2 - Le cœur, la sensibilité et la raison

Le XVIIIè siècle ne peut être qualifié de «siècle des Lumières», que pour une partie ou un aspect de sa culture. Au sein même de ce monde intelligible, les valeurs et les attitudes qui s'imposent, refoulent à l'arrière plan un certain nombre d'exigences insatisfaites. Tout au long du siècle, on peut discerner une ligne de force, selon laquelle se poursuit la résistance à l'intellectualisme dominant. L'individu n'accepte pas de se laisser enfermer et réduire à une seule dimension. Il affirme son irréductibilité. Il ne veut pas se laisser définir par son seul intellect. La formule «je suis un moi» revêt la signification d'une revendication quasi absolue de la subjectivité. «Le moi» se refuse à toute identification réductrice. Il tient en échec, par toutes les vertus de son libre arbitre, toutes les prétentions de l'intelligibilité scientifique. «L'homme se sait et se veut un être de chair, un être de sentiment, et non pas seulement une faculté de juger selon des normes rigoureuses importées de la province scientifique.» 108

La personne revendique sa propre appartenance, et s'affirme à la recherche d'un équilibre, entre les divers aspects de son être. Elle s'oppose au nivellement imposé par l'ordre scientifique et social, qui refuse de prendre en considération sa singularité. Pour les âmes sensibles, la vérité intellectualiste des Lumières n'est pas une vérité à visage humain. Celle-ci propose de l'homme une image réductrice. La conception rationnelle, qui s'efforce de donner de toutes choses une explication positive et logique, ne peut suffire à tout éclairer et tout comprendre. «L'excès des Lumières dans l'éblouissement des vérités de la raison, suscite un véritable aveuglement.» 109

L'être éprouve la nécessité de rechercher en lui-même sa propre vérité. Il ne veut pas rester étranger à lui-même et tourner le dos à sa propre réalité. L'objection de la conscience affirme la priorité de l'espace du dedans. Le retour sur soi s'impose comme refuge, face à l'objectivité des faits et des normes, répandues par l'esprit des Lumières. «Le siècle des Lumières se heurte à sa limite et découvre la nécessité de se dépasser».110

Ainsi s'opposent à l'homme des Lumières, pour qui seul le monde extérieur existe, tous ceux qui maintiennent le primat de l'intimité. Une autre vérité de l'homme se fait jour, celle de la spontanéité intime du sentiment. En 1753, l'abbé de Lignac dans ses Éléments de métaphysique tirés de l'expérience, oppose à l'expérience dont se réclament les savants, l'autre expérience, celle du sens intime. Dans son Témoignage du sens intime (1760), il pose le principe du fondement de l'être humain par le sens interne. D'Alembert, le rejoint dans ses vues, en reconnaissant ce même sens interne, comme intimement répandu dans la substance de chaque être, et comme faculté autonome exerçant une influence directe sur l'âme. Dans son essai sur les Éléments de philosophie ou sur les principes des connaissances humaines, il situe la localisation du sens interne du «côté de l'estomac», et considère cette région comme «le siège du sentiment».

L'idée d'une logique double chez l'être se dessine. L'identité de l'homme a pour soubassement, la complémentarité des perspectives de la présence au monde, et de la présence à soi-même. Il y a danger «d'aliénation intellectualiste» si le moi se laisse dominer par les normes de l'objectivité. Le cœur a ses raisons, le droit de valeur des sentiments s'impose. Ceux-ci sont reconnus comme des composantes indispensables de l'équilibre personnel. Diderot lui-même, constate cette dualité de la personne, la coexistence parallèle des valeurs du sentiment et des valeurs de l'intellect et du raisonnement. Rousseau de son côté, affirme nettement la priorité des données de l'être intime, en tant que fondement de toute présence au monde : «Exister pour nous, c'est sentir; notre sensibilité est incontestablement antérieure à notre intelligence et nous avons eu des sentiments avant des idées». 111

La ligne du cœur traverse le siècle intellectualiste et ne cesse de se faire entendre. Elle se confond parfois avec la ligne de la foi. Le retrait de Dieu, la sécularisation de la pensée ne concernent que l'aspect institutionnel du christianisme. Les Églises établies ont perdu une partie de leur rayonnement. Les âmes religieuses ne se sentent plus à l'aise dans le climat institutionnel des Églises. L'inspiration chrétienne se manifeste sous des formes neuves. Le piétisme et le quiétisme, apparaissent comme autant d'aspirations et de frémissements de grandes âmes inquiètes, que la raison ne contente point et qui cherchent un Dieu d'amour.

