1 - Les Confessions ou le récit d'une expérience personnelle authentique

Avant d'écrire les Confessions, Rousseau s'est fait connaître du public par une œuvre théorique : Discours sur les sciences et les arts (1750); Discours sur l'origine de l'inégalité (1755); une œuvre politique : du Contrat social (1762); une œuvre pédagogique : L'Émile (1762); un grand roman La Nouvelle Héloïse (1761). L'œuvre de Rousseau est inséparable de sa vie, de sa personne, de son histoire. L'évolution de l'œuvre suit de près l'évolution de l'auteur. La tendance de recentrage sur soi s'affirme nettement à la fin de sa vie. Elle est illustrée, par les Confessions (1765), où l'auteur peint un moi en situation dans le monde et en dialogue avec les lecteurs, puis par les Dialogues de Rousseau juge de Jean-Jacques (1772-78), et les Rêveries du promeneur solitaire qui complètent les «Confessions». Rousseau parvient là, à l'expression d'un moi tout entier concentré dans le sentiment de soi, objet d'écriture pour le plaisir et sans lecteur.

Dans les Confessions, Rousseau souligne d'emblée le caractère inédit de son projet et en revendique l'originalité. «Je forme une entreprise qui n'eut jamais d'exemple et dont l'exécution n'aura point d'imitation». 125 Il insiste également sur l'unicité de l'expérience vécue, la nouveauté de son approche. Les Confessions se veulent comme l'expression de l'histoire de l'âme de l'auteur, beaucoup plus que comme les événements de sa vie. Rousseau sait qu'il va bousculer un lectorat habitué à l'éthique des mémoires aristocratiques, et à la psychologie raffinée des romans de Marivaux et de Crébillon, dans lesquels l'analyse pour soucieuse qu'elle soit de rendre la complexité des cœurs reste soumise aux bienséances et bannit le détail inutile. Cela ne l'empêche pas de faire preuve de la plus grande audace en allant jusqu'à avouer l'inavouable, ce que beaucoup ne lui pardonneront pas. Rousseau joue dans les Confessions l'expérience des limites et l'enjeu de leur transgression.

Rousseau veut montrer un homme dans «toute la vérité de sa nature». Sa nature, c'est la nature. Il se décrit sans hypocrisie et sans cacher quoique ce soit à ses lecteurs. Il inaugure une nouvelle façon de se raconter et met en place un nouveau style d'écriture. Il déplace le sujet, des événements à leurs effets, sur une subjectivité qu'il désigne comme une âme. La distinction que propose Rousseau, entre l'événement et l'âme, annonce l'écriture de la vie individuelle. Rousseau procède d'une découverte qui éclaire le jeu de la mémoire individuelle et qui préside un nouveau traitement littéraire du temps. Certains passages des Confessions mettent en scène la remémoration du passé d'une manière moderne. C'est par la perception visuelle, que Rousseau parvient à opérer des retours intégraux du passé, qui sont de l'ordre de la rémanence et de l'extase. L'épisode de la pervenche est significatif sur ce point. En 1734, Rousseau sur le chemin des Charmettes entrevoit une pervenche, alerté en cela par maman. En 1764, en herborisant avec un ami il découvre à nouveau cette petite fleur bleue. Cette simple image suffit, à le transporter des années en arrière, au temps heureux. Le bonheur est retrouvé dans le souvenir et peut être réécrit. Pour Rousseau, la mémoire est pourvoyeuse de bonheur. «Orchestrant les perspectives temporelles avec intensité mais surtout avec véracité, l'écrivain propose le souvenir d'un avenir rêvé, la rétrospective mélodieuse d'une prospective allègre. Il impose l'idée d'une extase qui est à la fois une extase des trois dimensions temporelles et une extase du bonheur anticipé, vécu, possédé, perdu, remémoré». 126

La remémoration offre à Rousseau un moyen d'être soi et de jouir de soi. Dans les récits d'enfance, la narration permet à l'auteur de revivre ses plus heureux souvenirs. La consolation, que Rousseau trouve en ce refuge au cœur de lui-même, est indice de sa prédisposition à un bonheur spécifique, de sa singularité et de son aptitude à être soi. L'innocence, la simplicité qui accompagnent cette période, ramènent au bonheur originel de l'humanité pour Rousseau. L'innocence originaire de l'individu témoigne de l'innocence originelle de l'humanité. La démarche de Rousseau passe toujours par le ravivement des émotions anciennes. Rousseau s'exprime d'ailleurs en ces termes : «Je sens en écrivant ceci que mon pouls s'élève encore ; ces moments me seront toujours présents quand je vivrai cent mille ans». 127

Rousseau se place toujours sur le registre de l'intériorité et de la subjectivité. L'événement garde sa fraîcheur et sa consistance tout au long de l'œuvre, car il est saisi dans la mémoire affective. Le pourvoir d'évocation et d'identification sensible est poussé au plus haut point. Les sentiments se décrivent et sont perçus par leurs effets. C'est donc de ce point de vue que Rousseau envisage toute l'histoire de sa vie. Il cherche à parvenir à la plénitude du sentiment en revivant les différentes expériences de sa vie. Il donne forme à des pensées et des sentiments. Son langage sera donc en accord avec sa recherche, authentique comme la vie, divers et sans unité de ton : «Il faudrait pour ce que j'ai à dire, inventer un langage aussi nouveau que mon projet : car quel ton, quel style prendre pour débrouiller ce chaos immense de sentiments si divers, si contradictoires [....]dont je fus sans cesse agité ? [....] dans quels détails révoltants, indécents, puérils [....] ne dois-je pas entrer pour suivre le fil de mes dispositions secrètes [....].128

