1 – Faire l'unité de soi devant Dieu

Tenter l'aventure des écritures du moi, c'est inscrire l'intérêt de la vie et son enjeu capital pour toute personne. L'autobiographie faite sous le regard de Dieu marque l'expression authentique d'une personne qui se cherche. Celle-ci veut se donner les moyens de lire sa propre vie, de trouver dans son dessein sens et direction. Elle revient sur les étapes de sa vie, examine ce qu'elle est, ce qu'elle a vécu et détermine ce qu'elle doit être. Le «qui suis-je»? N'est pas séparable du «qui dois-je être» ?. La démarche autobiographique permet d'accéder à l'identité et se révèle constitutive de l'unité personnelle. «L'identité d'un homme n'est pas un être mais un devoir être donné à l'individu en forme de tâche, comme si l'existence proposée à chacun lui était fournie à l'état brut, l'œuvre du vivant étant de faire de ce matériau un produit fini». 82

L'expérience autobiographique revêt une dimension éthique. Elle apparaît comme fondamentale pour tenter de voir ce à quoi on a donné forme en soi, pour se saisir de ses transformations et pour amorcer une évolution. L'autobiographie est pour Augustin, la marque d'un sujet travaillant à la conscience de soi, soucieux de modifier la réalité de son moi. Le moi uniforme, chaotique, inachevé se reconstruit par l'écriture, qui lui donne forme, consistance et cohérence. Le travail d'écriture autobiographique et l'exercice de réflexion qui l'accompagne font rentrer l'auteur dans une démarche éducative. L'exploration de l'itinéraire de vie constitue un processus de formation. L'autobiographie est auto-formation.

L'autobiographie chrétienne montre l'enjeu représenté par la vie, pour toute personne qui se place sous le regard de Dieu. La vie est le passage terrestre où l'homme assure son salut. L'homme doit pouvoir s'expliquer sur sa vie vis-à-vis de Dieu. Il doit rendre compte de ses actions, de l'utilisation du temps que Dieu lui a octroyé.L'autobiographie permet d'établir un bilan et de faire un solde de la vie. Elle donne la possibilité à son auteur, d'être à la fois juge, et témoin. Elle constitue donc un instrument précieux, pour tout chrétien qui tente d'accéder à la connaissance de sa vie et qui veut l'évaluer. L'examen du passé conduit à déchiffrer ses actes, ses comportements, et les raisons qui en sont à l'origine. Il met en lumière les fautes commises. «En avouant son péché, l'âme prend conscience de l'inauthenticité de son rapport à Dieu. Reconnaître sa faute, c'est reconnaître que la soumission exigée par la condition de créature, s'est investie en volonté de désobéissance : l'âme retrouve dans l'humiliation du repentir l'humilité radicale de la créature. Elle proclame ainsi son néant, sa misère et la grandeur de Dieu qui la fait être et lui pardonne et elle retrouve du même coup l'union authentique à Dieu». 83

Cette démarche se révèle formation, car elle permet d'atteindre la plus grande conscience de soi. Elle permet à l'homme de découvrir qu'il est depuis toujours étranger à lui-même, vivant dans une sorte d'errance. Elle met fin à l'existence informe, irrésolue, à l'indécision. «Le destin incertain de l'individu en proie à l'événement prend la forme d'une histoire organique, conforme aux indications d'une cause finale». 84 L'expérience autobiographique s'oppose à la négativité de soi, à l'insuffisance et veut faire jaillir ce qu'il y a de plus profond, l'essence spirituelle de l'homme : «Puissé-je te chercher pour que vive mon âme ! car mon corps vit de mon âme et mon âme vit de toi». 85 Aussi, Augustin privilégie en l'autobiographie cette dimension hautement formative, synonyme d'éveil religieux et de nouvelle naissance. Le sujet qui prend le risque de se dire soi-même et de s'énoncer, se trouve dans une situation nouvelle. Il se présente à la face du monde sous un jour nouveau. Il marque sa volonté de devenir autre, de dépasser ses propres limites, et accède à une nouvelle identité. A la faveur de cet élargissement et agrandissement de soi, il modifie son statut existentiel. «La décision autobiographique atteste une nouvelle manière d'être un homme parmi les hommes, dans le monde et devant Dieu». 86 Cette intention est particulièrement visible chez Augustin. «Vois mon cœur, ô Seigneur qui a voulu de moi ces souvenirs et cette confession devant toi. Que mon âme aujourd'hui s'attache à toi [....]»87

