4 - Le renouvellement de l'éducation : le roman, témoignage de formation d'un individu

L'optimisme pédagogique représente une des grandes espérances du siècle des Lumières. «Le concept d'Aufklärung [....], doit être entendu littéralement : éclairer ceux qui jusque là ne l'étaient pas, cultiver ceux qui restaient incultes, tel est le but du mouvement qui revêt le caractère d'une grande entreprise éducative [....]». 118 La notion d'instruction publique ou d'éducation nationale est une invention des Lumières. La toute puissance d'un bon système d'enseignement, appelé à triompher de tous les obstacles dans l'individu et dans la société, est un des présupposés de l'optimisme des Lumières. «L'espèce humaine en sortant du rang des espèces naturelles s'est éveillée à la conscience; la lumière définit le sens de son aventure : l'éducation de l'humanité par elle-même». 119

L'éducation est possible. Elle est nécessaire. Les jeunes générations doivent être en mesure de prendre en charge le nouveau monde issu de la révolution intellectuelle, prolongée par la révolution technique, dont les effets se font sentir chaque jour davantage. L'éducation est beaucoup plus importante que l'instruction. Elle seule est engendrement de l'homme. L'instruction n'est qu'un moyen au service des fins éducatives. Seule l'éducation peut assurer l'insertion de l'individu dans la communauté. L'éducation sera achevée lorsque chacun sera parvenu à une maturité, caractérisée par l'acceptation d'un rôle social. Il faut que l'éducation devienne civique. Il faut qu'elle produise des citoyens. L'école doit devenir nationale. L'état doit prendre en charge l'éducation. «Tel gouvernement, telle éducation; pas d'éducation possible dans un gouvernement despotique, l'éducation doit devenir une partie intégrale de la politique, à double titre : elle la forme et elle est par elle formée». 120 L'éducation préoccupe tous les esprits de ce temps. Jamais auparavant le problème ne s'était posé avec une telle urgence à l'échelle européenne. Tous les grands penseurs sont conduits à prendre parti dans ce débat. «L'éducation occupe un emplacement privilégié dans l'espace mental parce que la pensée des Lumières dans son essence vise à la réformation de l'homme et de l'humanité.»121

La pensée moderne au XVIIIè s'est affranchie de la loi de la prédestination, particulièrement accablante pour l'homme. Les esprits de ce temps considèrent l'homme comme perfectible et comme possédant un ensemble de capacités susceptibles d'assurer son développement intellectuel et son équilibre. L'opinion éclairée est convaincue que l'éducation est d'utilité publique. La situation nouvelle remet en cause l'ensemble des présupposés de l'enseignement. Pendant mille ans et plus, le système de l'Occident n'a existé que dans l'Église, par l'Église et pour l'Église. L'idée d'une éducation nationale, dans le cadre de la nation, et pour les besoins de la nation s'impose. Le titre du livre de La Chalotais : Éssai d'Éducation nationale (1763) peut servir de repère. La Chalotais demande que les Jésuites soient dépossédés de leur école et que l'éducation ne soit plus le monopole des religieux.

Dorénavant, l'État doit pourvoir aux nécessités de la nation, l'école doit préparer des citoyens pour l'Etat, et donc être relative à sa constitution et à ses lois. Les fins de l'enseignement sont clairement posées. La considération de l'intérêt public domine au sein de la formation des individus. L'article éducation de l'Encyclopédie (1755) est sans ambiguïté. «Les enfants qui viennent au monde doivent former un jour la société dans laquelle ils auront à vivre; leur éducation est donc l'objet le plus intéressant. Premièrement : pour eux-mêmes, que l'éducation doit rendre tels qu'ils soient utiles à cette société, qu'ils en obtiennent l'estime, et qu'ils y trouvent leur bien être; deuxièmement pour leurs familles qu'ils doivent soutenir et décorer; troisièmement pour l'État même, qui doit recueillir les fruits de la bonne éducation que reçoivent les citoyens qui la composent».

