3.3.2. Laisser surgir la parole

Si la parole est unanimement reconnue comme indispensable à l'école pour les familles, les enseignants et les élèves, la majorité des professionnels exprime la nécessité de la favoriser en développant l'action du RASED, en créant par exemple des "espaces", des "lieux" ou des "groupes de parole".

E22 Anne-Lise A1 p. 307

‘Favoriser les espaces de parole et de circulation de la parole à l'intérieur de l'école... ça je le mettrais même au début dans les tâches prioritaires qui ne sont pas faites actuellement aussi bien les groupes de réflexion et de parole interne au niveau des élèves, au niveau des enseignants ou des familles, tout ce qui pourrait être de cet ordre là…’

E54 Nadège A2 p. 700

‘Il serait important qu'à l'école il y ait des lieux de parole pour que les parents puissent parler de leur ressenti par rapport à leur vécu, par rapport à la scolarité de leurs enfants, par rapport à leurs difficultés... les réseaux peuvent permettre justement d'être ce lieu-là, médiateur entre l'école et les familles.’

E60 Clémence A2 p. 781

‘Pour les plus grands, on pourrait imaginer des lieux de parole, ça veut dire moins d'entretiens individuels, je creuse aussi l'idée d'un groupe de communication entre enseignants et enfants. On appelait ça avec Freinet les conseils d'enfants… mais pourquoi le psychologue ne pourrait-il pas être là pour maintenir la communication possible, pour apprendre et aux enfants à s'exprimer autrement que ce qu'on entend sur les trottoirs ou dans la cour et aux adultes enseignants de pouvoir entendre ce que l'enfant a à dire ? Donc là un rôle de facilitant de la parole.. Je crois beaucoup à la communication qui n'a jamais été mise en place dans les équipes. A mon avis, s'il y a un créneau de possibilités d'aide, il est dans… je n'oserais pas dire formation mais dans une remise en cause de la communication dans les équipes elles-mêmes, enseignants /enfants et bien sûr enseignants /familles.’

L'amélioration de la réussite à l'école, aussi bien celle des élèves que celle des enseignants, passe par la possibilité donnée aux acteurs de tisser des liens et de parler.

E48 Gregory A2 p. 624

‘Les facteurs clés favorables à une évolution ? Le premier... Le tout premier, c'est la capacité de remettre en relation ou en parole les parents et/ou l'enseignant avec l'enfant, dire ce qui était la situation. Je crois que c'est là l'essentiel, c'est de faciliter ça. Je n'en vois qu'un, c'est surtout ça...’

E56 Marie-Rose A2 p. 734

‘La réussite à l'école, c'est l'appropriation de la culture, pas de la culture de l'élite, la culture qui fait qu'on rencontre l'autre, à l'école et dans son milieu.’

Une des tâches du RASED est de réunir les conditions favorables à la rencontre. Le surgissement de la parole, par définition non programmable, requiert une préparation paradoxale située entre impossible et nécessaire. S'il est impensable de vouloir la capter pour la restituer ultérieurement, il est sage par contre de mettre en place concrètement les dispositions propres à son surgissement. C'est un véritable travail qui ne s'improvise pas, mais demande des compétences essentielles : être capable d'écouter ; donner à autrui la possibilité de s'exprimer ; être capable de réagir utilement à ce qui est dit ; nourrir la collaboration.

Ecouter et donner la parole sont indissociables. Tout comme il est primordial de le faire avec les élèves, il est urgent d'en donner la possibilité aux enseignants et aux familles, dans un cadre institutionnalisé. La mission du RASED, d'après la signification du sigle, se voit principalement tournée en direction des enfants. Cette focalisation nous paraît ressortir d'une maladresse si ce n'est d'une réduction. Elle s'applique en fait implicitement aux maîtres débordés, submergés, "qui n'en peuvent plus". La fonction d'écoute revêt alors une importance extrême : elle évite les dérives de toute forme de maltraitance envers soi ou autrui.

E57 Myriam A2 p. 745

‘Je crois que l'enseignant doit être nécessairement épaulé dans le travail qu'il fait, soutenu. Je crois que l'action du réseau d'aide doit opérer aussi à ce niveau-là… aussi une écoute de cet enseignant qui n'en peut plus de ce gosse. Je crois que c'est très important de reconnaître les difficultés auxquelles sont confrontés les enseignants, ce n'est pas facile d'avoir une classe, ce n'est pas facile de se partager entre trente, ce n'est pas facile d'aimer tous les enfants, de faire fi de ses contre-transferts quand on a en face de soi un gamin qui nous horripile et tout ça doit être entendu. (…) Les enseignants ont des choses à dire sur ce qui se passe dans leurs tripes quand ils sont en confrontation avec des enfants qui n'apprennent pas. Ce sont ces enfants-là qui les bousculent dans leur validité professionnelle, dans leur crédibilité.’