L'autobiographie se trouve génératrice d'une nouvelle vie, dont le principe se trouve dans la recherche même du sens de cette vie. Elle permet d'opérer une reprise de sens, en vertu d'une résolution de la volonté. Elle favorise une révision de vie. Accepter la foi, suppose de vouloir la comprendre, d'en approfondir le sens et la portée. Cette démarche d'adhésion implique un effort de formation, dans une continuité, à travers le temps, et s'accompagne d'une réorientation entière de la vie. L'autobiographie constitue le premier moment d'une synthèse et correspond à l'apparition d'une maturité spirituelle. Elle consacre une volonté d'éducation à la foi. Dieu figure comme interlocuteur invisible, mais présent, essentiel, qui soutient et guide la recherche. Le recul et la distanciation générés par l'exercice autobiographique, le fait de se placer devant Dieu, de réfléchir à son parcours, enclenchent un processus de formation, une prise de conscience de sa vraie nature, et débouchent sur une transformation de soi, au sens spirituel.

La démarche autobiographique permet ainsi de recommencer sa vie, selon l'ordre de l'obéissance à des valeurs librement choisies et définies. Pour Saint Augustin, elle représente une invitation à devenir autre et à dépasser ses propres limites. Elle se trouve dotée d'un aspect transcendant et édificateur. Elle fait ressortir les manques, les flous, les vides de l'existence et invite à y remédier. Elle représente un travail de reconstitution de l'histoire, de réflexion sur soi entre l'identité originaire et l'identité actuelle.

L'unité personnelle, l'essence de l'être réside dans la loi d'assemblage et d'intelligibilité de toutes les conduites, de tous les visages et de tous les lieux, où chacun reconnaît les signes et attestations de son destin. Pour Augustin, l'examen de la vie met en avant, le sentiment de l'action du Seigneur sur sa vie personnelle, la présence de Dieu à travers une série d'avertissements et d'accidents. «Car tes mains mon Dieu n'abandonnaient pas mon âme [...]».88 Cette prise de conscience constitue une première étape vers la conversion. Augustin va ensuite réaliser que le Christ constitue le médiateur entre Dieu et les hommes. «Je ne trouvais pas tant que je n'avais pas embrassé le médiateur entre Dieu et les hommes, l'homme Jésus-Christ». 89 Jésus-Christ fait tomber les murs du cœur et défait l'homme de ses liens. «Tu as rompu mes liens». 90 Il conduit vers Dieu. Le nouveau moi d'Augustin, jaillit par esquisses successives de la confrontation autobiographique. La transformation au Christ est l'accomplissement de l'œuvre ultime de Dieu, qui se concrétise, à travers la conversion.

L'analyse autobiographique livre le secret de l'existence pour Augustin. Celui-ci démontre, à travers son propre récit, que le propos autobiographique est moins la restitution du passé, que la construction d'une image du passé, pour expliquer le présent, éclairer l'avenir et articuler un devenir de la vie. Augustin restitue à travers l'autobiographie, l'image d'un homme faisant face à sa vie, qui la raconte, l'explique, l'évalue. Augustin dévoile à travers l'exercice autobiographique, une enquête dans le sens d'une conquête de soi. Il montre que la démarche autobiographique est co-orientation desoi-même et auto-formation. L'homme inscrit sa transformation et son devenir dans l'acte autobiographique.

