4 - Le De Magistro, traduction pédagogique d’un modèle autobiographique

Saint Augustin considère que l’éducation est autobiographique et s’effectue sous le regard Dieu. Chaque homme se trouve enseigné par la vie, se constitue et se forme au travers des expériences successives de la vie. La démarche autobiographique permet d’accéder à la conscience de soi et à la conscience de cette vie. La personne instruit sa vie, à travers la seconde lecture qu’elle en réalise, au sein de l’acte autobiographique. En ce sens l’écriture autobiographique est éducation.

L’autobiographe qui écrit sa vie devant Dieu bénéficie de la lumière donnée par le maître intérieur : Jésus-Christ. Cette lumière éclaire un parcours et donne la possibilité de se saisir de l’importance des apprentissages effectués, des événements et des rencontres pour la constitution de la personnalité. «Je confesserai donc ce que je sais de moi; je confesserai aussi ce que j’ignore de moi : car, d’une part ce que je sais de moi, c’est quand tu fais la lumière sur moi que je le sais, de l’autre ce que j’ignore de moi, je l’ignore toujours jusqu’à ce que mes ténèbres deviennent comme un plein midi devant ta foi». 74

Augustin inscrit la réflexion autobiographique comme une reduplication de l’existence, en vue de parvenir à une compréhension concrète de la vie, élevée à une puissance supérieure. Une vie n’est pas une série linéaire de causes et d’effets, une succession d’événement, d’années, mises au bout les unes des autres. Il importe de faire le lien entre les rencontres et les événements, de se saisir de leur rapport, d’établir un fil directeur et de trouver le sens. Une vie doit se justifier, se raisonner, s’expliquer. La voie autobiographique permet à chaque personne d’entreprendre son éducation et de déchiffrer sa vie. Augustin inscrit cette nécessité vis à vis de chaque personne.

Écrire sa vie, c’est assurer sa propre éducation. L’autobiographie décrit un parcours éducateur, l’enfant puis l’homme, qui d’expérience en expérience, de rencontres en rencontres, acquiert et affirme une identité. L’autobiographie est formation. Elle est accès à la connaissance : accès d’une part à sa propre connaissance, à son identité, à sa personnalité, à son processus de fonctionnement; et accès d’autre part aux processus constitutifs de la vie, au contenu significatif permanent que garde toute expérience pour celui qui l’a vécu. L’écriture autobiographique est travail sur soi-même. Elle est synonyme de découvertes. Elle explique pourquoi et comment une personne devient ce qu’elle est. Elle consacre la valeur significative de l’expérience. A travers l’écriture autobiographique, chaque personne inscrit ce qu’elle a été ce qu’elle est; mesure le chemin parcouru et celui qui lui reste à parcourir. Ces différentes dimensions, la qualité de l’interrogation générée par l’écriture autobiographique fondent la valeur de la démarche. Pour Augustin, la personne qui se raconte, sait que le passé ne se répétera pas. Elle est devenue sensible aux différences plutôt qu’aux ressemblances. Elle réalise son évolution. Elle fixe un objectif à atteindre.

A travers l’autobiographie, chaque personne assure sa propre formation. Pour Augustin, l’appropriation d’un savoir ne peut se faire que par la continuité d’un récit et donc la liaison établie sous le regard de Dieu. En écrivant son histoire devant Dieu, l’autobiographe atteste qu’il n’en n’est plus seulement le sujet, mais qu’il en devient l’auteur. Il se montre capable d’intervenir sur sa propre vie, fonction qui le positionne comme l’auteur de sa formation. L’autobiographe, par son activité, sa mémoire, sa parole, enseigne sa vie. Il la réfléchit, la décrypte et la comprend. Il s’en rend maître. Il effectue lui-même son apprentissage et s’enseigne au contact de la relecture de son expérience, aidé en cela par la lumière que Dieu projette. L’autobiographie augustinienne est formation. Pour Augustin, l’expérience autobiographique ne découvre toute sa signification que dans son rapport avec Dieu. C’est Dieu qui la conduit et l’inspire.