Pour un enseignant, oser dire son ressenti à propos d'un élève a valeur libératoire. Reconnaître sa souffrance, ses mouvements de rejet, de culpabilité - sans crainte pour sa carrière - est une première étape vers une possible transformation. Cet état des lieux affectif, souvent sommaire, appelle des retours de la part du personnel spécialisé : reformulation, demande d'explicitation, réactions à chaud, à froid etc.

E26 Luc A2 p. 363

‘Il y a une tâche d'écoute de l'école. Le réseau d'aide c'est le lieu ou "ça parle". Il y a des gens qui s'en servent et d'autres qui ne s'en servent pas, aussi bien du côté des enfants que des enseignants que des parents. Pour moi, c'est quand même un lieu où on vient parler, c'est un lieu de parole. C'est une des fonctions essentielles du RASED… ça parle de réussite, rarement, ça parle plutôt de souffrance, d'échec, de culpabilité… et ça on essaie de le mettre en mots.’

E52 Murielle A2 p. 683

‘Pour qu'il y ait un réseau, il faut communiquer, il faut qu'il y ait des échanges, il faut que ça circule… il faut donc échanger. C'est souvent quelque chose à travailler. Je pense que c'est l'objet lui-même de la rencontre qui soulève des barrières. Ce n'est pas simple de se rencontrer pour analyser ce qui va mal… on se découvre un peu forcément, l'enseignant surtout et ça fait mal.’

Les entraves à la rencontre, dues à la situation de difficulté elle-même, demandent à être analysée avec tact et diplomatie pour ne pas les indurer de façon définitive. La mise en mots, à la fois des dysfonctionnements et des éléments positifs, ne peut s'apparenter à de "l'interprétation sauvage" mais doit faciliter la prise de conscience de leur signification. Après un travail avec l'élève par exemple, la verbalisation de ce qui s'est passé modifie la vision d'une situation et permet d'infléchir des pratiques éducatives.

E56 Marie-Rose A2 p. 727

‘Dans le test du Kabc, il y a une épreuve culturelle – reconnaissance de lieu et de personnages. (…) Et là Mohamed m'a raconté des tas de choses sur Mona Lisa et sur les pyramides, me disant que c'était le maître qui leur en avait parlé et que son maître lui avait appris ça… très fier de me dire que "le maître avait dit". Il me dit : "Le maître a un gros livre et il y a beaucoup de choses dans ce gros livre". (…) Je trouve que quand un enfant s'empare de la culture, je me dis que là il y a une demande d'adhésion à notre réel, une demande de partage. (…) Ça je l'ai retransmis à l'enseignant. Evidemment l'enseignant s'est senti là très, très partie prenante dans le plaisir intellectuel de cet enfant. Et il s'est emparé de cela... cela l'a touché lui aussi.’

Les échanges, sous forme ou non de restitution, forment le socle de toute collaboration. Ils cultivent l'intérêt et l'intéressement à faire évoluer les comportements d'élèves en difficulté et à répondre plus intimement aux questions existentielles que ceux-ci ne manquent pas de soulever. Comme l'explique Jean Sébastien Morvan, "le rapprochement des deux plans, celui de la réalité psychique interne, celui de la réalité externe, la mise en relief de leurs relais et passerelles contribuent à repérer un fil rouge qui relie la question des origines, par fantasmes interposés, à celle de l'utilisation de l'objet. Il s'agit bien pour tout sujet de trouver des éléments de réponse aux énigmes qu'il se pose et qui lui sont posées. Il s'agit bien pour tout sujet de s'approprier des objets culturels qui émanent de ces questionnements et dont ils sont par ailleurs les contenants et les produits" 515 . Les voix diverses des spécialisés, parfois dissonantes, invitent à la réflexion des maîtres souvent épuisés par un déficit de recherche au sein de l'école. Cette sollicitation, prospective, donne toute son importance à la confrontation des dire et au métissage des savoirs. L’enjeu est de se risquer à penser (ce qui est bien autre chose que décrire, commenter, dénigrer ou applaudir) à partir de l'expérience vécue – positive et négative – dans une démarche faisant de la contradiction dialectique l’essence même du vivant. Cette démarche collégiale est l'antidote par excellence du prêt-à-penser. Elle suppose, à l'image de la linguistique, le jeu d'unités "discrètes" 516 , diverses, complémentaires et parfois antagonistes qui assurent le renouvellement perceptif des situations et relancent l'action.

