INTRODUCTION

L a démarche autobiographique connaît un engouement sans précédent, tant du côté du public qui réclame et recherche de tels ouvrages, que du côté des écrivains qui y souscrivent et effectuent une sorte de détour obligé et nécessaire au travers de leur œuvre. Cette extension a conduit progressivement à faire passer l'écrit autobiographique de simple catégorie textuelle à celui de genre à part entière. Pourtant aujourd'hui encore, l'autobiographie est tenue comme degré moindre dans le champ littéraire vis-à-vis de genres plus nobles comme le roman, l'essai, la poésie. La doctrine anti-autobiographique à force de loi dans les discours de l'Ecole et de l'Université. Quelles peuvent être les raisons qui justifient cet intérêt et cette soudaine place ? Pourquoi se pencher sur le récit de soi ? La démarche autobiographique ne cesse de soulever des questions et fait l'objet de débats...

Etymologiquement le terme vient de trois mots grecs : autos (soi-même), bios (la vie) et grafein (écrire). Une autobiographie est donc un récit dans lequel une personne raconte sa propre vie. Pour situer précisément ce type de texte au sein des écritures du moi, nous nous en tiendrons à cette définition : «récits écrits par l'individu lui-même, ce qui exclut les biographies présentées comme directement référentiels (ce qui exclut les romans) et portant sur une vie entière ou sur l'essentiel d'une vie (ce qui exclut à la fois les souvenirs d'enfance, les récits détachés d'épisodes de la vie d'adulte et les journaux intimes)». 1

Les théories concernant la genèse et l'évolution du genre suscitent des points de vue différents de la part de spécialistes, Philippe Lejeune et Georges Gusdorf. Philippe Lejeune en situe l'émergence au XVIIIè siècle, voyant dans les Confessions de Rousseau l'acte de naissance et le texte fondateur du genre. Georges Gusdorf 2 pour sa part se place dans la droite continuité de Georg Misch 3 (auteur d'une monumentale histoire de l'autobiographie) et se situe dans une perspective anthropologique. Le récit de vie est aussi vieux que l'histoire. Il se modifie selon les époques et les déterminations qu'il reçoit à certains moments clefs qui l'orientent vers la description des lois de développement de l'individu. L'autobiographie s'inscrit dans un long cheminement, et ne connaît pas de rupture. Georg Misch écrit dans la préface, de son ouvrage : «l'écrit autobiographique ne doit pas être traité simplement comme un phénomène littéraire, il doit être interrogé sur l'événement historique qui conduit de la vie et de la compréhension de la vie et du monde jusqu'à la conscience de soi». 4 L'autobiographie ne se résume donc pas à un phénomène littéraire. «[...] Sa littérarité n'est pas donnée, elle est produite». 5 L'écrit autobiographique doit être considéré dans le contexte des sociétés et des mentalités qui lui donnent naissance.

Raconter son histoire suppose l'accès à une posture d'individualisation dont l'événement est solidaire du grand mouvement socio-historique qui mène des sociétés holistes aux sociétés individualistes. Pendant une grande partie de l'histoire de l'humanité, chacun ne s'oppose pas à tous, l'individu ne se sent pas exister en dehors des autres, mais bien avec eux d'une existence solidaire. Les existences s'enchevêtrent, l'unité de compte n'est jamais l'être isolé.

L'autobiographie ne devient possible que dans un paysage culturel où la conscience de soi se fait jour et sous la condition de certaines présuppositions métaphysiques. L'histoire introduit des changements et des évolutions. Chaque homme n'est plus forcément appelé à jouer le rôle déjà joué par ses ancêtres et que ses descendants rejoueront.

L'incertitude des événements, le renouvellement introduisent la nécessité de fixer sa propre image, de lutter contre la décomposition des formes et des êtres. Chaque homme importe au monde, chaque vie compte. Le témoignage de chacun sur soi enrichit le patrimoine commun de la culture. Les consciences s'interrogent sur leur destinée. Le règne périlleux de l'histoire s'accompagne de l'exigence de raconter sa vie, de la fixer. Chacun est titulaire d'une aventure autonome, d'une existence indépendante et se doit d'en faire part. L'histoire de chacun participe à la mémoire de l'humanité.

