

‘Comme professionnel, ce n'est pas très simple, d'être à la fois différent et d'être avec les autres.’

Le RASED a ici un double rôle de vigie : il a le devoir de veiller, prévenir et remédier à l'apparition de toute difficulté, source d'exclusion ou de normalisation, à la fois chez l'enfant et le maître de la classe. De plus, il doit être attentif à lui-même.

E57 Myriam A2 p. 737

‘Ce que je vis avec ces enfants en difficulté, c'est d'abord leur souffrance, leur marginalité, leur difficulté à vivre cette situation qui est de ne pas être tout à fait comme les autres, de ne pas apprendre comme les autres.’

L'enseignant spécialisé porte ainsi le poids de la dissemblance qu'il prend sur lui. Cette prise en charge revêt un rôle de soupape, unanimement reconnu.

E50 Marguerite A2 p. 655

‘En fait, [cette élève] passait des journées à ne plus rien faire. Elle n'avait plus aucune sollicitation. Je trouve que je fais surtout un travail de réhabilitation auprès des enseignants, pour qu'elle compte, quand même. En ce moment, j'entends moins dire qu'on ne la supporte plus. C'est un petit peu comme si moi je la portais plus, donc elle est un peu mieux tolérée.’

La solidarité entre professionnel du RASED et élève en difficulté a des effets conséquents. La différence n'est pas réduite à une incapacité ou à un écart nuisible en rapport à une norme supposée : "à tel âge tout enfant doit être capable de". Elle n'est pas annulée par la tentative éducative qui cherche trop souvent à la gommer ou la camoufler. Elle devient au contraire l'élément clé qui permet de reconnaître l'autre dans son originalité, dans son irréductible identité qui n'est pas moi, dans sa vision particulière du monde qui me déloge de moi-même, dans son humanité qui me permet d'être homme. La difficulté à l'école – celle de l'enfant ou de l'enseignant – prend alors valeur de signe parce qu'elle pose inlassablement la question existentielle : "Qu'est-ce qu'être homme ?" Cette question prend toujours la forme d'une demande adressée à l'autre. Or elle est déchirante pour tout un chacun, celui qui interroge et celui à qui elle s'adresse. La souffrance qui lui est accrochée ouvre sur une circulation de vie entre les êtres, dans la participation à l'œuvre de création. Cette souffrance est rendue supportable à cause de l'espérance qui la berce. Mais quand la question se clôt sur elle-même, faute d'interlocuteur, "ça ne parle pas" comme chez ces enfants en défaut de symbolisation :

E38 Thimothée A1 p. 505

‘"Ça ne parle pas", (…) c'est un enfant qui n'a pas la capacité d'élaborer, de mettre en mots ses émotions, ses affects, ce n'est pas forcément parler au sens courant du terme parce qu'il peut très bien beaucoup parler et ne pas parler vraiment. (…) Si ça ne parle pas, ça va passer par l'agir, ça va passer par le corps par des actes violents par exemple ou par des somatisations.’

Pour comprendre cette clôture, il faut s'arrêter un instant sur le rôle qu'ont les éducateurs au sens large, d'abord les parents puis les enseignants en tant que relais, dans la structuration psychique de chaque enfant.

L'élève, scolarisé à l'école maternelle généralement entre deux et trois ans, est un enfant qui est plus ou moins entré dans un processus d'humanisation. Un enfant s'humanise lorsqu'il parle et repousse progressivement les limites de son expression à travers le langage oral, la lecture et l'écriture. La fréquentation de l'école agit comme un révélateur de cette évolution. Les apprentissages révèlent par-là même la spécificité humaine, qui n'est pas la capacité d'acquérir des savoirs mais celle d'entrer dans le symbolique. Or, l'école bâtit généralement son action sur cette confusion fondamentale : elle réduit l'éducation à l'acquisition de compétences instrumentales. D'ordinaire, ce qui apparaît d'abord à l'enseignant, c'est le constat ou non d'un apprentissage donné. La reconnaissance de la structuration psychique qui rend possible cet apprentissage, ainsi que les voies pour l'établir lui échappent ; les caractéristiques de l'éducation parentale aussi. L'enfant peut-il travailler avec ses proches l'interrogation fondamentale qui se pose à lui comme une énigme : "Qui suis-je ? D'où viens-je ? Qu'est-ce que la vie ? L'ai-je vraiment reçue ? En recevant la vie, ne me l'a-t-on pas déjà prise puisque, dans le même temps, j'ai reçu la mort ?