E46 Olga A2 p. 603

‘"Les rencontres sont essentielles. D'une part parce que ça permet de viser des objectifs semblables avec des façons de faire différentes et d'autre part parce que c'est en parlant quelquefois qu'il y a des choses qui s'éclairent. L'instit explique ce qu'il fait et ce qui se passe dans la classe, le maître E, c'est pareil, il explique ce qui se passe avec lui. C'est la confrontation qui est intéressante".’

E55 Albert A2 p. 722

‘Ce qui se passe dans une relation vraie où chacun s'engage, c'est comment dire… les mots posés sur les choses permettent parfois de transformer la vision d'une situation et donc les actions qui en découlent. (…) Quand je pense aux synthèses, je pense globalement à la dynamique qui s'instaure face à une situation qui devient difficile pour le professionnel qui est dans sa solitude, qui re-débouche ensuite sur une nouvelle dynamique, c'est important...’

L'engagement des professionnels de RASED dans ce processus coopératif permet aux généralistes de sortir de leur isolement. Ainsi, la solidarité dans l'attention fine à la situation difficile permet-elle de vaincre le découragement et de creuser, tels les fils du laboureurs, de nouveaux sillons.

E64 Dorothée A2 p. 810

‘Je me sens moins seule face au problème. J'ai moins l'impression de passer à côté de choses importantes parce que je peux lui parler indépendamment de tous les projets qu'on fait quand il y a quelque chose qui me semble un peu lourd, je peux lui en parler tout de suite parce que je la vois souvent et ce sont des enfants qu'elle connaît bien (…) et moi ça m'évite de me décourager par rapport à eux parce que comme ça chaque fois on relance la machine".’

Cependant, si chaque partenaire est appelé à s'investir à égalité, les spécialisés ont la charge spécifique de nourrir la collaboration, en faisant par exemple des suggestions. Celles-ci doivent alors nécessairement être travaillées en équipe pour coller au plus près des besoins de l'élève et de l'attente du maître.

E57 Myriam A2 p. 741

‘J'avais pointé à l'instit la nécessité de modifier le statut sociométrique de Sébastien dans la classe. Compte tenu des agressions multiples qu'il déclenchait autour de lui, c'était un marginalisé, personne n'en voulait plus. (…) Au cours de nos rencontres, j'avais suggéré à l'institutrice de proposer à Sébastien un "métier" qui valorise une de ses compétences au niveau du groupe classe. Alors [il est devenu, je crois] le référent du temps. Il savait quel jour on était, il était bien structuré dans le temps, il avait de bons repères donc on les a exploités pour qu'il les communique au groupe et il était reconnu comme étant celui qu'on pouvait l'interpeller quand on avait un problème de repérage temporel. Ce dispositif a très bien fonctionné mais là aussi il appartenait à la maîtresse de (…) jouer le jeu."’

Cette attention à la qualité de la rencontre apparaît comme un exercice difficile, nécessitant un soutien pour les généralistes sans réseau et pour l'ensemble des spécialisés. Le recours au groupe d'analyse de pratique ou de supervision, par le tiers extérieur qu'il constitue, s'avère être une solution bénéfique voire indispensable.

E48 Gregory A2 p. 888

‘[Les synthèses] ce n'est pas suffisant. En même temps comme il y a des liens de travail on a quand même... Comment puis-je expliquer ça ? On est en lien de travail et quelque part c'est difficile de faire état totalement de sa difficulté, de sa faiblesse parce qu'on est un professionnel, un être humain et qu'il est toujours difficile de se montrer en faiblesse par rapport à un autre professionnel. Ce n'est pas qu'il y ait concurrence mais c'est dans l'ordre de l'humain. Alors qu'à l'extérieur, où il n'y a pas cette implication, cette relation – ça peut être beaucoup de choses à l'extérieur : un groupe Balint, un groupe d'évaluation, tout ce qui existe et qu'on peut trouver. (...) – Je reste persuadé que ce lieu de parole reste indispensable à l'extérieur.’