Les écritures du moi, sous leurs différentes formes et modalités au cours des âges, illustrent ce besoin fondamental de recherche existentielle et de connaissance de soi qui habite l'homme. Elles représentent le fondement indispensable de toute science de l'homme et concourent à la compréhension de sa propre épistémogénèse. Elles rendent possible une mise en perspective de l'existence et constituent le recours fondamental pour atteindre la permanence de soi et de son histoire. L'être humain a besoin de s'inscrire pour être et construire son devenir. La légitimation des écritures personnelles consacre cette reconnaissance de la dimension symbolique de la personne humaine.

L'écriture constitue un moyen d'égrener des traces et de construire du sens. Elle représente une voie d'approche de la réalité vécue de l'être humain. Elle porte au plus haut point la fonction heuristique et cognitive. Le cheminement autobiographique permet à son auteur de venir à sa propre vie par l'écriture. La démarche d'introspection écrite apparaît comme une aspiration humaine profonde et constante dans l'histoire de l'Occident. Les courants intellectuels et religieux se retrouvent dans la trame de l'autobiographie. Le regard sur soi, la description de l'itinéraire du moi sont datés historiquement. L'écriture autobiographique relève d'une volonté propre de se saisir de sa vie. Elle s'apparente à une procédure existentielle d'où l'intérêt de s'y attarder et d'en tirer les significations liées.

L'autobiographie apparaît comme une filière d'exploration et de construction personnelle. Elle a été utilisée à des fins différentes et a rempli diverses fonctions dans le cadre des ensembles historiques où elle a pris place. Il importe donc de se saisir du caractère contingent et évolutif de cette quête, tributaire des conceptions anthropologiques.

Celui qui entreprend son autobiographie, examine le passé, réfléchit aux différentes influences qui structurent un être, se penche sur ses processus de fonctionnement, sur l'éducation qui lui a été donnée, examine ses apprentissages, ses processus expérientiels. Il existe donc des liens entre démarche autobiographique et formation.

Le souci qui nous anime de vouloir approfondir et cerner ces attaches en prenant en comptel'ancienneté d'un point de vue historique, nous conduit à mettre en exergue cette question fondamentale : en quoi l'autobiographie a-t-elle pu constituer un instrument d'investigation formative ?

L'évolution autobiographique reflète l'évolution des mentalités. Elle réfléchit les rapports de toute personne vis-à-vis d'elle-même et vis-à-vis de la société. Elle témoigne de la culture, de la société d'une époque donnée, révèle les préoccupations des esprits et la façon de penser des individus. La littérature du moi est ainsi l'aboutissement d'une histoire, qui reste marquée par des moments forts qui correspondent à la mise en place de nouvelles orientations pour l'humanité.

Ainsi, en est-il de l'Antiquité chrétienne, de l'Age des Lumières et du XIX è siècle. L'examen de ces trois périodes place au premier rang certaines œuvres et certains auteurs qui se montrent animés, d'une part par ce souci du moi, et d'autre part préoccupés par l'éducation et ses enjeux respectifs. Il illustre la prédominance d'exemples culturels de références pour chaque moment précis et permet de dégager trois modèles historiques fondamentaux à travers la figure de Saint Augustin (sous l'Antiquité), de Jean-Jacques Rousseau (au XVIIIè siècle) et de George Sand et Marie d'Agoult (au XIXè siècle). Nous avons choisi de les retenir et de les étudier en particulier dans la première partie de notre recherche.

En ce IV è et V è siècles de l'Antiquité chrétienne, où il faut gagner à l'idéal chrétien, un monde encore pétri de culture païenne, la figure de Saint Augustin s'impose. Il se manifeste, comme l'un des premiers à allier renseignements autobiographiques et conscience de soi, à travers ses Confessions. Dans son De Magistro, il analyse les problèmes du donné humain, la formation de l'homme, la connaissance, à travers l'entendement de Dieu.

A l'Age des Lumières, désormais, délié de toute obéissance doctrinale, dans un monde en voie de sécularisation, l'homme se donne pour tâche d'éclairer les parties les plus cachées de son être personnel. Jean-Jacques Rousseau introduit une nouvelle façon de s'examiner et de se comprendre dans ses Confessions. Il exprime cette recherche qui touche les esprits éclairés du XVIIIè siècle et s'illustre comme symbole de son époque. Il se penche dans le même temps sur la façon dont il convient d'entreprendre l'éducation d'un individu particulier, dans l'Emile.