En cas de réponse évanescente dans sa famille, l'élève s'adresse à l'enseignant qui souvent n'en reconnaît ni la formulation embryonnaire voire le déguisement, ni l'insistance aiguë. Le redoublement de réponse inadéquate durcit alors le malentendu. Dans ce cas, la difficulté d'apprendre pour l'enfant autrement dit les ratés de la fonction symbolique se muent en obstacle infranchissable. La question de la vie reste sans moyen de réponse, sans voie d'ouverture. La souffrance de la question est là, mais elle est de plus sans espérance. Ce tourment conduit immanquablement à la destruction. C'est le désespoir du non-sens, "enfer et damnation", dans lequel l'individu se dilue, dans lequel il n'a plus d'existence.

L'humanisation difficile de l'élève retentit sur tous les enseignants amenés à s'en occuper et par voie de conséquence sur les liens tissés entre eux. Elle remet tout d'abord en cause les pratiques enseignantes et plus largement éducatives chez les maîtres généralistes, les intéressés acceptant ou non cette première interpellation. Les difficultés d'apprentissage, identifiées comme telles chez l'élève, sont parfois redoublées par des dispositifs pédagogiques inadéquats qu'il convient de transformer. Elles proviennent souvent aussi d'une relation devenue conflictuelle avec l'élève. La mise à plat des difficultés professionnelles de l'enseignant n'est pas toujours reconnue comme l'introduction à un changement nécessaire. Elle est souvent le prétexte à une récrimination restant stérile, faisant taire des sentiments de culpabilité récurrents. Plus intimement, l'humanisation difficile de l'élève introduit un doute à propos de la propre question existentielle des enseignants. Elle réveille en eux une quête plus ou moins latente, plus ou moins sereine. Elle constitue un autre aspect de la difficulté des enseignants, d'ordre plus personnel, qui entrave globalement la capacité de "parler vrai" à l'école. Les professionnels de RASED eux-mêmes sont pris dans le filet de ces relations grippées. Par leur travail avec les enseignants, ils "précipitent" sur le mode de la métaphore chimique les difficultés, en instaurant un lieu où la parole peut surgir. Ils ont autorité non sur ce qui va s'échanger mais sur le respect des conditions nécessaires à cet échange.

La difficulté, vécue par tous les partenaires à l'école, élèves, enseignants généralistes et spécialisés, est signifiante. Au-delà des emprises imaginaires, elle indique à la manière d'une balise clignotante la nécessaire reconnaissance de l'altérité. Ainsi, fait-elle signe à tout enseignant en lui rappelant sa mission fondamentale. "Eduquer, comme l'expliquent Charles Gardou et Michel Develay, c'est favoriser l'émergence d'une altérité non pas concédée ou consentie aux enfants différents par le hasard de la naissance ou les aléas de l'existence, mais une altérité revendiquée par l'éducateur car seule susceptible de faire exister l'humanité plurielle" 497 Cette posture favorise alors l'entrée de chacun dans une dimension symbolique, celle de la parole.

Notes
496.

FOULQUIE P. (1969) Dictionnaire de la langue philosophique, Paris, PUF

497.

Charles Gardou Michel Develay Ce que les situations de handicap, l'adaptation et l'intégration scolaires "disent" aux sciences de l'éducation in Revue française de pédagogie Situations de handicap et institution scolaire n°134 janvier-février-mars 2001 p. 22