I - LES NOUVELLES CONDITIONS DE L'APPROCHE AUTOBIOGRAPHIQUE AU XVIIIè SIÈCLE

1 - La montée de l'individualisme moderne et la naissance des sciences de l'homme

L'âge des Lumières apparaît comme le lieu et l'enjeu d'une mutation dans l'histoire des mentalités. Jusqu'au XVIIème siècle, l'homme était pris en charge par l'Église et la monarchie. Un tournant s'amorce dès la fin de l'âge classique, qui annonce la promotion de certaines valeurs au détriment d'autres, et s'accompagne d'une altération de l'ordre social traditionnel. Les thèmes de la liberté, des droits de l'homme, de la civilisation, du progrès, de la tolérance, de la justice, de l'universalité, du bonheur, de la paix se dégagent de l'esprit du XVIIIè siècle. Celui-ci donne une nouvelle image de l'homme et du monde.

La réalité humaine prend ses distances, par rapport à une transcendance, qui ne l'opprime plus sous la charge des déterminismes. Le XVIIIè siècle affirme une maturité dans les rapports de l'homme avec Dieu. Tout ce qui fondait la loi de Dieu, la prééminence de Dieu se trouve soumis à une nouvelle révision. Dieu se trouve désormais en retrait de l'univers physique auquel est reconnu l'autonomie de ses normes de fonctionnement. Les esprits éclairés mettent en question la transcendance de l'Église et livrent la Révélation à l'examen de la raison. Le fidèle doit se choisir une vérité qui ne va plus de soi. La théologie avait servi jusque-là d'écran à la libre expression de l'être humain. Le recul de Dieu laisse le champ libre à une réalité humaine indépendante sans référence à l'intervention divine.

La condition humaine connaît un profond changement. Le rapport de l'homme à l'homme obtient une priorité sur le rapport de l'homme à Dieu. Les hommes du XVIIIè n'éprouvent plus le besoin de Dieu comme contre-assurance. Ils se sentent bien dans le devenir de l'immanence et trouvent en eux-mêmes un principe d'organisation de leur existence. A la volonté de Dieu se substitue un impératif, dont le principe se trouve dans la volonté propre de la personne : chaque individu est pour lui-même l'ultime ressource. «Le remembrement de l'espace mental consacre l'abandon du projet de théodicée au profit d'un projet d'anthropodicée. L'homme remplace Dieu en tant que point de départ et point d'arrivée du savoir : c'est la présence de l'homme qui délimite désormais la sphère dont la circonférence est partout et le centre nulle part.»103

Le voile est levé pour que se découvre l'humanité de l'homme. L'homme moderne accède à la possession d'une nouvelle conscience de soi. Il s'accepte dans sa nature tel qu'il est, au travers de ses impulsions, dans la ligne d'un optimisme qui se satisfait de la nature humaine. L'homme moderne découvre ses propres pouvoirs vis-à-vis de la nature et prend conscience de ses capacités d'innovation. L'horizon de l'existence cesse d'être immuable. L'idée de progrès est liée à la conscience d'un homme susceptible de pouvoir agir sur l'univers et capable d'en modifier les données. Elle réside également en la certitude d'une rupture avec le passé et d'une croyance en un avenir meilleur. «Il appartient aux hommes de bonne volonté de faire mouvement vers un futur différent qui a déjà commencé». 104

Le visage du monde, tel qu'il se présente aux hommes du XVIIIè siècle, atteste de l'œuvre de civilisation accomplie par l'espèce humaine. Partout où l'homme tourne son regard, il trouve des signes et attestations de son pouvoir de création. L'idée de progrès se trouve associée au démarrage de la civilisation scientifique et technique, à l'expansion économique des puissances européennes. Elle s'enracine dans la certitude d'une humanité consciente de bénéficier d'une amélioration réelle. Cet état d'esprit s'illustre chez des hommes politiques, tels que Turgot et Condorcet (Esquisse d'un tableau historique des progrès de l'esprit humain), des philosophes comme Kant.

