3 - L’autobiographie comme cheminement vers la compréhension des processus éducatifs.

Saint Augustin dans les Confessions, ne se contente pas seulement de porter témoignage en faveur de son Dieu et d’attester de sa conversion; mais livre une véritable doctrine éducative éclairée par ses convictions religieuses. En livrant le récit autobiographique des événements qui concernent sa vie d’écolier et d’étudiant, Augustin instruit sa vie et enseigne son histoire. L’examen de son parcours éducatif permet à Augustin d’adresser de sévères critiques au système éducatif de son époque.

Augustin prêche pour une libre curiosité plutôt qu’une sévère contrainte. Il déplore le caractère contraignant de l’instruction, le peu de cas que l’on fait de l’intérêt et de l’éveil de l’enfant (I, XIV, 23). Mais il s’élève surtout contre la vanité de la culture littéraire et sa forme de perversion, car celle-ci disperse et cache le véritable bien. A l’éducation païenne qui corrompt l’enfant, et l'embarrasse de légendes fausses et dispersées (I, XVIII, 28), Augustin veut faire succéder une éducation chrétienne basée sur la vérité et capable de dilater l’âme de l’enfant dans la louange divine (I, XIX, 30). «N’y avait-il donc pas d’autres thèmes pour exercer mon talent et ma langue ? Tes louanges, Seigneur, tes louanges à travers tes écritures auraient servi d’échalas au serment de mon cœur, et il n'eût pas été ballotté à travers les vanités des bagatelles ...«. 66 La relecture de son parcours se révèle extrêmement formative pour Augustin, car elle lui permet d’analyser ses propres processus d’acquisition.

Augustin se penche tout d’abord sur son propre apprentissage du langage (I, VIII, 13) Il prend conscience du fait qu’il n’a pas été instruit par les adultes. Il a lui-même effectué son apprentissage du langage. En associant aux objets désignés, le mot cité par les adultes, il est parvenu à intégrer petit à petit les mots et leurs significations, allant jusqu’à les mémoriser de façon définitive. Augustin souligne que l'enfant mobilise toute son attention, fait preuve d'un sens aigu de l'observation, développe une grande capacité de mémorisation dans son apprentissage de la langue. Dans un premier temps, il relie le mot à son objet matériel dont il garde une image mentale. Dès lors, il peut avoir recours à ce système de signes, que constituent les mots, pour exprimer ses désirs et se faire comprendre de son entourage. Il rentre ainsi dans un système de communication avec les personnes qu'il côtoie. Dans un deuxième temps, il parvient à repérer la place des mots, à se saisir de leurs différentes utilisations, et se pénètre de l'architecture de la phrase. Il se sert des outils que sont les mots pour élaborer sa pensée. Le langage devient l'accessoire de la pensée et permet de la structurer. C'est ainsi que l'enfant accède, petit à petit, à la notion de signifié purement conceptuel et s'y réfère pour bâtir son système de réflexion.

L'apprentissage du langage relève donc d'un processus individuel et se réalise à l'initiative de l'enfant. Celui-ci procède par lui-même et se montre acteur de sa formation. Il apprend par lui-même. Il s'enseigne au fur et à mesure de son existence. Lors de tout échange, il se livre à des allers-retours de l'extérieur vers l'intérieur. L'extériorité le renvoie à des certitudes internes, à des notions acquises. Il retrouve au fond de lui-même un ensemble d'images et de connaissances. L’opération d’acquisition du langage s’effectue dans le moi intérieur. Augustin réalise qu'il a été lui-même l'objet de sa formation mais en devenant le sujet opérant. Il s’est autoformé. En cela, Saint Augustin distingue l’action de Dieu. Dieu qui lui a donné l’intelligence et le pouvoir d’examiner en lui-même le fondement de toute chose et la certitude de sa vérité. Le signe du langage, le mot, invite l’auditeur à faire intérieurement la démarche de la découverte. Celui-ci se trouve incité à porter en lui-même son regard afin que le savoir revienne à la conscience. Le discours d’autrui renvoie ainsi à l'aune de sa propre expérience. La connaissance ne progresse jamais par les mots. Les mots n’ont de sens que si l’on connaît par avance les choses qui leur correspondent (I, VIII, 13). Ils ne sont que des signaux permettant à ceux qui connaissent déjà les choses qui leur correspondent de communiquer entre eux. Il faut que la réalité conceptuelle soit connue pour qu’il y ait réelle communication entre les hommes. Le signe n’a d’autre fonction que d’inciter l’auditeur à reconnaître la vérité. Il déclenche une démarche de compréhension qui suppose l’existence d’une vérité première en chaque personne.

Pour Augustin, cette vérité est donnée par le Christ : le «maître intérieur». L’accès à la vérité se fait grâce à la lumière du «maître intérieur». Celle-ci n’est autre que l’évidence et ce à quoi elle correspond : la vérité de l’être. Il y a donc présence de l’absolu en toute créature. Le Christ présent en tout un chacun, permet de passer de l’extériorité à l’intériorité, et donne accès au véritable savoir. Il ressort donc de ce postulat que le véritable enseignement consiste en un dialogue entre l’enfant et son «maître intérieur» : le Christ.