Dieu révèle, dévoile les significations de la vie, le sens caché des choses. Il est présent à chaque instant de la vie, au côté de toute personne. Il revient donc à chacun d’entreprendre une démarche, pour repérer et découvrir les traces de Dieu, au travers de sa vie. L’expérience autobiographique est cheminement qui ramène vers Dieu. Elle conduit à reconnaître dans tout l’univers un seul maître : Dieu; et en tout et pour tout une seule vérité: Dieu. «Et j’ai dit à tous les êtres qui entourent les portes de ma chair : «Dites-moi sur mon Dieu, puisque vous ne l’êtes pas, dites-moi sur lui quelque chose». Ils se sont écriés d’une voix puissante : c’est lui-même qui nous a faites». 75

Augustin prolonge cette réflexion au sein du De Magistro où il se livre à une recherche pédagogique portant sur les processus éducatifs. Dans cet ouvrage, il s’entretient avec son fils Adéodat sur le rôle et les limites du langage dans l’éducation, à travers un jeu de questions-réponses, d’exercices, d’analyse grammaticale, de sémantique, de déduction logique. Il approfondit ici l'analyse déjà engagée dans les Confessions, vis-à-vis du langage et vis-à-vis de sa propre expérience d'enfant (I, VIII, 13). Dans un premier temps, il fait prendre conscience à l’adolescent que les mots ne sont que des signes, des outils d’éveil, au service de la pensée et de la réflexion. Ils invitent à réfléchir, à découvrir la vérité. Ils renvoient ainsi à des représentations, des connaissances, des notions. «Et dans ce cas il (l’élève) est instruit, non grâce aux mots prononcés, mais grâce aux choses mêmes et par les sens ...«. 76 . Il faut donc que l’élève se tourne en lui-même et exerce son propre jugement afin de reconnaître la vérité comme l'erreur. Il ne reçoit pas le discours d'une façon passive, mais se livre à une activité interne intellectuelle, afin de vérifier intérieurement ce qui se dit. Le processus éducatif est donc de l’ordre de l’intériorité, et ne se trouve nulle part ailleurs que dans l’âme, entendue comme mémoire de soi, où reposent toute vérité et toute évidence.

L’élève est donc l’auteur de sa formation, car il entreprend sa propre démarche, le conduisant à l’évidence. Augustin fait émerger la capacité constitutive de chaque personne à pouvoir se former. Le maître ne fait qu’avertir le disciple, et l’invite à tourner son regard en lui-même, en son âme. Celle-ci constitue le siège de la vérité, puisqu’elle se trouve illuminée par Dieu. «Maintenant, pour toutes les choses que nous comprenons ce n’est pas une parole qui sonne au dehors que nous consultons, mais bien la vérité qui préside intérieurement à l’esprit lui-même, seulement averti par les mots de devoir le faire. Or celui que nous consultons est le seul qui enseigne, celui qui habite dans l’homme intérieur comme il est dit, le Christ, c’est à dire sagesse immuable et éternelle de Dieu». 77

Augustin démontre bien ici que la formation est autoformation, mais autoformation effectuée sous le regard de Dieu et avec son aide. Au terme de l’entretien, Adéodat admet la garantie d’une évidence intérieure, fondée métaphysiquement en Dieu, et se range à la thèse de son père : «Pour moi j’ai appris l’avertissement de tes parole que les mots ne sont rien d’autre qu’un appel à s’instruire et qu’il y a peu de chance que le langage révèle autre chose que la pensée de celui qui parle. Mais la vérité de ce qui est dit, celui là seul l’enseigne qui, parlant de l’extérieur nous rappelle par ces paroles externes qu’elle habite à l’intérieur. C’est lui, que sa bienveillance aidant, j’aimerai avec plus d’ardeur que je ferai plus de progrès en apprenant». 78

