L'Ecole secrète inlassablement un modèle idéal auquel elle s'identifie. Elle nourrit ainsi une illusion récurrente de toute puissance. Or le RASED est signe manifeste que l'idéal de toute puissance est en échec. Pourtant un aspect demeure, sur le mode du "je sais bien, mais quand même" proposé par O. Mannoni à partir de l'analyse des croyances 501 .
Reprenant l'exemple fourni par un patient de Freud, Mannoni commente le mécanisme à l'œuvre. Une voyante avait prédit à ce patient que son beau-frère mourrait pendant l'été, empoisonné par des crustacés. L'été fini, il déclare à son psychanalyste : "je sais bien que mon beau-frère n'est pas mort, mais quand-même cette prédiction était formidable". Cette affirmation montre que "quelque chose de la croyance, supportée par la devineresse, subsiste et se reconnaisse, transformé, dans ce sentiment absurde de satisfaction" 502 .
L'appel au RASED repose implicitement sur un "je sais bien qu'il n'y a pas de recettes mais quand-même" 503 . La demande commence tout d'abord par un "je sais bien". Le généraliste ainsi que l'équipe dont il fait partie sont en difficulté pour remplir leur mission. Leur conscience de la situation s'appuie sur le bon sens : leur toute puissance d'enseignant est incontestablement prise en défaut. Aucune recette pédagogique ne vient à bout de la situation problématique dans laquelle ils sont pris. Cette affirmation dictée par la raison vise à censurer l'illusion, la faire disparaître. Or le "je sais bien" est battu en brèche par un "mais quand même". Cette assertion, qui marque le retour de l'illusion, traduit la persistance d'un désir. La croyance première peut alors, en se transformant, se maintenir malgré le démenti apporté par la réalité. Elle lui survit dans un sentiment de satisfaction paradoxal. Le maître est en échec mais il va s'en sortir. Le caractère irrationnel du "mais quand-même" suffit à créer une atmosphère magique. Le RASED occupe alors, tel un devin, la place de "porte-croyance" de l'Ecole : peut-être a-t-il la formule qui sauve… Albert relate avec flamme l'expérience du "je sais bien qu'il n'y a pas de recettes mais quand même" qui l'a conduit à quitter la classe et à choisir la voie de la psychologie scolaire :
E55 Albert A2 p. 714
‘Une psychologue scolaire est venue de très loin pour répondre à une demande insistante de ma part parce que je n'en pouvais plus de Sébastien [un enfant qui posait de gros problèmes de comportement dans la classe]. Elle est venue une matinée pour un examen individuel. Elle a rencontré les parents à midi et l'après-midi le gamin est entré, s'est assis à son bureau et a travaillé jusqu'à la fin de l'année. Cet aspect magique me dérangeait beaucoup, donc j'ai pris contact avec la psychologue, on a beaucoup parlé et j'ai vu un aspect du métier qui m'intéressait, sans trop comprendre ce qui s'était passé. L'important c'est qu'il ait pu voir cette personne et qu'elle ait pu l'aider à faire quelque chose.’Le personnel de réseau doit impérativement tenir compte de cette situation où flottent des relents de magie pour pouvoir aider à la fois élèves et enseignants. Deux conditions s'imposent : accepter d'être investi de ce rôle, interroger et déplacer les effets de ce mécanisme sur la tâche à réaliser.
Le RASED, installé malgré lui dans une fonction de porte-croyance, a tout intérêt à ne pas repousser "ce qui est déposé en lui, à savoir cette part d'irrationnel qui exprime une nostalgie de toute-puissance, un retour de l'illusion" 504 , comme le suggère Paul Fustier. Les professionnels spécialisés sont ainsi chargés d'un pouvoir surnaturel susceptible d'annuler la difficulté.
E54 Nadège A2 p. 707
‘Je pensais au fait qu'on soit spécialisé, je pensais à certaines demandes d'enseignants qui pensent que nous allons être capables de tout résoudre. Ils nous attribuent des rôles de magicien.’E48 Gregory A2 p. 625
‘On disait : "il suffit qu'il aille avec le rééducateur pour que ça aille bien"… Si on commence à être vu comme le docteur miracle ou comme Zorro, attention, je porte une lourde responsabilité…’L'attente disproportionnée à leur égard peut être telle qu'ils peuvent, dans un glissement métonymique religieux, être pris pour le Sauveur.
E42 Paul A2 p. 555
‘Sauveur, c'est par rapport aux enseignants, ils ne savent pas quoi faire de certains enfants, ils sont vraiment perdus et nous, on va leur apporter les "remèdes miracles" entre guillemets… pour essayer de les sauver d'une situation difficile.’La rationalité du "je sais bien qu'il n'y a pas de recettes" est prise au piège de la croyance qu'il en existe tout de même. Cet irrationnel, "rassurant" est à questionner, à analyser. Il peut néanmoins constituer un obstacle de taille à l'instauration du partenariat s'il est avalisé comme tel. Certains quelquefois le voient même insurmontable.