La véritable question éducative n’est donc pas comment remplir l’enfant d’un savoir qu’il ne possède pas, mais comment l’éveiller, le conduire à l’usage de sa propre pensée, puisque le moi ne se transporte pas mais se dévoile... Le mot conduit à l’ascèse intérieure et éveille dans l’enfant la facilité de penser. L’homme est instruit par les choses elles-mêmes, qui se révèlent, parce que Dieu les lui dévoile intérieurement. En tout acte d’intelligence c’est Dieu qui instruit. «Quand j’ai appris ces notions, je n’ai pas prêté foi à un cœur étranger, c’est dans le mien que je les ai reconnus et que j’ai approuvé leur vérité .... Elles étaient donc dans mon cœur, avant même d’être apprises par moi .... Où donc alors et pourquoi ... les ai-je reconnues et ai-je dit : c’est cela, c’est moi. Pourquoi, sinon parce qu’elles étaient dans la mémoire et sans quelqu’un pour m’avertir de les en arracher, je n’aurai peut-être pas pu les penser ?» 67 Les notions sont déjà déposées en chacun sous une forme latente. Il faut toutefois un avertissement de l’extérieur pour les percevoir de façon claire. Apprendre quand il s’agit de notions intellectuelles, revient à recueillir par la pensée réfléchie, les éléments jusque là épars, dans l’arrière fond de l’esprit, pour les amener à la conscience claire et les confier par l’attention à la mémoire (X, XI, 18).

La doctrine d’Augustin tend à dégager ce que l’on pourrait nommer la loi d’intériorité de la pensée. La cogitation augustinienne n’est en effet que le mouvement par lequel l’âme rassemble et recueille toutes les connaissances latentes, sans les avoir encore discernées. C’est donc vraiment tout un que penser, apprendre et se ressouvenir. Dans cet exercice, l’homme a besoin d’un éclairage, afin de pouvoir pénétrer toute chose. Cet éclairage Dieu le lui apporte. Son illumination est nécessaire pour rendre chaque intellect capable de penser le vrai, en vertu d’un ordre expressément établi par lui. C’est dans la vérité divine que chacun peut voir la vérité. C’est la vue de cette vérité qui permet à chacun de concevoir en lui-même et à son tour des vérités.

Pour Augustin tout s’éclaire à la lumière de la foi. La vérité intérieure est toujours à notre portée grâce au «maître intérieur», pourvu seulement que nous prêtions attention à ce qu’il nous enseigne. Dans tout ce que nous apprenons nous n’avons qu’un seul maître : la vérité intérieure qui préside à l’âme, c’est à dire le Christ vertu immuable et sagesse éternelle de Dieu. «Oui, Seigneur ... ta vérité n’est ni à moi ni à tel ou tel, mais à nous tous que tu appelles publiquement à y communier ...«. 68 La vérité du Christ appartient à tous. C’est lui encore qui rend possible l’entendement et la communication entre les hommes, par la participation à une communauté identique et l’adhésion à une même vérité. «Si tous les deux nous voyons que ce que tu dis est vrai, si tous les deux aussi nous voyons que ce que je dis est vrai, où je te prie, le voyons-nous ? Moi assurément, ce n’est pas en toi, toi ce n’est pas en moi, mais tous les deux, dans l’immuable vérité elle-même qui est au-dessus de nos intelligences». 69

Dans le système d’Augustin, l’analyse exhaustive de toute connaissance, s’achève en preuve de l’existence de Dieu. Le seul maître qui enseigne, le véritable maître est celui qui habite l’homme intérieur, le Christ sagesse immuable et éternelle. Le principe du maître intérieur, le Christ, régit non seulement le domaine de la connaissance théorique mais encore celui des principes moraux. Augustin s’exprime ainsi à propos de sa mère. «... Tu lui avais fait cadeau d’une grande faveur : dans les dissentiments et les discordes entre n’importe quelles personnes, dès qu’elle pouvait, elle s’offrait en pacificatrice .... C’est ainsi qu’elle était, elle, car tu l’instruisais toi le maître intérieur dans l’école du cœur». 70 La foi est le gage d’une intelligence de cœur chez Monique.

La pensée humaine reçoit de la foi l’intelligence. Dieu illumine le cœur de l’homme et son intelligence. La substance de l’homme dépend de Dieu. «Nous nous adjoignîmes également le jeune Adéodat ....Tu avais fait de lui une belle œuvre .... Je te confesse tes dons Seigneur mon Dieu créateur de toutes choses assez puissant pour donner forme à ce qui est difforme .... Sans doute nous le nourrissions de ton enseignement, mais c’est toi qui nous l’avais inspiré, pas un autre! ....Qui donc en dehors de toi eut été l’artisan de telles merveilles ?» 71

L’intellect et la connaissance relèvent de Dieu, de sa lumière. Dieu agit en l’homme ouvre son entendement, son raisonnement. Seul sans «maître intérieur», l’homme ne peut rien. Tout vient de Dieu. Augustin attribue à Dieu ses facultés intellectuelles. «Laisse moi mon Dieu te dire aussi quelque chose de mon génie inventif, un don que tu m’as fait». 72 «Quand j’apprenais des vanités, c’est toi qui me donnais l’art d’apprendre». 73 Ainsi, même au sein de l’enseignement, tout concourt à ramener l’homme vers Dieu. L’éducation nécessite donc une conversion, la conversion vers l’intériorité. D’où l’injection d’Augustin à ne pas s’en aller en dehors, à rentrer en soi-même, car au cœur de la créature habite la vérité. Augustin ira jusqu’à entreprendre l’écriture d’un ouvrage le : De Magistro pour poursuivre sa réflexion sur l’éducation.

Notes
66.

Confessions, I, XVII, p.27

67.

Ibid. X, X, p.17

68.

Ibid., XII, XXV, p.34

69.

Ibid., XII, XXV, p.35

70.

Ibid. IX, IX, p.11

71.

Ibid. IX, VI, p.14

72.

Ibid. I, XVII, p.27

73.

Ibid. I, XV, p.24