2 - L’autobiographie comme voie d’autoformation morale et spirituelle pour Saint Augustin.

Augustin a laissé une très grande partie de lui-même dans les Confessions. Celles-ci manifestent la volonté de réalisation et d’accomplissement de soi d’Augustin, son sens de la destinée personnelle et la place accordée à Dieu au sein de cette même vie. Les préoccupations d’Augustin, ses interrogations, comme ses attentes, trouvent réponse dans la démarche et l’écriture autobiographique. L’autobiographie remplit une fonction, vis-à-vis de Dieu, d’Augustin lui-même, des autres, comme nous allons le voir.

Vis-à-vis de Dieu, Augustin cherche à se justifier et à plaider sa cause. Il avoue ses fautes non sans courage et dans un esprit de sincérité totale. Il cherche à se faire pardonner ses erreurs passées et les regrette amèrement. Celles-ci lui pèsent et entravent sa marche, sa progression vers Dieu. Il lui faut s’en libérer.Augustin veut faire la vérité dans son cœur devant Dieu. Cet examen se révèle nécessaire pour vivre désormais de façon la plus authentique possible et atteste de la nouvelle orientation de sa vie. En réalisant l’étendue de ses péchés, son manque de discernement, sa vanité, Augustin marque qu’il est devenu un nouvel homme. Grâce à cet acte de contrition, il veut être gratifié de l’absolution. En proclamant sa misère, il célèbre parallèlement la grandeur de Dieu qui le fait être et lui pardonne. «Vois mon cœur, ô Seigneur qui as voulu de moi ces souvenirs et cette confession devant toi. Que mon âme aujourd’hui s’attache à toi, elle que tu as débarrassé d’une glu si tenace de mort». 54

Vis-à-vis de lui-même, Augustin veut réaliser l’unité de sa vocation et tenter de trouver une hiérarchie de soi à soi. L'œuvre des Confessions est sous-tendue par une volonté d’élucidation et un désir de connaissance dans le sens d’un devoir être. Elle se veut comme illustration d’une vie choisie en fonction du principe divin. Augustin ressent le besoin d’être au clair enface de lui-même et de ses choix. Il se réapproprie par l’écriture son propre parcours, de l'enfance jusqu’à la conversion. Il réalise son cheminement spirituel, depuis le sentiment douloureux de ce qu’il a jadis été, jusqu’au sentiment présent de joie et de plénitude, effet de la grâce divine qui l’habite maintenant. «Ainsi, par degrés des corps, je suis monté à l’âme qui sent par le corps et de là à sa puissance intérieure ...«. 55

Augustin, en revenant sur son passé avec son regard présent, réalise comment il a pu devenir lui-même, d’épreuve en épreuve, et comment il a toujours été soutenu et guidé par la main de Dieu. Grâce à la sollicitude du Tout puissant, il ne s’est pas endormi dans le désespoir, n’a pas cédé à l’impuissance, mais a réussi à s’éveiller à l’amour de la miséricorde et la grâce. C’est l’action de Dieu qui a rendu possible son ascension spirituelle : «Car tes mains mon Dieu dans le secret de la providence n’abandonnaient pas mon âme ... et tu as agi sur moi d’une étonnante façon. Oui ce fut bien ton action à toi mon Dieu. Car le Seigneur guide le pas de l’homme il lui fixera sa route». 56

Augustin demeure pour lui-même une énigme. Il cherche à se connaître et à se trouver. Il s’adresse à Dieu comme à celui qui sait et confesse son ignorance. Il pose la question du moi et de son identification. Cette question est la question même de l’autobiographie. Augustin cède à un incoercible besoin de s’interroger dans le sens de l’adage delphique et du conseil socratique de «se connaître soi-même» Mais le connais-toi toi-même augustinien, découle de l’expérience intérieure, d’une initiative reconnue comme venant de Dieu.