Il faut donc préparer des citoyens utiles, susceptibles de contribuer à l'entreprise collective de la civilisation. Le siècle des Lumières affirme clairement la responsabilité de l'état en matière d'éducation. La laïcisation de l'enseignement s'impose parce qu'il s'agit de former des citoyens du monde. L'éducation publique doit être une éducation civique. Le civisme implique l'éveil d'une conscience préoccupée de l'engagement dans la vie sociale. Cette notion implique l'appartenance de l'individu à une communauté humaine. L'État enseignant doit développer en chacun de ses élèves le sens de l'appartenance à la grande famille humaine. «Le débat pédagogique est associé au débat philosophique et anthropologique dans les préoccupations du siècle qui a inventé les droits et les devoirs de l'homme et du citoyen». 122

Toutefois, l'idée de l'égalité devant l'éducation n'est pas encore reçue par tous et l'enseignement universel n'est pas encore entré dans les mœurs de l'âge de Lumières. L'Éducation nationale de La Chalotais n'a rien d'une éducation populaire. Il écrit : «Le bien de la société demande que les connaissances du peuple ne s'étendent pas plus loin que ses préoccupations». Diderot et Voltaire s'affirment à cet égard également comme des conservateurs. Seuls les radicaux français admettent l'idée d'une éducation véritablement nationale dans une ampleur totalitaire. Pour eux, la révolution pédagogique est la condition nécessaire de la révolution politique et sociale. Helvétius, dans son Troisième discours de l'esprit, pose comme principe que la différence d'esprit entre les hommes, provient des circonstances dans lesquels ils se trouvent placés, et de l'éducation différente qu'ils reçoivent. Il appartient donc au législateur de développer les aptitudes intellectuelles et morales de la société entière. La fonction éducative devient ainsi la plus haute responsabilité de l'Etat. Helvétius en accord avec Holbach admet la malléabilité quasi infinie de la nature humaine qui en tant que telle s'offre aux initiatives des législateurs.

De même que l'instruction publique vise à préparer des citoyens utiles, capables de contribuer au fonctionnement de l'état, au progrès de la vie sociale et économique; l'éducation privée ou domestique se préoccupe de son côté de la manière dont un homme peut se faire et se constituer. L'anthropologie nouvelle requiert l'application d'une méthode différente pour l'éducation d'un individu. La pensée traditionnelle partait du problème résolu. Sa tâche était de former des hommes cultivés, des humanistes chrétiens, dotés d'un équipement intellectuel adéquat, complété par un entraînement corporel conforme aux usages du milieu (danse, escrime, équitation, maintien). L'enfance et l'adolescence étaient considérées comme des stades de déficience, sans validité positive. L'éducation se bornait à dégrossir l'enfant, qui une fois délivré de sa jeunesse apparaissait dans sa stature authentique. L'empirisme se décide maintenant à commencer par le commencement. L'enfance et la petite enfance présentent un intérêt considérable. Locke, Buffon et Condillac remontent jusqu'au degré zéro de la présence au monde et analysent la pensée humaine à partir des premières indications des sens. Chaque nouveau-né est appelé à parcourir le chemin de l'humanité, à vivre pour son compte l'aventure d'une croissance physique et morale, qui récapitule l'histoire de l'espèce. Le jeune enfant retient l'attention et la réflexion des adultes, qui recherchent en lui le secret de leurs origines.

La pédagogie normative fait place à une pédagogie d'observation, qui s'efforce de dégager les indications caractéristiques de la nature humaine, le long de son développement. Les novateurs en Europe, Rousseau, Basedow, Pestalozzi, acceptent l'enfant tel qu'il est, corps et conscience, sens et intelligence. Le souci de la croissance organique se manifeste. Les problèmes de l'allaitement et du maillot, prennent un relief particulier, dans l'œuvre de Rousseau et de Buffon. La naturalisation de l'être humain suppose d'assurer l'équilibre physique autant que l'équipement intellectuel et moral. Le thème du sentiment de la nature, inspire une éthique de la robustesse, de la simplicité, présente chez Locke et Rousseau. Locke révèle le primat logique et chronologique des données sensibles. La Chalotais affirme que toute méthode qui commence par des idées abstraites, ne saurait convenir à des enfants. Condillac dénonce l'absurdité d'une éducation qui s'adresse à la seule raison. L'ordre naturel n'est pas l'ordre rationnel. Chaque enfant doit suivre pour son compte le chemin de la connaissance. Il doit se former lui-même au contact de la matière en vue de sa participation aux activités du monde. Il ne s'agit plus de manier les idées, les formules, les mots, mais d'affronter les choses avec une complicité familière. Locke affirme cette conviction empirique et matérielle de l'éducation au sein de Quelques pensées sur l'éducation (1693). Le travail des mains met en œuvre l'exigence d'un nouveau rapport au monde. La culture technique se justifie comme diversion psychologique et contribue au maintien de la santé.