L'écriture de soi se révèle opérative, et consacre une intervention du sujet sur lui-même, intervention effectuée sous le regard de Dieu, et avec le secours de la grâce divine. Elle souligne le choix d'une certaine individualité et veut faire apparaître les configurations maîtresses de l'existence. Elle évoque une mutation, dans le sens d'une conversion religieuse et de l'apparition d'une nouvelle structure de soi, orientée dans une perspective spirituelle. «Tu as appelé et tu as brisé ma surdité, tu as brillé [....] et tu as dissipé ma cécité [...], tu m'as touché et je me suis enflammé pour ta paix». 91

Augustin assure et maintient l'ordre de sa personnalité, menacée de se disloquer jusqu'alors, grâce à la caution de la grâce que Dieu lui accorde. Il s'est trouvé lui-même en Dieu. Sa vérité intérieure correspond à la vérité de Dieu. Augustin est désormais en paix avec lui-même. Dieu lui a pardonné ses péchés et lui a concédé le bénéfice de sa grâce. Il a remis sa vie entre les mains de Dieu. Ce choix est synonyme de plénitude pour Augustin. Celui-ci ne connaît plus les doutes et les tourments. Il est en possession de la paix intérieure. L'âme d'Augustin, d'informe qu'elle était au départ, devient formée, grâce aux vertus données par le Christ.

Formé, reformé, transformé, à travers son cheminement autobiographique, sa rencontre avec Dieu, Augustin accède enfin à l'unité de son être. Il se réapproprie sa personne, dans son entièreté, par la médiation de l'écriture. Il rassemble et structure les éléments jusque là épars de sa personnalité, pour ne former qu'un, à travers l'alliance avec Dieu. Il achève de se construire dans sa singularité et sa permanence. Il progresse parallèlement dans sa recherche de la connaissance des choses, des idées, de la vérité. Il fait l'expérience de l'unité dans le savoir, de la prédominance d'un être suprême et absolu, par-delà les apparences. Celui-ci fonde l'ordre de l'univers et de la connaissance.

Augustin trouve Dieu à la source et à l'origine de toute chose et le reconnaît dans sa toute puissance. Augustin recentre en lui le fruit de ses expériences et de sa connaissance du monde. Il constitue en lui une certaine vision du monde. Il se livre à une véritable analyse intérieure. Le monde renvoie Augustin à lui-même. Augustin se sert de son expérience pour se livrer à l'exploration de son moi. Pour Augustin, l'expérience de Dieu, la trace de Dieu, telles qu'il a pu les repérer au travers des divers événements de sa vie, sont propices à un retour vers soi. Augustin se situe dans un mouvement christianisant d'intériorité subjective. Il se trouve à l'origine d'une tradition de regard sur soi. Il déplace le point d'application du christianisme, de la correction doctrinale à la pureté du cœur. «Ainsi, le point origine de la foi se trouve reportée au cœur de l'expérience personnelle [....]. La vie religieuse se replie du domaine public dans le domaine privé [....]. 92

Les Confessions montrent qu'Augustin a été avant tout enseigné par son expérience intérieure. Celle-ci l'a conduit à l'évidence de Dieu. L'examen de son âme et conscience a renvoyé Augustin vers son créateur. Augustin a retrouvé Dieu au plus profond de lui-même. L'expérience personnelle, l'intériorité se révèlent fondamentales pour Augustin, car elles conduisent vers cette reconnaissance de Dieu. La démarche autobiographique est vécue tout du long comme une expérience d'éducation de soi, à la lumière du divin, pour Augustin. «La vérité de la poursuite du centre ne se trouve pas en fin de parcours, une fois le but atteint; elle se trouve tout au long de la pérégrination dans l'énergie motrice de l'exercice spirituel toujours recommencé.» 93

Augustin revoit sa vie comme une ascension progressive vers Dieu, et peut souligner les étapes progressives de son rapprochement vers Dieu par la mise à distance de sa vie.

Son approche du christianisme s'effectue à travers une écriture en situation, dans le contexte global d'une vie, et se veut comme dialogue et action de soi sur soi. Augustin découvre la religion chrétienne, comme apprentissage spirituel de soi, renouvelé au fil des jours, et comme appréhension du message divin, appliqué à la gestion de son existence.

