2 – Une seule vie ?

Pour Augustin et les chrétiens, le chemin qui mène de soi à soi, passe par la confrontation entre l'âme et Dieu. Le fondement de la conscience de soi, se situe dans le rapport, que cette existence entretient avec Dieu. Aussi, la dimension totale de l'autobiographie, sa véritable signification ne se révèlent, que sous le regard de Dieu, et devant Dieu, qui en garantit l'authenticité. La valeur de l'expérience vécue réside dans une rencontre avec le Seigneur, une conversion venue bouleverser une vie. Ce n'est qu'à ce titre, que l'existence mérite d'être racontée, et se trouve susceptible de présenter de l'intérêt.

Augustin entend se servir de son témoignage pour avertir ses frères de se tourner en eux-mêmes, afin qu'ils retrouvent au plus profond d'eux, la lumière secrète de Dieu qui conduit à la conversion. Cependant, la découverte d'Augustin revêt le caractère d'un vécu personnel et se situe bien au-delà de la transmission. Par conséquent, la communication du témoignage d'Augustin, la restitution de son parcours, ne peuvent avoir qu'un impact limité, en matière de formation. Même si la valeur de l'exemple s'impose, le problème de la formation subsiste pour autrui. La foi ne se transmet pas. La Révélation ne peut se réaliser qu'à titre personnel. Elle ne peut-être partagée. Elle doit avoir lieu à titre individuel. Le retour sur soi-même, le rapprochement avec Dieu, constituent un cheminement individuel, que chacun ne peut accomplir que par lui-même. La conversion, même si elle débouche sur une vérité universelle, correspond à une expérience vécue, dans sa singularité, avec ses différentes étapes, pour chaque personne.

Aussi, à ce titre la formation ne peut être qu'autoformation et relève d'un apprentissage individuel, d'une aventure personnelle. Augustin signifie que chaque homme est capable de Dieu, qu'il peut le rencontrer. Il montre ce que peut être une vie spirituelle. Il se montre à travers son parcours vers Dieu et montre Dieu. Il transmet un enseignement à l'usage de tous. Il n'en demeure pas moins que la foi suppose une découverte individuelle, relève d'un itinéraire personnel, et engage chaque être dans son unicité même. Le «Je» de chacun est unique. L'expérience d'Augustin ne saurait se substituer à celle des autres. Chacun doit faire son propre chemin et rencontrer Dieu par lui-même. Le sujet est l'agent premier et irremplaçable de sa formation. Il semble bien que se dessinent là, les limites de l'autobiographie chrétienne.

D'autre part, à travers les Confessions, Augustin se reconstruit, se reconstitue et se trouve amené à recomposer son histoire. Il retrace son parcours après l'avoir analysé. Il restitue ce qu'il pense en être les épisodes les plus significatifs et les moments les plus forts. Il y a une part de recomposition. Il ne livre pas une vérité en soi, mais ce qu'il pense être la vérité. Sans doute, accentue-t-il certains traits, certains événements vis-à-vis d'autres. Le subjectivisme ne peut-être absent de son témoignage, même si Dieu en garantit la sincérité. Augustin se trouve inévitablement conduit à une certaine idéalisation de soi et de son parcours. L'expérience autobiographique renferme en elle-même, un danger d'illusion sur soi, et une dérive, auquel il est difficile d'échapper. Le miroir autobiographique ne saurait se superposer exactement à la réalité. L'auteur relate sa vérité et ce qu'il pense avoir vécu. Le lecteur ne doit pas oublier cet aspect dans sa lecture et sa prise en compte du témoignage d'Augustin. Il doit nécessairement faire la part des choses.

Néanmoins, Augustin réveille le disciple en chacun de ses frères et éveille sa réponse à la grâce divine. Il met l'âme d'emblée en face de Dieu. Sa propre aventure, sa découverte de Dieu, n'isole pas Augustin, ne l'incite pas à se renfermer sur lui-même, mais le conduit, au contraire, à vouloir faire partager son histoire. Dieu assure le passage du moi vers l'autre. Fort de l'expérience de la Révélation et de la découverte de la grâce divine, Augustin se sent porté vers les autres, veut leur transmettre et leur faire reconnaître la portée du message évangélique. Cette position l'entraîne, en quelque sorte à vouloir forcer le passage chez les autres. Poussé par la force de ses convictions, Augustin voudrait faire de ses frères des sujets chrétiens, presque malgré eux.