L'humanité ne doit plus son salut à l'intervention d'un Dieu transcendant, mais devient elle-même l'agent de sa libération. La notion de civilisation qui s'affirme à ce même moment de l'histoire correspond à l'avènement et à l'institution d'un ordre nouveau, préférable à l'ordre ancien. Elle exprime le sentiment d'une humanité en marche dont la condition s'améliore. Elle met en cause le développement de l'activité sociale et intellectuelle. Elle s'accompagne d'une nouvelle exigence épistémologique et met en œuvre une conscience d'homme.

La présence de l'homme change le monde. La croissance de l'Occident témoigne d'une évolution. Les inventions techniques, les grandes découvertes, l'expansion maritime, coloniale, commerciale, la philosophie expérimentale fournissent autant de preuves des possibilités de l'humanité. La variable humaine exerce un droit de reprise sur les déterminismes. La civilisation correspond à une promotion de l'homme par l'homme, qui passe par l'itinéraire obligé d'une transformation du milieu humain. La notion d'humanité vient remplacer celle de Dieu, comme point d'origine et foyer de convergence des normes morales et spirituelles.

Le XVIIIè siècle est le témoin d'une mutation de la sensibilité intellectuelle. L'homme est considéré comme objet de science. Les philosophes contribuent à propagation de ce nouvel état d'esprit dans la société. Christian Wolff, enlève à la théologie la place d'honneur qu'elle occupait. Kant se préoccupe d'une raison humaine, dont il est entendu, qu'elle est spécifiquement distincte de la raison divine. Shaftesbury intitule ses essais Caractéristiques des hommes, des mœurs, des opinions, des époques (1717), et s'efforce de découvrir par l'analyse méthodique de l'expérience réelle, les valeurs singulières du donné humain. Dans l'Encyclopédie, Diderot souligne l'importance de l'homme comme nouveau centre de perspectives. Dans son Traité de métaphysique (1734), Voltaire commence par une étude de l'homme, présentée de manière concrète à partir des données de l'anthropologie descriptive. Hume, dans son Traité de la nature humaine (1739), pose les sciences de l'homme comme seul fondement des autres sciences. «L'homme qui se cherche dans les sciences de l'homme cherche à fixer sa propre figure dans un jeu de miroirs où les images se multiplient à l'infini». 105

Soucieux de fixer sa propre identité l'homme se donne comme objet et sujet d'étude. Le renouvellement de la science, l'apport de nouvelles disciplines permettent une mise en perspective neuve de la réalité humaine. Le développement de la psychologie, de la pédagogie, de l'histoire, des sciences sociales, économiques et politiques, s'organisent autour des divers aspects de l'existence humaine. L'avènement des sciences humaines consacre une péripétie décisive dans l'histoire de la pensée. La mise en évidence de la pluralité des mondes culturels, de la diversité des espaces et du temps, impose un élargissement de la présence à soi et de la présence au monde.

Chaque discipline rayonne au-delà de ses propres limites et se constitue en sphère d'influence. L'avènement de la psychologie au XVIIIè siècle se ressent de la modification du statut de l'homme dans l'univers. La connaissance psychologique doit être comprise comme l'un des aspects de la conscience de soi, dans un aménagement nouveau de la situation de l'homme. L'exploration systématique du domaine humain intervient comme une réponse à une question qui ne se posait pas dans le précédent contexte culturel, et désormais s'impose. Le psychologue est l'homme d'une conjoncture où l'on s'interroge sur l'identité de l'être humain. La science psychologique est la marque de la nouvelle conscience de soi. De la même façon, le développement de la pédagogie apparaît comme lié au contexte culturel. Le problème global, que pose la formation de l'homme par l'homme, se pose de façon accrue au XVIIIè siècle. La norme de tout système éducatif, s'appuie sur le type idéal, qu'une société voudrait incarner en chacun de ses membres. La fonction pédagogique doit assurer l'adaptation de l'homme à l'univers où il lui faut vivre. Le nouvel esprit impose une remise en question de l'ensemble des présupposés de l'enseignement. Un nouveau débat s'ouvre qui correspond aux nouvelles exigences ressenties par l'homme.