Le propos des Confessions est de découvrir le moi véritable. Celui-ci était caché, pour Augustin, mais se tenait à découvert sous le regard de Dieu, et devait accéder à la conscience après la conversion. Sa réflexion renvoie Augustin à la question empirique de la naissance : «Pourquoi suis-je ? Pourquoi suis-je moi ? Pourquoi ici en ce temps. Qui suis-je donc, ô mon Dieu ? Quelle nature suis-je ? Une vie variée multiforme et d’une immensité puissante. Qui suis-je pour toi ? Qu’es-tu pour moi mon Dieu ?». 57

L’identification du moi est indissociable de la conversion. Elle résonne comme une sorte d’écho entre Dieu et Augustin. Elle réalise aussi la synthèse du temps et du présent. Augustin découvre l'abîme de son être. Au plus intime de la mémoire il rencontre Dieu comme le point du réel où l’homme cesse d’être compréhensible à lui-même. Il perçoit l’abîme de la grâce et de la prédestination. «Je dépasserai même cette puissance en moi qui s’appelle la mémoire; je la dépasserai pour tendre jusqu’à toi douce lumière ! ... Me voici montant à travers mon esprit jusqu’à toi qui demeures au-dessus de moi». 58 Augustin se pose le problème du choix. Chaque vie repose sur un choix dont l’homme ne peut faire l’économie. Il appartient à chacun de décider du sens qu’il veut donner à son existence. Le choix ultime consiste à accepter le Christ et suppose un combat douloureux tel qu’Augustin l’a mené. Celui-ci met à jour la psychologie de la volonté. «Le tout était de ne pas vouloir ce que je voulais et de vouloir ce que tu voulais». 59

Il y a donc deux dialectiques, deux volontés où s’affrontent passivité et activité. Celles-ci résument les données de la condition humaine et de l’homme pécheur. La solution du conflit est apportée par la grâce qui suscite l’amour et opère le basculement final vers le bien. Ainsi, l’autobiographie permet à Augustin de pénétrer toutes les phases de son existence, de faire advenir de nouvelles significations à son histoire. Par le biais de l’écriture autobiographique, Augustin décrypte sa vie et se saisit de son évolution. Il déroule, peu à peu, le fil d’un récit qui décrit le parcours d’un personnage évoluant au fil du temps. Les événements et les rencontres s’éclairent à la lumière de la révélation divine. Augustin y voit autant de signes de la Providence. Il reconnaît l’action de la miséricorde divine à son propre égard. Il se trouve porté à vouloir comprendre comment l’opération de la conversion s’est effectuée. Il tente d’examiner l’impact des lectures et des rencontres, vis à vis de son propre cheminement intérieur.

Augustin cherche également à réaliser, comment le contact décisif avec Dieu, l’empreinte et la marque qui s’impriment en tout chrétien, vont jusqu’à bouleverser l’économie intime de la vie personnelle et créer un ordre nouveau. «Après la volatilisation de certains éléments un regroupement de l’ensemble devient nécessaire et c’est à l’apparition d’une structure différente qui conduit ainsi la connaissance de soi». 60 Augustin recourt à des images fortes pour exprimer l’appel de Dieu, et souligne le nouvel ordre qui en résulte. «Tu as appelé et tu as brisé ma surdité, tu as brillé ... et tu as dissipé ma cécité, ... j’ai respiré et haletant j’ai aspiré à toi, j’ai goûté et j’ai faim et j’ai soif, tu m’as touché et je me suis enflammé pour ta paix.» 61

Augustin dégage ainsi un ensemble d’informations sur son propre parcours et sa propre histoire. Il acquiert une véritable connaissance sur les processus constitutifs de la vie et sur l’homme intérieur. Mais cette recherche s’effectue sous un angle spirituel. Ce qu’Augustin tente de dégager, c’est l’essence véritable de la vie intérieure et la spiritualité qui réside au plus profond de chaque âme. Cette réflexion renvoie Augustin à la position existentielle de l’être. Augustin réalise que l’essence intérieure de l’homme conduit celui-ci à Dieu que son âme se nourrit et vit de la parole divine. Lorsque le cœur se rend à Dieu, il rentre dans sa paix : «Tu as frappé mon cœur de ton verbe et je t’ai aimé». 62

