2 - La signification et les caractéristiques de la démarche autobiographique sous l'antiquité chrétienne

Sous les premiers siècles de l'Empire, la culture gréco-romaine orientait la réflexion philosophique vers la culture de soi, et la quête du vrai, dans une perspective éthique. La connaissance de soi s'inscrivait alors comme un constant rappel à l'ordre et à la raison. L'écriture sur soi jouait le rôle d'épreuve de vérité. Elle répondait à un souci d'une règle de vie cohérente, d'une recherche de rectitude morale, et dégageait une perspective de dialogue de soi à soi, et de conversion à la vie intérieure.

Les chrétiens vont conférer à la quête de soi une autre signification. Ils vont orienter la démarche autobiographique vers la découverte de la révélation judéo-chrétienne. Pour la pensée chrétienne, l'autobiographie définit une permanence de l'être, en fonction de son rapport avec Dieu, et du sens spirituel de la vie. L'exploration de l'espace du dedans sert une cause, la cause religieuse, et veut exprimer une conscience en recherche de dialogue avec Dieu et les autres hommes. L'homme se place toujours devant Dieu. Le moi se module selon les perspectives chrétiennes d'accomplissement qui sous-tendent sa présence au monde. L'homme est contraint d'interpréter son sort d'après celui de l'humanité. Il n'est pas en relation avec lui-même. Il explique sa situation par ce qui dépasse le personnel et l'individuel. Une vie humaine ne possède pas son centre en elle-même, ni sa valeur humaine. Le fondement de la conscience de soi, sa justification ultime, se situe dans le rapport que cette existence entretient avec Dieu son créateur, et Jésus-Christ son sauveur.

L'entreprise autobiographique représente une quête du moi, comme conquête et constitution de la personne, qui ne se découvre dans toute sa nature et dans toute sa profondeur, que devant Dieu et en Dieu. «Connaissance de soi et connaissance de Dieu se trouvent liées désormais étroitement». 11 Si l'être individuel du chrétien acquiert la dignité d'un être permanent et indestructible, c'est dans sa relation avec Dieu. C'est dans sa participation à la personnalité divine que prend forme sa personne. Le travail sur soi permet de comprendre quelle est la nature conférée par Dieu, la place assignée à tout croyant. Il a pour résultat d'ordonner sa vie à Dieu, d'illustrer la reconnaissance du Divin. Le fidèle se trouve sauvé de sa propre insuffisance, par l'adhésion à un dogme et à une vérité, dont il doit faire l'application à sa vie personnelle. Le désaveu de l'analyse pour elle-même inaugure l'abandon à Dieu, qui enseigne à chacun ce qu'il est, lui révèle les secrets de son âme. La valeur véritable de la recherche et de l'approfondissement de soi, résident en la possession de la vérité absolue, condition et accomplissement de toute une vie.

La prise de conscience, générée par l'examen de conscience, tel qu'il se définit à travers l'écriture autobiographique, est subordonnée au sens théologique de la destination de l'homme. La vie personnelle n'est pas prise comme unité de compte. Elle ne constitue qu'un moment qu'il faut dépasser. L'expérience mystique représente une forme de dépouillement absolu de la créature, qui s'efface de soi pour laisser la place entière à Dieu. La connaissance de soi est retour à Dieu, qui est en moi, plus moi-même que moi. Elle n'est qu'un aspect de la relation du fidèle avec son Dieu, qui lui est plus intime que lui-même. Elle n'est qu'une étape, dans un mouvement qui la dépasse de beaucoup, et qui consiste à aller à son salut, en assurant en soi, avec l'aide de Dieu, le triomphe de la grâce sur le péché. Il n'y a donc aucun individualisme ici. Pour l'Église, le travail spirituel d'édification de soi à soi, l'exemplarité de la vie spirituelle, peut se transmettre, à travers le récit de différents parcours. Le témoignage personnel ne se substitue pas à l'enseignement de la doctrine, mais vient lui conférer une figure humaine, par l'intercession de son rédacteur.

Le témoin de révélations divines ne peut en garder pour lui le contenu. Il se doit de transmettre, de restituer son expérience, et sa découverte, telles qu'elles se sont imposées à lui, pour la plus grande connaissance de tous. La première personne, même lorsqu'elle semble relever de la vie privée, prétend à une valeur exemplaire. L'auteur se donne comme le témoin aussi bien de la déchéance du pécheur avant la conversion, que de la grâce et de la béatitude du pénitent. Il se préoccupe du maintien de l'espérance chrétienne et du salut de l'âme, au travers de son propre récit. Il laisse voir le processus évolutif de son expérience et de sa maturation, et cherche à livrer une leçon spirituelle à ses lecteurs. Il manifeste un souci d'exigence éthique et d'édification de soi. Il écrit pour que croisse la gloire de Dieu. Le sujet qui expose son histoire, veut engager le fidèle sur le cheminement difficile, qui mène au salut. La mise en perspective de l'existence s'effectue en fonction de l'événement capital, qui en constitue le centre de gravité, et lui donne sens, la conversion. Le récit écarte toute complaisance à soi-même, tout état d'âme rare et singulier. Il évite les abus de l'observation intérieure et les excès de psychologie. Il restitue, ce que l'on peut être, ce que l'on doit être, et la manière dont il convient de répondre à l'appel général, adressé à tous les enfants de Dieu.

L'écriture renvoie à un ordre de transcendance auquel la personne prononce son adhésion. Elle présuppose un essai de réhabilitation entre une réalité médiocre et l'exigence d'une idéalité. Dans la perspective chrétienne, l'exercice moral et ascétique de l'Antiquité devient un exercice moral et spirituel tourné vers la recherche de Dieu et du salut. La pratique religieuse de la confession rejoint dans ses effets la recherche profane de la lucidité de soi à soi comme guérison de l'âme. Cependant, l'homme renonce à trouver en lui-même les moyens de son propre salut intérieur, de son ordre intime. Le report en Dieu est nécessaire sous peine d'échec de vie. L'unité personnelle ne se fonde indéfectiblement qu'en Dieu. Cette mission fonde la cohérence de la démarche autobiographique. Celle-ci prend place dans une perspective de propagation et de diffusion du christianisme.

Notes
11.

G. GUSDORF, La Découverte de soi, Op. cit., p.9