La théorie d’Augustin même si elle se fonde sur une vérité unique et universelle : celle de Dieu, met en avant la personne dans ce qu’elle a de plus intérieur et de plus profond. Saint Augustin considère que tout individu porte en lui une qualité qui le rend éducable et qui le rattache à l’espèce humaine. Cette marque, c’est la raison, lumière divine en soi qui éclaire chacun et le rend apte à l’éducation. «Car il est instruit non par mes paroles, mais par les choses elles-mêmes qui se révèlent parce que Dieu les lui dévoile intérieurement». 79 C’est cette puissance d’accéder au vrai, que Saint Augustin désigne comme le «maître intérieur», qui confère à l’homme sa valeur essentielle propre. C'est celle-ci qui lui donne le pouvoir d’entreprendre et de poursuivre sa propre éducation. L’humanisme augustinien suppose un homme libre et capable d’agir sur lui-même parce qu’il peut reconnaître en lui les marques de sa propre insuffisance. Chaque être possède l’outil de sa libération intellectuelle et morale et doit pouvoir réaliser sa propre éducation. Il dispose en lui d’une lumière capable d’éclairer sa marche et de le conduire jusqu’à l’évidence du vrai. «Cela étant s’il s’agit de ce que nous examinons par l’esprit, c’est à dire par l’intelligence et la raison, nous exprimons assurément ce que nous voyons comme présent dans cette lumière intérieure de la vérité qui inonde ce que nous appelons «l’homme intérieur» de clarté et de joie». 80

La conversion vers l’intériorité permet l’accès au véritable savoir et confère la véritable compréhension et la sagesse. Elle s’avère nécessaire pour retrouver en soi l’universel.Elle implique d'aller au-delà de sa singularité. L’éducation représente donc à la fois un labeur temporel et terrestre de co-création à soi-même, la conversion vers l’intériorité constituant l’acte majeur de cette libération. L’essentiel pour l’homme consiste donc à développer cette qualité qui le définit comme être humain et constitue sa dignité : son pouvoir d’auto-éducation. Saint Augustin croit au pouvoir autoformatif de l’homme sur lui-même, sous leregard de Dieu. Il considère que celui-ci se trouve enseigné par son expérience intérieure et son «maître intérieur» : Dieu, car Dieu est plus intérieur que soi même. De même que Dieu révèle les significations cachées de la vie, dévoile le sens des événements dans l’expérience autobiographique, il vient instruire tout homme et rend toute chose intelligible à la pensée, lors de tout acte d’apprentissage. Dieu éclaire de sa vérité toute existence et se trouve au cœur de toute quête de connaissance. Dieu instruit de ses principes et guide tout apprentissage. «Par les hommes, il nous fait donner un rappel grâce aux signes extérieurs, afin que nous retournant intérieurement vers lui, nous recevions ses leçons, lui dont l’amour et la connaissance construisent la vie bienheureuse» .... 81

Dieu préside le domaine de la connaissance. Dans toute connaissance, il se rencontre un élément, dont l’origine se trouve dans une source, qui nous est plus intérieure, que notre propre intérieur. La vérité vient de Dieu, en qui nous sommes bien plutôt qu’elle n’est en nous. Tout acte de connaissance est acte de reconnaissance, et traduit en soi la présence du Divin. Dieu agit en l’homme, ouvre son entendement, son raisonnement et rend les choses accessibles à son esprit.

L’analyse de la connaissance s’achève en preuve de l’existence de Dieu. L’éducation augustinienne se fonde sur la reconnaissance de l'Être infini. Elle se donne comme but ultime la conquête de la stabilité absolue, la cohérence enfin reconquise et la participation à l’éternelle vérité. La pédagogie d’Augustin est une pédagogie spirituelle. Elle se fonde sur le recours-retour à Dieu. Le retour à Dieu et le retour à soi ne constituent qu’une seule et même démarche pour Augustin. L’âme augustinienne ne passe par elle-même qu’afin de se dépasser. La paix de l’âme est la fin de l’âme. C’est donc la fin par excellence de l’éducation. L’expérience autobiographique, l’apprentissage de toute connaissance ramènent l’homme à Dieu, source, vérité et fondement. La même harmonie de pensée se retrouve toujours dans le discours d’Augustin, dans les Confessions comme dans le De Magistro. L’être humain tient sa vie, son être et son activité intellectuelle de Dieu. Le De Magistro apparaît comme la traduction pédagogique d’un modèle autobiographique.

Notes
74.

Confessions X, V, p.7

75.

Ibid. X, XVI, p.9

76.

AUGUSTIN, De Magistro : « Le Maître», traduction, présentation et notes de B. Jolibert, Klincksieck, 1988, XII, p.39

77.

De Magistro, op. cit., XI, p.38

78.

Ibid. XIV,p.46

79.

Ibid., XII, p.40

80.

Id.

81.

Ibid., XIV, p.46