L'intérêt pour l'histoire qui se manifeste parallèlement, correspond aussi à l'expression d'un nouveau rapport au monde, et d'une nouvelle conscience de la vérité. L'homme des Lumières fait profession de philanthropie, il se veut cosmopolite, solidaire de tous les peuples de la terre. La curiosité historique assure l'insertion de chaque individu dans l'humanité. Elle lui apprend ses origines et lui permet d'imaginer l'avenir. L'histoire de l'humanité exerce la fonction naguère dévolue à l'eschatologie. Chaque homme apprend des autres hommes sa vocation d'homme. Les essais et les erreurs des hommes et des peuples revêtent le sens d'une expérimentation au niveau des valeurs fondamentales. Les sciences historiques mettent en cause l'ontologie. Les historiens veulent faire de l'histoire une science de l'homme et une science pour l'homme.

L'analyse de l'homme met en cause l'horizon social, politique et économique. Les activités agricoles, commerciales, artisanales, les cycles de production, de consommation et d'échange s'inscrivent désormais dans la perspective du rapport au monde et du rapport aux hommes. Les premiers traités d'économie politique paraissent : Réflexion sur la formation et la distribution des richesses de Turgot (1765-70), l'Enquête sur la nature et les causes de la richesse des nations d'Adam Smith. Les penseurs du XVIIIè siècle européen, de Locke à Hume en passant par Voltaire, Montesquieu et les Encyclopédistes, accordent une grande importance aux problèmes économiques, indissociables des problèmes de gouvernement et de civilisation. La naissance de l'économie politique ne traduit pas le seul progrès du savoir, le perfectionnement des méthodes et des doctrines. Elle émane de cette réflexion sur l'homme qui caractérise le XVIIIè siècle.

L'œuvre des Lumières fait de l'être humain le centre de perspective de toute pensée. La notion d'humanité comme valeur, présuppose l'inventaire systématique et raisonné, de tous les faits constitutifs de la réalité humaine. Les meilleurs ouvrages des penseurs du XVIIIè : La Science nouvelle de Vico, les Essais de Hume, L'Esprit des lois de Montesquieu, L'Essai sur les mœurs de Voltaire, peuvent être considérées comme des recherches qui rassemblent un ensemble de données sur la condition humaine.

La socialisation de l'existence s'impose à la réflexion. L'avènement de l'idée d'humanité, signifie que l'on reconnaît une réalité de fait et de droit à la masse des hommes, dans sa totalité, sans discrimination, ni hiérarchie. Le travail entrepris par les assemblées révolutionnaires du XVIIIè siècle, se situe dans cette ligne de pensée. L'idée d'une conscience de l'égalité entre les hommes, le sens de la responsabilité à l'égard de chacun, se met en place. L'État devient le garant de l'ordre public, et apparaît comme seule puissance susceptible d'assurer la sécurité et le bien être de tous. Les initiatives révolutionnaires, inspirées par les Idéologues continuateurs des Encyclopédistes, réalisent la volonté de soumettre à une raison humanitaire, le domaine de l'administration, de la juridiction répressive, de l'assistance publique, de la santé publique et le système pénitentiaire.

Une nouvelle exigence philanthropique et humanitaire se développe en Europe, qui vise à assurer une formation de l'esprit et du cœur, conforme à l'idéal humanitaire. C'est au nom de celle-ci qu'aura lieu la Révolution. L'Ancien Régime ne correspond plus au nouvel espace mental. Il ne représente plus qu'un système périmé, en inadéquation avec les nouvelles valeurs, soutenues par les philosophes. Le changement s'impose. La Révolution doit promouvoir les valeurs de justice et de raison. C'est dans cet ordre des choses, que l'Assemblée Nationale abolit les institutions, qui blessent la liberté et l'égalité des droits. La nation n'a plus que des citoyens égaux en droit. Elle mobilise les énergies en vue de la promotion de la condition humaine. L'optimisme du siècle postule l'avènement de la raison sur la terre par le seul accomplissement continu de la perfectibilité humaine. C'est dans ce sens que l'homme du XVIIIè doit travailler et s'exercer.