Laissé le plus souvent à la libre initiative des professionnels, il relève de l'éthique de chacun. Le choix de recourir à une aide personnelle dépend de l'intime conviction au regard de la qualité du travail effectué. Mais ce choix s'enracine aussi dans l'expérience relationnelle. L'éthique, comme l'écrivent Louis Porcher et Martine Abdallah-Pretceille, "est cette rencontre de l'Autre comme autre, dans une altérité pleine et entière" 517 . Emmanuel Levinas précise:"l'éthique surgit dans le rapport à autrui, et non pas, d'emblée, par une référence à l'universalité d'une loi. Le "rapport" à l'autre homme comme être unique – mais par-là, précisément, comme absolument autre – serait la signifiance première du sensé. Dès lors l'importance du rapport à l'autre homme comme incomparable, comme dépouillé de tout "rôle" social et qui, ainsi, dans sa nudité - son dénuement, sa mortalité – s'impose d'emblée à ma responsabilité – bonté, miséricorde ou charité" 518 . Ainsi l'éthique repose-t-elle sur l'expérience d'autrui. "Dès lors qu'autrui me regarde, j'en suis responsable" explique l'auteur dans Ethique et infini 519 . Il ajoute par ailleurs que "le lien avec autrui ne se noue que comme responsabilité, que celle-ci soit acceptée ou refusée, que l'on sache ou non comment l'assumer, que l'on puisse ou non faire quelque chose de concret pour autrui" 520 .

Le RASED, "attentif à la conjugaison patiente et exigeante du je, du tu et du il 521 ", s'inscrit au cœur de cette perspective. Il est le tiers oeuvrant à la possibilité d'une relation où l'humain prend toute la place. Son travail passe de façon privilégiée par l'organisation de rencontres entre enseignants généralistes et spécialisés, élèves, familles etc. La collaboration fécondée par la parole s'apparente à un contrat nouveau entre tous les acteurs impliqués, dans la co-construction des apprentissages, du savoir et des personnalités.

En résumé

La poursuite d'une véritable collaboration engage à étudier précisément les conditions nécessaires à la construction d'une relation. Le RASED, par la place particulière qui lui est attribuée, est chargé de faciliter la reconnaissance de l'altérité et l'advenue d'une parole entre deux.

La question de la différence à l'école est rappelée en permanence par les élèves aidés et les enseignants spécialisés. La difficulté de l'enfant, qui entraîne spontanément des phénomènes d'exclusion, fait signe. Les conflits que cristallise le RASED sont également significatifs. Ils indiquent avec insistance d'une part la fragilité de la reconnaissance d'autrui et d'autre part sa nécessité.

Les professionnels spécialisés occupent une place symbolique privilégiée. Le dispositif d'aide présente en premier lieu une position de porte-croyance. Il a le rôle de mettre au jour l'attente illusoire des enseignants et d'en déplacer l'énergie sur des aides généralistes à inventer. Il tient en second lieu de porte-question. Cette attribution lui donne la charge de susciter inlassablement des interrogations sur les pratiques observées et d'y répondre en établissant une interactivité et un déplacement systématisé.

Pour que la parole puisse circuler entre les acteurs, le RASED assure une fonction de médiation. Le personnel qui le compose fait figure de tiers assurant une fonction paternelle de surcroît. Ni tout à fait dans l'école ni tout à fait en dehors, chacun d'entre eux est l'accompagnateur chargé d'agir sur l'espace/temps nécessaire à la relation. Chacun, individuellement et en équipe, a la responsabilité de réunir les conditions favorables à la rencontre et d'en multiplier les occasions.

Notes
515.

MORVAN J.S. (2001) Approche clinique de la notion d'intérêt dans le champ de l'Education spécialisée in Revue française de pédagogie, Situations de handicaps et institution scolaire, INRP, n°134 janvier-février-mars 2001, p. 32

516.

Selon l'acception utilisée en linguistique, les unités discrètes sont isolables par l'analyse, indécomposables selon leur niveau hiérarchique et d'égale importance entre elles.

517.

PORCHER L., ABDALLAH-PRETCEILLE M. ( 1998) Ethique de la diversité et éducation, Paris, PUF, p. 98

518.

LEVINAS E. (1989) Répondre d'autrui, Boudry-Neuchâtel Edition de la Baconnière, p. 9

519.

LEVINAS E. (1982) Ethique et infini, Paris, Fayard, p. 92

520.

Ibid. p. 93

521.

GARDOU C. KERLAN A. (2002) L'éthique à l'épreuve du handicap La nouvelle revue de l'AIS, Ethique, éducation et handicap, n° 19 3ème trimestre 2002 p. 22 A la suite de Paul Ricoeur, Charles Gardou et Alain Kerlan affirment que la disposition éthique repose sur un triangle de base "-comme triple rapport à soi-même , à l'autre, à l'institution – sur l'universel concret de la parole vivante et des trois pronoms personnels qui la tissent : le je, le tu , le il". GARDOU C. KERLAN A. p. 21