Par la démarche autobiographique, Augustin se donne les moyens de comprendre son histoire, de suivre par la pensée son évolution et réfléchit au problème de la formation. On se forme à travers une rupture et des choix. Augustin s’est formé et s’est constitué au travers de sa conversion, de son engagement dans le christianisme, de sa rencontre avec Dieu. Ainsi, Augustin conçoit la formation dans une perspective toute spirituelle qui englobe l’homme dans sa totalité et qui consiste à vouloir développer en soi le verbe divin. «Et maintenant voici que je reviens tout brûlant et haletant vers ta source. Que nul ne m’écarte, que j’y boive et que j’en vive ...«. 63

L’autobiographie dans cette perspective se veut éducation à la foi. L’éducation se fait par la voie de l’autobiographie, mais dans son rapport avec Dieu. Chaque homme concourt à sa propre formation avec l’aide de Dieu. La formation est autoformation Saint Augustin considère l’autoformation comme essentielle en éducation. Celle-ci se réalise par la voie autobiographique. L’autobiographie offre la possibilité de se voir tel que l’on est, mais comporte aussi une perspective de transformation, puisqu’elle permet de se ressaisir et d'œuvrer sur soi.

Pour Saint Augustin, l’homme possède la possibilité d’agir sur lui-même, de faire sa propre éducation, en écrivant son histoire sous le regard de Dieu. La formation s’effectue, en réfléchissant à la manière dont on a agi dans le passé, et dont on veut agir à l’avenir. Chaque être possède l’outil de sa libération intellectuelle et morale et doit pouvoir réaliser sa propre éducation avec l’aide de Dieu. Augustin fait ressortir l’aptitude du sujet à s’éduquer à la foi, et la liberté de choix qu’il lui appartient de mettre en œuvre, afin de réaliser sa propre construction dans le sens de Dieu. Il place l’homme face à sa responsabilité de formation, vis à vis de lui-même. Pour lui, la formation relève d’un devoir être et doit s’effectuer dans le sens d’une ouverture spirituelle. L’homme est appelé à se transformer en image de Dieu, en tant que créature de Dieu. Le christianisme impose le sens pour Saint Augustin, mais l’homme reste maître de son destin car c'est à lui de construire son sens et de réaliser son unité.

C’est donc ce message qu’Augustin veut adresser à ses auditeurs. Sa propre aventure est à la portée de tous. Chacun peut retrouver en lui-même le Verbe divin, s’éduquer chrétiennement avec le secours de la grâce divine. Augustin ne fait qu’indiquer les moyens et les modalités d’une telle expérience, à travers le récit de sa propre existence. Augustin semble dire à tous ses frères «regardez comment j’ai vécu, faites de même et inspirez-vous de mon histoire». Il intéresse les lecteurs à sa vie, les prend comme témoins, pour qu’ils se sentent concernés et tenus d’entreprendre une même démarche de formation. Celle-ci est en effet essentielle. Car seul un tel examen de la vie et de l’identité peut conduire à cerner l’essence de son être, à trouver la raison de l’existence.

Chaque personne doit effectuer la reconnaissance en elle-même de l'Être infini, de la vérité et réaliser sa conversion intérieure, pour Augustin. Cette analyse, même si elle s’effectue différemment pour chacun, conduit cependant tous les hommes à retrouver une même vérité: celle de Dieu. Ce même Dieu qui réunit l’humanité universelle et inscrit la raison de l’existence. Pour cette raison, Augustin préconise l’adoption d’une posture réflexive, vis à vis de son parcours et de sa vie, car seule celle-ci peut donner la clé. Il découvre en l'autobiographie un instrument d’éducation à la foi. La réflexion autobiographique d’Augustin prend place dans sa mission d’apostolat et de prédication. Ce souci est constamment présent chez l'écrivain. Il écrit pour être utile à ses frères, cherche l'efficacité vis-à-vis d’eux.