Le dogmatisme intellectualiste, fondé sur le déploiement de l'esprit critique, succède au dogmatisme ontologique de naguère. «Pour les croyants, la raison était une étincelle divine, une parcelle de vérité concédée aux créatures mortelles, en attendant le jour où elles franchiraient les portes du tombeau, et où elles verraient Dieu face à face» 106 Pour les nouveaux venus, ce moment est dépassé. En présence de l'obscur et du douteux, la raison se met au travail, compare. Elle révèle la vérité, dénonce les erreurs. Elle saisit les faits à l'état pur, les enregistre. Au lieu de partir des principes, elle s'appuie sur l'expérience, analyse les données et en tire des lois. La raison se suffit à elle-même, elle est universelle. Elle éclaire les hommes. Jusqu'à maintenant, les hommes avaient toujours eu besoin d'un commandement extérieur. Au XVIIIè, ils pensent réellement par eux-mêmes. La liberté de faire usage de sa raison s'impose. La raison n'est pas une affirmation péremptoire, mais représente l'itinéraire qui mène à la découverte de la vérité. C'est par la recherche de la vérité, que les forces se développent. C'est par le recours à son sens critique, que l'homme peut avancer.

L'espace épistémologique du XVIIIè est un espace ouvert, où l'exercice de pensée est œuvre en soi. Cette vision correspond à celle de l'Encyclopédie. L'esprit philosophique du temps porte les hommes à vouloir examiner, à peser scrupuleusement chaque preuve. La vraie critique n'est autre que l'esprit philosophique, appliqué à la discussion des faits. Dans les sciences naturelles, comme dans les sciences morales, comme dans la philosophie, la marche vers la vérité est mobilisation de l'entendement. La fonction de raison est d'analyser, de disjoindre et d'unir, afin que le jugement puisse s'exercer en connaissance de cause. Elle apparaît, comme une énergie et un dynamisme, propre à porter les hommes plus en avant, dans leur quête de vérité et de connaissance.

L'esprit humain, gagne une nouvelle conscience de soi, dans cette quête toujours renouvelée. L'entreprise de l'Encyclopédie, illustre cette prise de conscience de l'homme, sujet de l'histoire, à travers l'histoire même. «Les penseurs du XVIIIè doivent assumer la tâche de mener à bien le tour du monde matériel et de la réalité humaine avant de revenir à soi». 107 La philosophie étend son influence à toutes les disciplines, comme exigence universelle, et orientation de connaissance, dans le sens d'un avènement de l'homme. Édification du monde, édification de soi, éducation de l'humanité, apparaissent comme autant de principes, qui soutiennent la pensée du XVIIIè siècle.

Notes
103.

G. GUSDORF, Dieu la nature et l'homme au siècle des Lumières, les Sciences humaines et la pensée occidentale : V, Payot, 1972, Bibliothèque scientifique, p. 233

104.

G.GUSDORF, Les Principes de la pensée au siècle des Lumières, les Sciences humaines et la pensée occidentale : IV, Payot, 1971, Bibliothèque scientifique, p. 317

105.

G. GUSDORF, L'Avènement des sciences humaines au siècle des Lumières, les Sciences humaines et la pensée occidentale : VI, Payot, 1973, Bibliothèque scientifique, p. 588

106.

P. HAZARD, La Crise de la conscience européenne, 1680-1715, Fayard, 1968, Les Grandes études littéraires, p. 377

107.

G. GUSDORF, Les Principes de la pensée européenne au siècle des Lumières, Op. cit., p. 287