Au XIX è siècle, la quête autobiographique revêt un aspect plus militant. Des femmes osent prendre la parole et s'affirmer. George Sand dans Histoire de ma vie et Marie d'Agoult dans «Mémoires, souvenirs et journaux», illustrent une évolution qui se traduit par la volonté de présenter et de restituer le rôle de la personne dans le processus historique et social. Elles dénoncent les nombreuses carences éducatives et les erreurs dont elles ont été victimes tant dans leur autobiographie que dans leurs écrits pédagogiques : Extraits éducatifs pour (George Sand) et Journal de ma fille (pour Marie d'Agoult).

Ces trois modèles culturels attestent chacun que l'histoire du monde se trouve liée à un mode de représentation de la conscience de soi, et soulignent le profond changement des mentalités au cours des siècles. D'Augustin à Rousseau, puis George Sand et Marie d'Agoult, l'autobiographie passe d'une forme d'écriture intime au statut de genre littéraire et au témoignage social. La forme d'expression est indissociable du contenu à exprimer.

L'évolution autobiographique reflète l'évolution de la société. L'autobiographie exprime les relents d'une époque, la griffe d'un modèle ou des ficelles d'un genre. L'écriture autobiographique apparaît comme un moyen privilégié pour comprendre, la culture, la société d'une époque et les préoccupations des esprits. Elle témoigne de l'histoire des mentalités de l'écriture de soi aux écritures du moi. Elle présente un caractère privilégié pour l'étude et la connaissance intérieure de l'homme.

L'autobiographe porte à la connaissance d'autrui son témoignage. Il transmet son propre vécu, instruit sa vie et inscrit sa part de sécession par rapport au monde. L'écriture autobiographique prend donc toute sa valeur dans une démarche d'exploration et de compréhension des procédures de connaissance de soi et d'ontologie d'une vie personnelle dans une perspective éducative. Le récit autobiographique engage son auteur dans une pratique d'éducabilité.

Malgré le temps, malgré la diversité des formes, se retrouve une unité de ton. L'intention de ces écritures est de vouloir procéder à une herméneutique de la vie. Le principe de recherche se trouve toujours mû par une introspection cognitive. Ce système de pensée préside encore la démarche autobiographique actuelle.

Au XX è siècle, la démarche autobiographique prend une extension considérable. Elle s'affirme comme inséparable du développement individuel. L'âge post-moderne introduit une nouvelle perspective, et d'autres significations qui modifient la forme et la fonction du «je» permettant un renouvellement et une exploitation inédite du récit autobiographique, objets de notre deuxième partie.

La recherche autobiographique devient partie intégrale de l'œuvre des grands écrivains. Certains romanciers vont même jusqu'à rompre avec la pratique d'une histoire racontée et s'adonnent à de nouvelles formes.

La démarche autobiographique ne se cantonne plus sur un plan littéraire strict mais envahit les sciences humaines. L'autobiographie devient objet de science. A la suite des grands historiens romantiques allemands et de Schleiermacher, fondateur de l'herméneutique, Wilhem Dilthey montre que l'histoire peut s'écrire à la première personne. Paul Ricœur poursuit au XXè siècle dans cette voie et montre que le langage en sa valeur heuristique participe à la construction de soi. L'herméneutique de soi passe par le détour du texte. La transformation de l'expression accompagne la transformation fonctionnelle. L'intérêt autobiographique se déplace vers la vie ordinaire.

Les nouvelles pratiques autobiographiques, conduisent des formes littéraires d'expression de vécu personnel, aux récits de vie et aux histoires de vie. Une force de pression externe s'exerce et oblige l'ouverture des frontières et l'évolution de la discipline. Le changement de société transforme les conditions sociales d'exercice de l'usage ancien et lui donne une nouvelle direction et une nouvelle ampleur. La pratique se diversifie. Une nouvelle reconnaissance s'impose qui publicise et légitime des écrits non classés culturellement. L'espace contemporain se révèle marqué par cette montée de l'histoire de vie, qui affiche la vie globale comme objet et objectif d'expression.