Augustin veut inciter chacun de ses frères, à vivre de façon chrétienne, et à se garder du péché. Il engage à se réformer, à travailler à son salut, si bien que les Confessions peuvent prendre parfois un accent dogmatique, par la rigueur de l'exhortation : «Revêtez-vous du Seigneur Jésus-Christ», «Race curieuse de connaître la vie d'autrui, paresseuse à corriger la sienne». Le rapport à l'autre le frère, le fidèle, chez Augustin, se trouve dominé par la préoccupation constante et très forte de le catéchiser, de le convertir presque malgré lui. Augustin se sent tenu de faire de ses frères des sujets chrétiens. Il veut entraîner chacun d'eux, à découvrir, et à repérer la marque du divin, au plus profond de soi. En tant qu'évêque, il se sent responsable de l'éducation chrétienne de son peuple.

La conversion des fidèles devient un devoir minimum pour le prédicateur. Ce ne serait plus croire, que de se débarrasser de ce drame, en l'effaçant dans les tolérances. Augustin refuse que les siens succombent à l'erreur et soient rejetés dans les ténèbres : «Dans ma misère, qui aurait pu me délivrer de ce corps de mort, sinon ta grâce par Jésus-Christ notre Seigneur ?» 95 Il se sent comptable du salut des fidèles dont il a la charge et veut coûte que coûte les ramener à Dieu.C'est sa mission de Père de l'Église et de chef spirituel.

Augustin s'en montre tellement convaincu et pénétré qu'il écarte tout autre modèle de vie que le modèle chrétien : «Car le Seigneur guide le pas de l'homme, il lui fixera sa route». 96 Il veut imposer ce qu'il pense être la «vraie vérité» «Tu nous as fait orientés vers toi et [....] notre cœur est sans repos tant qu'il ne repose pas en toi». 97 Il ne reconnaît qu'une seule Révélation celle qui vient de Dieu, par l'intermédiaire de Jésus-Christ : «C'est ainsi en effet que la source de lumière est auprès de toi, comme c'est dans ta lumière que nous verrons la lumière». 98

Celui qui croit au salut éternel hésite à accepter que les hommes s'en écartent : «Oui c'est le Seigneur qui guide les pas de l'homme et qui voudra sa vie». 99 (V, VII, 12) Pour l'écrivain chrétien, le drame de la liberté humaine consiste à refuser Dieu. L'homme ne fait rien d'autre que de se renier en fuyant Dieu et en s'éloignant de lui. Augustin entend souligner la dimension chrétienne de l'homme. Seule celle-ci lui confère sa dignité et sa vraie valeur.

Chaque homme est marqué par sa condition de pécheur, mais peut être sauvé, par la grâce divine tout comme Augustin. Cette vision domine les Confessions. Celles-ci font ressortir le négatif des états antérieurs à la conversion afin de déclencher une volonté de rupture. La trace des pas sur le chemin s'efface, une fois la vérité révélée. Ce qui importe, c'est le cheminement jusqu'à la conversion, fin ultime, à laquelle doittendre tout homme. Une fois celle-ci réalisée, il n'y a plus lieu de décrire la vie. Celle-ci se confond avec le verbe divin. L'autobiographie chrétienne ne donne qu'une vision succincte de la vie et n'en délivre pas un véritable examen, car elle s'inscrit dans une visée spirituelle. «La vie confessée est mise en perspective, par l'intention confessante; le récit du vécu augustinien réel est oblitéré de bout en bout par l'interprétation chrétienne». 100

Pour les chrétiens, la vraie vie réside au-delà, et ne saurait se confondre avec le passage effectué sur terre, qui ne fait que la préparer. La vraie vie se situe ailleurs que dans la vie réelle, elle se trouve dans le salut, c'est à dire dans la transcendance et l'au-delà. Augustin sépare la vie humaine et la vérité de Dieu. A la fin des Confessions, il n'y a plus que la parole de Dieu. L'entreprise apologétique augustinienne vise à la dissolution du moi, dans la conversion. Elle invite l'homme à s'oublier, à se dépasser, à se surpasser, à faire de la volonté divine la sienne. A la fin des Confessions, il n'y a plus de moi, il n'y a que des pécheurs mortels dont Jésus-Christ est le seul recours (X, XII). Il ne s'agit donc pas de se connaître, mais d'aller à son salut, en assurant en soi, avec l'aide de Dieu, le triomphe de la grâce sur le péché.