E55 Albert A2 p. 720
‘Le rôle du réseau, c’est de se poser comme partenaire de l’enseignant et non pas comme – c’est peut-être un peu trop souvent le cas – comme celui qui arrive, lorsqu’on a l’impression que tout a été fait, avec une sorte de pouvoir magique... Dès l'instant où le réseau sera en partenariat avec l'enseignant pour réfléchir d'une façon globale, là on sera peut-être efficace... Là aussi c'est une nécessité mais ça ne fonctionne pas. (…) D'abord parce que le spécialisé dispose d'un savoir supplémentaire, autre, avec une prise de recul sur les situations d'apprentissages, ce qui est à la fois sollicité et rejeté d'emblée. Ensuite, ce n'est pas facile pour un enseignant de reconnaître qu'il est lui-même en difficulté et qu'il n'est pas dispensé de réfléchir et de se remettre en question parce que, vous savez, il n'y a pas de recette mais c'est tellement plus rassurant d'y croire et de se décharger sur un autre…’La solution pour d'autres est de confronter les représentations et d'analyser les relations créant blocages ou conflits. L'énergie dépensée pour une attente magique est interrogée et déplacée sur une recherche de nouvelles pratiques. Il s'agit, comme l'explique un psychanalyste interviewé de passer de "je ne pense pas et j'attends que les autres me donnent ce dont j'ai besoin" à "je pense pour aller me doter moi-même de ce dont j'ai besoin" 505 . Le croisement de regards différents permet de ré-ouvrir un espace de réflexion et de mettre en mouvement les effets de l'irrationnel : l'attente de résultats n'est plus ni magique ni passive ; le dépassement des difficultés se construit à partir de l'analyse de l'existant dans des essais raisonnés.
E37 Florian A1 p. 499
‘Il n'y a pas besoin de leur dire ce qu'il faut faire mais simplement de se représenter l'enfant autrement et en particulier dans sa souffrance et dans sa souffrance avec sa famille, ça vient relancer l'action pédagogique spontanément : "Ah, on va pouvoir faire comme ceci ou comme cela". (…) Ça permet petit à petit que l'enfant se dégage de la répétition et retrouve un peu d'appétit pour la chose scolaire.’La réussite qui peut en résulter n'est pas facile à expliquer. Elle se constate comme une évidence, parfois avec un émerveillement touchant, sans que les changements observés répondent à une rationalité interprétable. Si le symptôme a disparu c'est que probablement des paroles ont fait sens et ont modifié représentations et attitudes sans que chacun en garde une claire conscience.
E71 Bérangère A2 p. 868
‘Je vais prendre le grand Nordine. (…) Cette année, il est en CE2 et il a réussi à apprendre à lire. Depuis trois mois, il lit et il est très, très content de lire. (…) Les difficultés de lecture se sont levées. C'est un enfant qui au niveau du comportement s'est complètement épanoui, ça a été extraordinaire de voir… ça se portait sur lui. Quand on le voyait on disait : "il est complètement idiot !". Et au fur et à mesure de ses progrès, il s'est épanoui, il s'est éveillé, il avait des yeux qui brillaient, beaucoup de présence en classe alors qu'avant il était complètement éteint.’ ‘- Dans cette histoire, quelle a été la place du réseau ?’ ‘- Le réseau m'a aidée (…) j'ai un peu rouspété en début d'année, j'ai insisté pour que cet enfant soit repris et re-suivi par le réseau, ce qui a été fait [par une rééducatrice]. (…) Ça apporte quand même une aide du point de vue pédagogique. Déjà ça permet de souffler un petit peu, de savoir que tel point sera repris avec le réseau, ça permet de se dire : "là, je peux… souffler et puis voir autre chose, pas m'acharner sur quelque chose… sur un point de grammaire ou de mathématiques.’En cas de succès, la magie de la croyance peut continuer à opérer, pour les généralistes, comme pour les spécialisés. Ces derniers en retirent alors des bénéfices narcissiques importants. Tout se joue comme pour l'illusionniste d'Octave Mannoni : "il n'y a pas de raison qu'un illusionniste, quelque raisonnable et lucide qu'il soit ne vive pas sur la croyance transformée qu'il est un magicien, et que cela n'ajoute beaucoup au plaisir qu'il tire de son métier" 506 .
La magie n'est pas sans risque. En cas de non-changement, le RASED est déchu. Selon l'analyse de Paul Fustier, il se retrouve "porteur du lourd fardeau des échecs de l'institution, celui que l'on désigne comme ne servant de rien, dont l'incompétence est notoire. La toute puissance qui lui était prêtée devient impuissance ; il occupe alors la place de l'objet poubelle qui recueille tous les déchets" 507 .
E74 Graziella A2 p. 898
‘"Je suis partagée. Autant il y a des choses qui nous aident et autant il y a des fois où je trouve ça complètement inutile, non pas inutile mais... je ne vois pas le mot. (…) C'est aussi une détection, on détecte des difficultés et mais on n'arrive pas forcément à remédier. C'est plutôt : voyez ce qui dysfonctionne et à vous de jouer. Je trouve que c'est très, très flagrant. (…) Pour moi, c'est très frustrant.’E54 Nadège A2 p. 707
‘Ils sont très déçus lorsqu'ils voient qu'on n'arrive pas forcément mieux qu'eux, qu'on n'a pas de recettes, que c'est difficile aussi pour nous et que ça ne marche pas à tous les coups.’Les projections d'impuissance ou de puissance demandent toutes à être analysées afin de ne pas cristalliser des représentations stériles ou en passe de le devenir. Le réseau d'aides a ainsi le devoir de supporter la croyance des enseignants, de la mettre au jour et d'en déplacer la force, au moyen de questions réitérées, sur des activités novatrices.
MANNONI O. (1969) Clefs pour l'Imaginaire ou l'Autre Scène, Paris, Editions du Seuil
Ibid. p. 12
la formule reprend un titre de chapitre de Paul FUSTIER qui étudie les demandes adressées au psychologue clinicien des institutions à caractère socio-éducatif dans son ouvrage de 1993 Les corridors du quotidien, Lyon, Presses Universitaires de Lyon
FUSTIER P. (1993) Les corridors du quotidien, Lyon, Presses Universitaires de Lyon, p. 142
Cf. E37 Florian A2 p. 431
Ibid. p. 23
Ibid. p. 145