Augustin manifeste également la recherche d’une pédagogie existentielle. Tout au long des Confessions, il se situe dans une pratique d’éducabilité. L’examen de sa vie conduit Augustin à entreprendre un travail d’élaboration et d’interprétation qui se présente comme un processus de connaissance spécifique sur un objet spécifique : sa vie et sa formation, à la lumière de la révélation divine. La compréhension induite par ce travail de réflexion, est riche d’enseignement pour Augustin, et se révèle formatrice. Augustin veut trouver les véritables réponses, celles qui justifient son existence.

La quête d’Augustin relève de l’introspection cognitive. Elle fait avancer Augustin dans la droite ligne de ce qu’il s'est fixé, à savoir une vie authentiquement vécue sous le signe de la foi. Elle génère une autoformation pour Augustin.«Cette expérience d’une pluralité qui ne peut se réconcilier qu’en Dieu, Saint Augustin l’exprime avec beaucoup de force». 64 Augustin réalise pleinement la richesse du contenu de sa foi et la force des liens qui l’attachent à Dieu. Il en mesure toute la portée et en découvre la puissance. Les Confessions font émerger l’immense amour d’Augustin vis-à-vis du Divin et l’entreprise d’approfondissement intérieur du christianisme, dans lequel Augustin s’est engagé. L'œuvre engage à vivre jusqu’au bout sa foi et à travailler au progrès de sa propre perfection intérieure, car Augustin s'y manifeste toujours en tant que défenseur de la foi chrétienne.

Mais au-delà, l'ouvrage a aussi valeur d’engagement et projette vers l’avenir, loin de se refermer sur lui-même. Il s’accompagne d’une remise en ordre du domaine intérieur, de l’atteinte d’un équilibre de soi à soi et de soi à Dieu. Augustin parvient à un état de réconciliation et d’apaisement. En livrant son discours, il marque véritablement la transformation de sa conscience achevée par la conversion. Désormais, il peut pénétrer les écritures saintes, les comprendre, car la foi rend accessible à l’intelligence des vérités.

L’autobiographie met en œuvre une connaissance de soi à terme échu pour Augustin. Elle réalise une réformation intérieure où l’exactitude compte moins que l’intention. Elle crée une sorte de climat nouveau. Le fait de dire ses actes, ses pensées, signifie déjà en soi un changement essentiel de situation personnelle, le dépassement du point où l’on s’était tenu jusque là.

L’esprit d’analyse intellectuelle et de critique se trouve subordonné à une volonté de remise en jeu de la vie personnelle. L’examen de conscience trouve son efficacité dans la volonté dialectique de renouvellement dont il est l’expression. Intéressé en premier chef par le retour de cette parole, Augustin des années plus tard (trois ans avant sa mort et près de trente ans après les avoir écrits) déclare : «Les treize livres de mes confessions louent Dieu juste et bon au sujet de ce que j’ai fait de mal et de bien et ils suscitent envers lui l’intelligence et le sentiment des hommes. Entre temps, en ce qui me concerne, c’est là l’effet que ces livres ont eu sur moi alors que se poursuivait leur écriture et c’est l’effet qu’ils ont sur moi lorsque s’effectue leur lecture. Ce que d’autres en éprouvent, à eux-mêmes de le voir. Il reste, je le sais, qu’il est beaucoup de frères à qui ils ont plu». 65 Cependant, les Confessions ne se limitent pas à ce seul message, car Augustin se penche aussi sur l’éducation, à partir de son expérience personnelle.

Notes
54.

Confessions, III, VI, p.9

55.

Ibid., VII, XVII, p.23

56.

Ibid., V, VII, p.12

57.

Ibid., X, XVII, p.26

58.

Ibid., X, XVII, p.26

59.

Ibid., IX, I, p.1

60.

G. GUSDORF, La Découverte de soi, Op. cit., p.12

61.

Confessions, IX, XXXVII, p.38

62.

Ibid., X, VI, p.8

63.

Ibid., XII, X, p.10

64.

G. GUSDORF, La Découverte de soi, Op. cit. p.13

65.

Œuvres de Saint Augustin : 12, première série : Opuscules, Les Révisions (Retractiones), texte de l'édition bénédictine, introduction, traduction et notes par G. Bardy, Desclée de Brouwer, 1950, II, p.32