3 - L'ouverture à une littérature autobiographique : l'exemple représenté par Jean-Jacques Rousseau.

L'évolution des perceptions, l'avènement de l'homme sensible, attestent du renouveau du climat culturel, en cette deuxième moitié du XVIIIè siècle. Cette nouvelle spiritualité, annonce une nouvelle littérature, qui prend place au sein d'un développement de la culture du moi. L'espace du dedans impose sa prééminence. Désormais, la priorité est donnée au rapport que l'homme entretient avec lui-même. Des hommes et des femmes, de plus en plus nombreux, se mettent en chemin vers l'acquisition d'une vérité, en première personne, supérieure à leurs yeux, à celle que peut leur offrir le postulat universel. La littérature du moi porte témoignage de cette orientation, et s'incarne comme le récit des expériences de son auteur. Elle restitue un espace de liberté et de pensée où la personne peut donner libre cours à sa spontanéité, à son originalité, bien loin des conformités imposées par le rôle social. Un nouveau visage d'homme s'affirme, qui veut mettre en lumière les réalités et les configurations de son existence, qui recherche la coïncidence de soi à soi.

L'écriture offre un vaste champ pour se livrer à l'exploration du noyau cellulaire du for intérieur. La littérature intime occupe un vaste espace au XVIIIè siècle et témoigne d'une nette tendance autobiographique. Dès la fin du XVIIIè siècle apparaissent des exemples de cette tendance. Samuel Pepys, dans son Journal, écrit de 1633 à 1703, expose en toute rectitude sa vie entière. Au siècle suivant, paraît un autre chef d'œuvre de la littérature du moi, la Vie du D r Johnson de John Boswell, où celui-ci relate ses rencontres avec le médecin, de 1763 à 1784. Ces livres se proposent d'exposer la singularité de personnalités originales, et démontrent que la vie personnelle revêt le caractère d'un centre de valeur, et d'une unité de signification. La littérature profite de la conversion de l'attention vers l'espace du dedans, suscité par le quiétisme et le piétisme. «Aiguisés par la préoccupation religieuse, de nouvelles facultés d'analyse intime vont révéler une variété d'aspects de l'expérience personnelle, qui en se laïcisant peu à peu finiront par enrichir le domaine littéraire (...).» 113 Ainsi, se prépare toute une évolution. Au fur et à mesure du temps, la simple psychologie va remplacer l'intention édifiante et la recherche chrétienne. «(...) La littérature moderne du moi naîtra de la désacralisation de l'intimité.»114

L'œuvre de trois grands hommes : Lavater, Stilling, Moritz, se situe à la frontière de ces deux mondes, entre religion et littérature, car les accents piétistes sont encore forts. Le Journal secret de Lavater (1771), exprime la conviction que le cœur demeure «le siège et la source de l'existence authentique». La Jeunesse d'Heinrich Stilling, histoire vraie (1777), retrace la vie d'une âme toute entière tournée vers Dieu. L'Anton Reiser de Moritz se veut l'évocation d'une enfance et d'une adolescence, livrées à elles-mêmes, où les relations des faiblesses et des fautes prennent encore parfois les accents d'une confession. Moritz, illustre l'importance de l'existence individuelle et fixe l'attention de l'homme sur lui-même. La jonction se trouve esquissée entre préoccupation religieuse, psychologie concrète, autobiographie et littérature.

Ainsi, s'achève la phase qui devait mener la littérature intime, de la recherche de Dieu à la recherche de soi. L'apologétique religieuse cède la place à l'apologétique personnelle qui s'efforce de justifier l'existence et la validité du moi. La connaissance de soi s'impose comme principe et fin en soi. La littérature qui se développe à partir de ce point d'encrage et de référence témoigne de la vie intime, des rythmes du sentiment, des valeurs d'une existence donnée. «Le XVIIIè siècle est le siècle où la théodicée traditionnelle fait place à une anthropodicée». 115

Le moi s'affirme dans sa multiplicité et son ambiguïté. «La littérature du moi, parce qu'elle est littérature, s'expose selon l'ordre de la parole parlée; mais elle renvoie de cette parole apparente aux intentions profondes, elle est de l'ordre de la confidence et se donne pour objectif de révéler ce secret que chaque âme recèle au fond d'elle-même, secret de soi à soi, justification dernière de l'existence».116

Le XVIIIè siècle voit la consécration de cette littérature subjective. Le nouvel esprit favorise l'éclosion d'une littérature du moi, appelée à un considérable avenir, et d'où émerge particulièrement la figure de Jean-Jacques Rousseau. Rousseau, avec ses Confessions impose la nouvelle littérature du moi, au public international, déjà passionné par son Contrat social, sa Nouvelle Héloïse, son Émile. Toutefois, l'intérêt psychologique n'est pas exempt d'une intention dogmatique, et les marques religieuses sont encore présentes dans l'œuvre, ne serait-ce que le titre.

Jusque là, les textes intimes ne constituaient pas des textes littéraires, mais avec la personne de Rousseau, écrivain reconnu, l'autobiographie accède véritablement à un statut littéraire. Des Confessions, date réellement la consécration européenne de la littérature du moi. L'œuvre marque son temps et fixe un modèle. Elle rassemble un public disposé à accueillir ce genre d'écrits. Le moi devient «objet de consommation» et de curiosité générale. Rousseau communique l'audace de se raconter, de se complaire dans les souvenirs de toute sorte. Les Confessions proposent un espace mental où écrivains et lecteurs évoluent de compagnie. Grâce à cette mutation des mœurs culturelles, le moi devient avouable. Les particularités de l'homme retiennent l'attention, jusque dans les détails les plus intimes. Rousseau ouvre une voie. Il sera suivi par bien d'autres, au-delà même de sa propre époque.

Au sein du XVIIIè siècle, la culture du moi s'étend jusqu'au roman, par la médiation de la fiction et des personnages inventés, où l'auteur transpose sa vie privée et ses expériences. Prévost parle par personne interposée dans Cleveland. Le Werther de Goethe est écrit à la première personne. Les romans par lettres, Paméla, Clarisse, la Julie, donnent la parole au sujet personnel ou à plusieurs sujets, qui écrivent sur le mode du «Je». La ligne de démarcation entre l'autobiographie et le roman se révèle incertaine, l'autobiographie romancée, fait concurrence au roman autobiographique. L'avènement du moi submerge toute la littérature. Naguère obstacle à la vérité, le moi devient le passage obligé vers cette vérité.

Dans un essai en 1778, Herder le philosophe allemand, reprenant le thème de l'originalité des existences, souligne l'importance de la biographie et de l'autobiographie comme moyens de connaissance. Goethe lui-même, affirme que le seul témoignage valable que l'on puisse laisser à ses successeurs consiste en des Confessions. «Si l'on veut laisser aux générations futures quelque chose dont elles puissent tirer profit, ce doit être des Confessions. On doit se placer devant elles comme personnalité avec les pensées qu'on nourrit, les opinions qu'on a, et nos descendants pourront s'ils le veulent, y chercher ce qui leur convient, ou ce qui est de vérité éternelle». 117

Notes
113.

G. GUSDORF, Naissance de la conscience romantique, Op. cit., p. 349

114.

Ibid., p. 351

115.

G. GUSDORF, Les Principes de la pensée au siècle des Lumières, Op. cit., p. 282

116.

G. GUSDORF, Naissance de la conscience romantique au siècle des Lumières, Op. cit., p. 342

117.

Goethe, Lettre à Zelter, 1er novembre 1829; trad. A. Schweitzer