Le récit de vie pointe comme l'expression de ces nouvelles réalités. «Car pour beaucoup de gens, l'histoire de leur personnalité, c'est d'abord l'histoire de leur accomplissement social: un métier, une carrière, une œuvre. Il [...] suffira que l'auteur parle directement de ce qui est vraiment le «projet de sa vie» et qu'il l'envisage de manière globale». 6

L'intérêt autobiographique se déplace vers la vie ordinaire. L'histoire de vie succède à l'autobiographie. L'exploration autobiographique s'exerce de façon hétérogène et revêt les formes les plus variées. La vie de tous se trouve à portée de main à travers les entretiens, interviews, histoires orales, récits de vie ethnographiques.

Le débat de société s'oriente autour de la question de l'individu, de son identité, de la construction du sens de son existence alors que parallèlement les certitudes et les repères s'effritent. L'intérêt se déplace du côté de l'expérience professionnelle, sociale et du projet de vie de l'individu.

Le recours à la formation devient un passage obligé. Celle-ci quitte le terrain du groupe pour se centrer sur le développement personnel. Cette prise de position s'accompagne de nouvelles pratiques au rang desquelles figure tout naturellement la démarche autobiographique. L'engagement de l'adulte en formation s'inscrit dans une histoire, une trajectoire de vie.

La reconnaissance de l'approche biographique, dans le monde francophone, au cœur du dispositif d'éducation-formation s'effectue dans le champ des sciences de l'éducation à l'initiative d'universitaires praticiens et de théoriciens de la formation d'adultes. L'histoire de vie est considérée comme champ d'expérience. L'utilisation du récit autobiographique devient fonctionnelle poussée par l'exigence scientifique.

La recherche se porte sur la connaissance peu formalisée, en friche, qui tente de s'exprimer, sur cette sorte de savoir insu que possède toute personne. Elle met en avant la nécessité d'une réarticulation aux sciences cognitives. Les mécanismes de l'autonomie, qui s'expriment à travers la tentative d'écriture de soi et de sa vie, jettent un pont entre les dimensions cognitives du vivant, la dimension humaine et sociale de savoir, vers laquelle toute exploration cognitive doit aboutir.

La démarche autobiographique s'apparente à un art méthodologique et scientifique.

Toutefois, dans cette perspective, quels peuvent être les apports générés par les modèles fondateurs qui ont contribué à la naissance et au développement du phénomène : les Confessions d'Augustin, les Confessions de Rousseau, l'Histoire de ma vie de George Sand et les Mémoires, souvenirs et journaux de Marie d'Agoult ? Ceux-ci nous semblent pouvoir encore être à l'œuvre actuellement à travers la dimension conjointe de la transcendance, de l'interprétation, de la reconnaissance sociale, et susceptibles d'éclairer le récit. La relecture autobiographique pourrait s'effectuer à partir de ces trois catégories; la réflexion autobiographique, s'appuyer sur ces paramètres afin de s'inscrire dans une stratégie d'objectivation et une dynamique herméneutique. La formation elle-même aurait avantage à rester attentive à cette approche…

C'est ce que nous allons illustrer dans une troisième partie, à partir du témoignage de trois cadres.

Enfin le questionnement épistémologique induit par l'autobiographie, les précautions à observer pour que la mise en œuvre puisse se réaliser, la conciliation nécessaire entre rationalité et complexité n'implique-t-elle pas de se situer parallèlement au cœur de certaines pratiques d'accompagnement afin de s'engager dans des rationalités partageables et des propositions conceptuelles ?

Notes
1.

P. LEJEUNE, Moi aussi, Seuil, 1986, p. 265

2.

G. GUSDORF, Lignes de vie 1 : Les Ecritures du moi; Lignes de vie 2 : Auto-biographie, O. Jacob, 1990

3.

G. MISCH, Geschichte der Autobiographique, Frankfurt / Main, Schulte-Bulmke

4.

Ibid., pref.

5.

F. MOREAU, «Une théorie de l'autobiographie : Georg Misch», Revue de Synthèse, n° 3-4, 1996, pp. 377-389

6.

P. LEJEUNE, Moi aussi, op. cit. , p. 265