L'«éducation nouvelle» est conçue comme une éducation totale, qui commence à la naissance, et tient compte du développement corporel aussi bien que de la formation manuelle et technique, sans oublier l'instruction civique et sociale. Le fil conducteur d'une pédagogie génétique, de la naissance à la maturité, soucieuse de reconnaître toutes les indications spécifiques de l'être, voit le jour au sein de l'éducation privée. Ces nouvelles idées et cette pédagogie du respect et de l'épanouissement de la vie, se répandent dans toute l'Europe, grâce aux livres de vulgarisation tels que : Le livre des mères, Comment Gertrude élève son enfant, etc...

Rousseau, dans son Émile ou de l'Éducation, pousse le plus loin l'analyse et s'affirme comme le plus intéressant des novateurs. Soucieux de mettre en place une pédagogie qui corresponde au stade de développement de l'enfant, il pose les principes d'une éducation nouvelle. Il s'interroge sur l'homme que les connaissances peuvent promouvoir. Il vise une formation globale de la personnalité. L'Émile met en œuvre une pédagogie du développement. Rousseau démontre que les premières facultés à cultiver sont les sens, et que ceux-ci sont les plus négligés. Il met en avant une perspective de développement pour une intelligence procédant de la sensibilité au jugement. Il rend justice à la conscience sensible, révélatrice d'un sens de la vie. La sensibilité mène à l'intelligence et demeure pour l'auteur de l'Émile, un indicateur des valeurs fondamentales.

L'Emile se situe à mi-chemin entre le traité d'éducation, et le roman d'éducation. Rousseau offre là un certain nombre de principes sur lesquels s'appuyer pour conduire une éducation, et présente un modèle éducatif à travers l'image d'Émile. Il raconte également en parallèle une histoire, celle d'Émile, et les derniers chapitres rattachent l'œuvre à la littérature. Il est vrai que celle-ci au XVIIIè siècle, témoigne des préoccupations éducatives, qui occupent en grande partie les esprits. Au sein de la littérature les Confessions de Rousseau peuvent être considérées comme un Bildungsroman, roman d'un apprentissage d'humanité, au même titre que le Wilhem Meister de Goethe et l'Anton Reiser de Karl Philip Moritz. Le roman se constitue en un genre révélateur de l'être intime. Il recrée le climat d'une vie familiale, d'une enfance, et d'une adolescence. La formation intellectuelle, les expériences pédagogiques sont évoquées et figurent au même titre que les aventures du cœur et du sens. Chacun peut explorer ses vies réelles ou imaginaires par la personne interposée du héros. Celui-ci livre un enseignement, qui peut être déchiffré comme le secret d'une ligne de vie. «Richardson et Prévost, Sterne, Fielding, Diderot, Rousseau, Jacobi, Goethe et bien d'autres sont les maîtres d'une anthropologie morale qui renonçant à édicter des principes proposent des modèles». 123 Les grandes créations du roman proposent des réserves de significations. Les personnages de roman exposent la dimension personnelle de l'autonomie, les singularités de chacun et la conscience d'un devenir. «Le fait que la littérature générale et particulièrement le roman deviennent les emplacements privilégiés d'une vérité humaine atteste un nouvel équilibre de la connaissance». 124

Notes
118.

G. GUSDORF, Les Principes de la pensée au siècle des Lumières, Op. cit., p. 306

119.

Ibid., p. 307

120.

P. HAZARD, La Pensée européenne du XVIII è siècle de Montesquieu à Lessing, Fayard, 1930, p. 198

121.

G.GUSDORF, L'Avènement des sciences humaines au siècle des Lumières, les Sciences humaines et la conscience occidentale : VI, Payot, 1973, p. 100

122.

G. GUSDORF, L'Avènement des sciences humaines au siècle des Lumières, Op. cit., p. 123

123.

G. GUSDORF, L'Avènement de la conscience romantique au siècle des Lumières; Op., cit., p. 150

124.

Ibid., p. 151