L'expérience intérieure, l'intériorité recommandée par Augustin n'ont qu'un seul but : ramener l'homme à Dieu. Elles jugent la réalité intime d'un point de vue transcendant. L'autobiographie chrétienne considère l'homme en fonction du sens théologique de sa destination, et des liens qui le rattachent au créateur. Elle met en avant une émancipation spirituelle. Sans cesse persiste le sens de la dépendance du fidèle par rapport à Dieu. Pour Augustin, la liberté de choix constitutive de chaque personne ne peut et ne doit s'exercer que dans un seul sens : celui de l'accomplissement en Jésus-Christ. Ce choix, le seul, le vrai est difficile, douloureux, mais conduit à la quiétude et au salut : «Et la vie heureuse, là voilà éprouver de la joie pour toi, de toi, à cause de toi». 101 Augustin enseigne à ses frères que Dieu n'est pas un principe métaphysique, une entité abstraite, mais ce qu'il y a de plus intérieur «Dieu qui est plus intérieur que l'intime de l'âme». Il veut les faire adhérer à ce principe. Il s'agit là non d'affirmations rationnelles, mais d'affirmations résultant d'une expérience, intensément vécue. Celle-ci constitue pour Augustin, la clé de l'aventure humaine.

Augustin veut faire éclater ce qu'il pense être la vérité de l'existence. En tant que messager de Dieu, il lui revient de restituer le sens de la vie. Il veut donc expliquer aux fidèles comment gagner leur conversion et cherche à les y entraîner malgré eux, car il est convaincu du bien fondé de sa théorie. Il postule que la méconnaissance de soi est elle-même indissociable de la méconnaissance de Dieu, soit que l'homme accaparé par le monde oublie Dieu, soit qu'il s'en fasse une idée fausse. Dans l'un et l'autre cas, l'homme ignore l'objet véritable de son désir et reste prisonnier de lui-même et du monde.

En voulant se faire le centre exclusif du monde, l'homme lui ôte toute signification, mais de façon plus grave encore, il en vient à perdre le sens de sa propre existence. Pour lutter contre cette déviation, cette perte de soi, Augustin propose un idéal transcendant, à l'exclusion de tout autre : «Et tu as tendu ta main d'en haut et du fond de mes ténèbres tu as accroché mon âme [....]». 102 Tout le projet autobiographique d'Augustin est sous tendu par la volonté de vouloir transmettre et illustrer cette vérité de Dieu, à laquelle il entend se consacrer tout entier. Raconter sa vie, consiste à avouer l'histoire du pécheur du premier au dernier degré, et revient à retracer l'histoire universelle de tout homme, pris dans l'universelle rédemption. Il n'y a pas de secret de la vie personnelle, tout est résolu. Si quelque incertitude subsiste, elle est sans importance. C'est l'humanité universelle qui se retrouve à travers Augustin.

Augustin dégage une seule voie, un seul parcours, celui qui consiste à se retrouver dans le Royaume promis de Dieu, et qui s'illustre à travers sa propre histoire. Il incite à vivre en jouissant de Dieu et de sa bonté. Il ne connaît qu'une seule issue aux tourments de l'âme, s'en remettre à Dieu, port et refuge assuré. Il attend en conséquence des autres hommes qu'ils se conforment à ce modèle de vie et l'adoptent, car il constitue la justification même de l'existence et lui restitue son sens. Augustin ne peut éclairer les interrogations initiales des hommes qu'à la mesure de la Révélation de son Dieu. Sa logique de formation et sa conception de l'existence renvoient à sa foi chrétienne. Le véritable problème de l'homme consiste donc à reconnaître Dieu, à lui faire la part qu'il convient dans sa vie, pour Augustin.

La démarche autobiographique chrétienne ramène la grande question de l'homme, sa place, sa fonction, son rôle, à celui de créature de Dieu. Augustin marque la responsabilité de l'homme en terme d'éducation spirituelle. Il ne distingue pas d'autre enjeu. Il rattache l'identité et l'unité de son être à Dieu. Car Dieu, lui est plus intérieur que lui-même. Il considère en conséquence que chacun doit se retrouver en lui-même, à son exemple, et atteindre Dieu. La formation pour Augustin est auto-formation spirituelle. Elle s'effectue dans une perspective d'éducation chrétienne et de conversion. Elle consiste pour tous, à se retrouver en Dieu, le Dieu universel de l'humanité. Cette vision soulève toutefois le problème de l'altérité.

Notes
95.

Confessions, VIII, V, p.12

96.

Ibid., V, VII, p.12

97.

Ibid., I,.I, p.1

98.

Ibid., XIII, XVI, p.19

99.

Ibid. V, VII, p.12

100.

G. GUSDORF, Auto-bio-graphie, Op., cit., p.236

101.

Confessions X, XXII, p.3

102.

Ibid., XIII, XI, p.19