L'exploration de voies nouvelles se traduit par la recherche de dialogue intérieur entre l'âme et Dieu. En France, la doctrine du pur amour, issue de Fénelon et de Mme Guyon, cherche à exprimer cette spécificité du rapport de l'homme avec son Dieu. Elle rencontre une large audience parmi les âmes en quête d'une véritable authenticité religieuse. Pour Fénelon, les entraînements de la sensibilité comptent plus que l'enseignement de l'intellect. L'autorité que ce prince de l'Eglise recherche, se déploie selon les voies intérieures du cœur. Fénelon a en vue une expérience intérieure de l'âme. Avec son amie Mme Guyon, il propose une voie d'approche vers une anthropologie du cœur et du pur amour et apporte une contribution décisive à l'ontologie du sentiment.

Le mouvement piétiste en Allemagne, exprime la réaction de la religion du cœur, contre le conformisme dogmatique et l'intellectualisme. Le méthodisme dans le domaine anglo-saxon, propose la redécouverte d'une foi authentique, face aux spéculations théologiennes. On peut donc parler d'un piétisme européen. Celui-ci veut exprimer la signification de l'expérience de la foi au niveau de l'existence. L'influence de ces mouvements religieux sur la culture sont immenses. Par le souci de la vie intérieure, le quiétisme et le piétisme contribuent à développer une littérature de l'intimité et de l'observation de soi. Les textes relatifs à la vie intérieure, à l'expérience et à la psychologie religieuse sont nombreux. Ils sont lus et médités à travers toute l'Europe. L'Abondance de la grâce accordée au plus grand des pécheurs par le prédicateur John Bunyan (1666), L'Autobiographie d'Antoinette Bourignon (1683), La vie de Mme J.M.B. de la Mothe Guyon écrite par elle-même (1720), La Relation de sa propre vie écrite par Adam Bernd (1758), L'Autobiographie de Johann Jacob Ruske (1770) sont représentatifs de cette tendance.

Ces influences se transportent jusque dans le domaine du roman. Le Telémaque de Fénelon, fait état de la libre disposition du cœur, chez son auteur; les Rêveries du promeneur solitaire de Rousseau, attestent des libres impulsions du sentiment. L'Émile et la Nouvelle Héloïse, s'inscrivent dans la voie du piétisme européen. Rousseau est un admirateur passionné de Fénelon et le hasard de son existence aventureuse, fait qu'il a reçu, par la personne interposée de Mme de Warens, les enseignements du piétisme allemand. Les Confessions d'une belle âme, au sein des Années d'apprentissage de Wilhem Meister, manifestent encore l'influence piétiste, au sein de l'œuvre de Goethe.

Ainsi, la voie est ouverte qui mène sur les chemins de l'espace du dedans, dès la seconde moitié du XVIIIè siècle. L'expérience spirituelle, prend le pas sur l'expérience de la physique expérimentale. La philosophie du sentiment déchiffre l'univers extérieur, à partir des catégories et des structures du monde intérieur. Cet ordre de la sensibilité libère l'existence individuelle des contraintes normatives et autres impératifs catégoriques, dont elle était prisonnière. L'éthique du sentiment suggère à chacun de se comporter, selon la norme de son exigence profonde. «La métaphysique du sentiment correspond à une sollicitude nouvelle de l'homme pour l'homme, à une curiosité mais aussi à une inquiétude». 112

Les âmes sensibles veulent trouver leur centre et parvenir à la réconciliation avec elles-mêmes. Les «maîtres de l'intériorité», Fénelon, Prévost, Goethe, Rousseau, pour ne citer que les plus importants, orientent leur pensée et leur vie en fonction du sentiment. Ils privilégient l'expérience affective, les intuitions du cœur et explorent l'immense labyrinthe de la réalité humaine. Ils témoignent, à travers leurs écrits, du souci de vouloir constituer leur être, selon des normes qui répondent à sa vocation personnelle. Le moi se trouve ainsi reconnu comme centre d'expérience, et nœud personnel des valeurs.

Notes
108.

G. GUSDORF, Les Principes de la pensée européenne au siècle de Lumières, Op. cit., p. 310

109.

Ibid., p. 521

110.

Ibid., p.522

111.

J.J. ROUSSEAU, Émile ou de l'Education, Oeuvres Complètes : IV, Gallimard, 1990, Bibliothèque de La Pléiade, IV, p. 600

112.

G. GUSDORF, Naissance de la conscience romantique au siècle des Lumières, les Sciences humaines et la pensée occidentale : VII, Payot, 1976, Bibliothèque scientifique, p. 261