3 - L'autobiographie spirituelle, consécration d'une démarche et d'un type d'écriture, chez les premiers chrétiens.

L'Antiquité chrétienne donne naissance à un mouvement autobiographique et débouche sur la production d'un «type autobiographique spirituel». Celui-ci dévoile la prééminence d'un modèle, en tant que traque et formulation des péchés, et narration orientée autour d'une conversion.

Ainsi, l'autobiographie chrétienne possède un modèle qui fixe un contenu, impose un projet, un ton et des thèmes obligés. Ce qui était une forme privilégiée de la recherche de soi, une expérience spirituelle, devient un mode d'écriture reconnu, qui consacre un phénomène humain, une qualité et une conception morale de la démarche autobiographique, en terme d'exercice moral et spirituel mais aucunement littéraire. Les écrits manifestent l'esprit de la nouvelle religiosité qui imprègne l'Antiquité tardive. Ils représentent un appel à considérer sa vie et sa formation, à la lumière de la découverte divine. Ils révèlent que les premières motivations intimes d'introspection sont religieuses. Les documents laissés attestent bien que la quête de soi n'est que la contrepartie ou la conséquence de la quête de Dieu. L'écriture autobiographique consacre un parcours et une rencontre : ceux d'hommes qui se sont découverts et trouvés à la lueur de la lumière projetée par le Divin ; et qui restituent chacun à leur façon, l'histoire de Dieu, dans leur vie, et non pas leur propre histoire.

La période de l'Antiquité chrétienne définit et situe la personne, en tant que créature ordonnée à Dieu, qui se sauve de sa propre insuffisance, en rattachant ses pas à ceux du Seigneur. L'examen de sa vie, le recentrage sur soi, conduisent toute personne à atteindre son âme, et à retrouver l'essence de la vie spirituelle. Celle-ci réside au plus profond de chacun, et il est du devoir de chacun d'écouter et de développer en lui ce trait, qui lui confère sa dignité et sa valeur d'homme. La perspective autobiographique prend donc place dans un contexte particulier et un cadre très précis. Elle s'intègre à un projet de vie pour ceux qui y ont recours.

A un moment aussi tourmenté que celui du Bas-Empire, la démarche autobiographique restitue le sens profond de l'existence, sa valeur et sa justification. Le chrétien s'affirme comme celui qui a trouvé sa voie. Son témoignage instruit ses frères. «[....] Dans une époque aussi profondément imprégnée de préoccupations religieuses, l'homme ne pense pas seulement comme un citoyen dans l'État membre d'une partie terrestre, mais aussi et peut être surtout comme un citoyen du ciel, membre d'une société spirituelle, dans le cadre de laquelle trouve sa solution le problème à ses yeux fondamental, celui de ses rapports avec Dieu». 12

Aux IVè et Vè siècles, les problèmes religieux occupent une grande place dans le cœur et l'esprit des hommes, mais beaucoup encore ne peuvent se départager entre l'héritage antique et l'inspiration chrétienne. La culture chrétienne, la doctrine chrétienne s'appuient sur la force des témoignages autobiographiques et de l'expérience vécue, pour pénétrer les esprits et s'imposer peu à peu. La démarche autobiographique se trouve au service de l'idéal religieux nouveau. L'écriture autobiographique consacre à travers les témoignages un équilibre atteint, une unité retrouvée. Elle veut apparaître comme histoire dotée d'un sens général et unificateur. Elle manifeste la volonté de se constituer comme maîtrise et explication de soi au sens religieux. Elle répond à une attente spirituelle, fournit une réponse aux besoins spirituels d'une génération. Elle illustre le parcours du chrétien, le cheminement que doit accomplir toute personne pour atteindre le but suprême.

Le récit autobiographique retrace une vie orientée par une conversion qui en constitue la justification. Il veut offrir un modèle de vie et ne saurait dépasser le cadre spirituel qui le rend légitime. Les chefs spirituels qui livrent leur témoignage, ne font que restituer la conduite de Dieu sur eux, et révéler l'expérience qu'ils ont de Dieu. Ils tentent de rendre grâce à Dieu. Ils ne se hasardent pas à retracer leur vie en dehors de l'action de Dieu et de ses influences. Ils n'exposent que leur relation à Dieu et leur itinéraire spirituel. Ils se gomment au profit d'une expérience qui est toujours et tout au long déclarée, comme étant de Dieu. «Le saint n'écrit en fait, que pour s'éprouver ou pour se confesser. La réticence concerne essentiellement ce qui dans l'écriture rapporte à soi, ramène à soi une expérience dont le caractère est spécifiquement de conduire et de mettre tellement hors de soi qu'on s'y perd et de même toute parole» 13 Les épreuves comme les hauts faits ne sont là que pour manifester ce qui s'accomplit à la lumière de la révélation divine. La connaissance de soi ne saurait se dissocier de celle de Dieu. Se connaître soi-même consiste à écouter Dieu. La conscience de soi, l'âme, est le relais qui doit servir à appréhender les destinées de l'infini et à repérer la trace de Dieu.

Ainsi, pour les chrétiens le moi se subordonne à la référence religieuse. Dans la démarche autobiographique, la connaissance de soi n'est pas l'intention initiale, elle se trouve subordonnée à la connaissance de Dieu qui est première et autorise toutes les autres. Cette perspective caractérise et rassemble les différents témoignages autobiographiques chrétiens. Elle leur confère une profonde unité et vitalité comme le laisse voir un bref aperçu historique.

Notes
12.

H.I. MARROU, L'Eglise de l'Antiquité tardive (303-604), Seuil, 1985, Points, p.28

13.

G. BOLLEME, «Vies de saints», Cahiers de sémiotique textuelle, n° 4, 1985, p. 39