La spécificité des Confessions provient de leur indifférence à l'histoire. Rousseau n'apprend rien sur l'histoire du siècle, sur les événements de l'Europe. Il est presque indifférent au monde extérieur. Les lieux décrits appartiennent au domaine secret et privé du narrateur, et se rattachent à sa mémoire affective. Rousseau écrit pour parler de lui et non pas comme témoin d'événements. Il revendique son propre moi «L'unité du héros est aux antipodes d'un type conventionnel, elle ne tient pas à l'accumulation des aventures mais à la genèse d'une personnalité : subjectivité pourvue d'une intériorité complexe et d'un destin». 129 Rousseau a eu une vie étonnante de par son obscurité, sa gloire comme ses persécutions. Il a hautement conscience d'avoir vécu une existence exceptionnelle et inouïe. Dans un mouvement démocratique, il revendique le droit de tout un chacun à écrire sa biographie et à la faire lire. Il manifeste que les événements de sa conscience et de sa vie personnelle, ont une importance absolue sans être un prince ou un évêque. L'entreprise des Confessions revêt une signification sociale pour son auteur. «L'affirmation des droits du sentiment et la justification de l'homme du peuple vont ici de pair. Parce que la valeur de l'homme réside toute entière dans son sentiment, il n'y a plus de privilège ou de prérogative sociale qui compte». 130

Pour Rousseau, les qualités de l'âme compensent largement les qualités sociales. Son témoignage mérite d'être écouté, car il offre une image de la condition humaine, dans laquelle chacun est susceptible de se reconnaître. «Parce qu'il est lui-même un homme de rien, il a pu acquérir en compensation le pouvoir de tout comprendre». 131 Rousseau reste convaincu de posséder une meilleure connaissance des hommes de par son existence aventureuse et les divers états qu'il a pu remplir. Lui seul a réussi à pénétrer tous les milieux et à s'en faire une image juste. «[....] Sans avoir aucun état moi-même, j'ai connu tous les états; j'ai vécu dans tous depuis les plus bas jusqu'aux plus élevés, excepté le trône». 132

Rousseau est le premier à établir un contrat de lecture avec ses lecteurs. L'histoire racontée se déroule devant le lecteur. L'auteur initie son lecteur au type d'approche qu'il souhaite. Le statut du lecteur fait l'objet de la part de l'auteur de déclarations précises. Celui-ci est partenaire de l'œuvre, compagnon de route, confident, mais aussi juge. Rousseau veut obtenir l'assentiment progressif du lecteur à la logique de son écriture dont il lui propose d'être critique et interprétateur. «[....] Le discours n'est pas défini avant tout par la transmission d'informations mais constitue l'accomplissement d'actes destinés à provoquer chez le récepteur conviction et jugement». 133

Rousseau prévoit précisément le rôle du lecteur. Il demande à ses lecteurs de tout lire soigneusement. Il postule que ceux-ci sont capables de comprendre le «discours de l'innocent» et d'établir un jugement en connaissance de cause. «Je voudrais pouvoir rendre mon âme transparente au lecteur, et pour cela je cherche à la lui montrer sous tous les points de vue, afin qu'il puisse juger par lui-même du principe qui les produit[....] en lui détaillant avec simplicité tout ce qui m'est arrivé [....], je ne puis l'induire en erreur. C'est à lui d'assembler ces éléments et de déterminer l'être qu'ils composent; le résultat doit être son ouvrage [....]».134

Rousseau demande à être jugé sur l'histoire de son âme, et attend de ses lecteurs une lecture adéquate, en accord avec le type de mémoire qui la conduit. Pour lui, la mémoire jaillie de l'oubli, constitue une instance infaillible pour établir les événements de sa vie passée. Il ne peut s'empêcher d'ailleurs de rendre son verdict : «J'ai dit la vérité. Si quelqu'un sait des choses contraires [....] et s'il refuse de les approfondir et de les éclaircir avec moi, [....] il n'aime ni la justice ni la vérité». 135

Notes
125.

J.J. ROUSSEAU, Les Confessions, in : Œuvres complètes : I, Gallimard, 1996, Bibliothèque de La Pléiade, p.5

126.

J. LECARME, E. LECARME-TABONE, L'Autobiographie, A. Colin, 1997, p. 162

127.

Confessions, Op. cit, I, p.20

128.

«Ébauche des Confessions», in Œuvres complètes : I, Gallimard, 1996, Bibliothèque de la Pléiade, p. 1153

129.

L'Écriture de soi, Vuibert, 1996, Vuibert supérieur, p.44

130.

J. STAROBINSKI, La Transparence et l'obstacle, Gallimard, 1972, Bibliothèque des idées, p. 222

131.

Ibid, p. 223

132.

Ébauche des Confessions, Op. cit., p. 1150

133.

L'Écriture de soi, Op. cit., p. 46

134.

Confessions, Op. cit., IV, p. 175

135.

Confessions, Op. cit., VIII, pp. 362-363