Il souligne la caractéristique du christianisme, tout à la fois comme enseignement de Jésus-Christ, doctrine spirituelle, et comme démarche personnelle de formation religieuse. Ces deux aspects se trouvent contenus implicitement dans la religion. Celle-ci n'est au fond qu'une «forme spécifique d'éducation».Augustin veut illustrer cette théorie à travers l'expérience autobiographique. «[....] Il cherche à persuader les hommes autour de lui de la vérité dont son expérience intérieure a vérifié l'évidence [....]». 94

Augustin a vécu ce qu'il enseigne, il l'a découvert lentement par étapes, recueillant de toutes parts des rayons de vérité, et il n'a cessé de le compléter par son expérience de tous les jours. Les grands traits de la doctrine spirituelle se trouvent engagés dans la trame de sa vie. Augustin présente un miroir aux hommes (tu es un pauvre pécheur comme moi) afin qu'ils prennent conscience, en découvrant les péchés d'un pécheur ordinaire, Augustin, de leurs propres péchés, forcément semblables. Il les invite à prendre en main leur existence et à être les artisans de leur réforme (tu peux comme moi te convertir). Il fait découvrir à l'homme son pouvoir d'auto-formation, d'éducation grâce à l'effet de la miséricorde divine, qui permet une reprise, et une maîtrise de soi. Augustin veut que son témoignage autobiographique serve à éduquer, guérir, convertir le lecteur. Il montre que c'est chose utile et valable de fixer par écrit sa propre image, pour éclairer la vie des autres, et la sienne en particulier.

La vie a un sens, elle ne doit pas être gaspillée en vain. Elle suppose de réaliser le véritable accomplissement de soi. Augustin en indique le chemin à travers la conversion religieuse. La conversion est génératrice de pardon (par l'aveu des péchés), marque une nouvelle orientation de la vie, et s'accompagne d'une plénitude totale. Le cheminement autobiographique effectué sous le regard de Dieu et avec son aide, est voie d'apprentissage à la conversion. Augustin souligne, ce à quoi l'homme peut donner naissance en lui, ce à quoi il peut prétendre. Il insiste sur la nécessité, de faire sa propre expérience, et d'entreprendre sa propre formation. Celle-ci doit s'incarner, dans la conscience d'un individu réel et s'accompagner d'un choix de vie.

Augustin ouvre les yeux des hommes vis-à-vis d'eux-mêmes et de leur propre parcours. Il montre comment devenir sujet et opérateur de son histoire, sous le regard de Dieu, et avec Dieu. Il découvre en l'autobiographie de nouveaux moyens de penser sa vie, et de la construire dans une approche spirituelle. Il marque l'engagement total et définitif que représente l'expérience l'autobiographique. Pour Augustin celle-ci définit un projet de vie : une vie éclairée par la lumière divine et authentifiée par la foi. Elle dévoile également un homme, qui se découvre dans sa dimension de chrétien, qui mesure l'importance de la Révélation divine, et qui règle sa vie en fonction de cette vérité.

Pour le chrétien, l'existence s'inscrit désormais sous le signe d'accueil du don de Dieu. Elle se veut comme fidélité dans la durée à la parole divine. La reconnaissance de l'universelle rédemption, fournit désormais le cadre de vie, et le support de l'existence. Elle justifie une façon d'être, un comportement, des principes. Elle suppose d'aller au-delà de sa singularité, de se rendre totalement disponible, de s'ouvrir au Verbe divin. L'autobiographie marque la fin du doute, de l'incertitude, de l'indétermination. Elle est aboutissement et souligne un choix de vie, une existence liée à un projet spirituel. Toutefois, cette perspective se révèle susceptible de générer aussi ses propres limites....

Notes
82.

G. GUSDORF, Les Ecritures du moi, Op. cit., p.235

83.

A. SOLIGNAC, «Introduction aux Confessions», in œuvres de Saint Augustin : 13, Op. cit., p.15

84.

G. GUSDORF, Autobiographie, Lignes de vie : 2, O. Jacob, 1991, p.261

85.

Confessions X, XX, p.29

86.

G. GUSDORF, «De l'autobiographie initiatique à l'autobiographie genre littéraire», Op. cit., p.972

87.

Confessions, VI, III, p.9

88.

Confessions, V, VII, p.12

89.

Ibid., VII, XVIII, p.24

90.

Ibid., VIII, I, p.1

91.

Ibid., IX, XXXVII, p.38

92.

G. GUSDORF, «De L'Autobiographie initiatique à l'autobiographie genre littéraire», Op. cit., p.985

93.

G. GUSDORF, Auto-bio-graphie, op. cit., p.254

94.

H.I. MARROU, Saint Augustin et la fin de la culture antique, Ed. De Boccard, 1983, p.355