2 - La démarche autobiographique de Jean-Jacques Rousseau

L'existence de Rousseau bascule à l'âge de quarante ans. L'auteur accède à la célébrité, avec son Discours sur les sciences et les arts, qui lui vaut le premier prix de l'Académie de Dijon en 1750. Il va ensuite écrire l'essentiel de ses œuvres en une dizaine d'années. Toutefois, cette notoriété et ce style de vie finiront par peser à l'écrivain, qui craint l'agitation des villes, comme les rumeurs des hommes. Cette constatation s'accompagnera chez Rousseau, d'une réflexion, sur sa condition, son existence, qui trouvera naturellement sa place au sein de l'autobiographie. Ce retour sur soi entraînera une volonté de changement. «Je renonçai pour jamais à tout projet de fortune et d'ornement [....] Je commençai ma réforme par ma parure; je quittai la dorure et les bas blancs» [....]. 136

Rousseau considérant que la carrière des lettres n'est qu'une dérive hors de sa nature, se retirera à la campagne, conformément à ses désirs. Ce départ ne suffira pas pour autant à mettre fin aux traces et calomnies dont le philosophe se sent l'objet. Il lui faudra donc écrire pour réfuter les propos de ses adversaires. En s'engageant dans la démarche autobiographique, Rousseau s'affirme aux yeux de l'opinion et s'émancipe. Il s'arrache aussi au jugement d'autrui. Il revendique sa liberté, sa propre appartenance, son moi. Il souligne son autonomie de pensée, l'indépendance de ses actes. Il marque qu'il est le seul à pouvoir retracer son existence et que cette entreprise ne peut en aucun cas être effectuée par les autres : «Nul ne peut écrire la vie d'un homme que lui-même. Sa manière d'être intérieure, sa véritable vie n'est connue que de lui.» 137

Rousseau se pose et s'oppose à la société en entreprenant la rédaction des Confessions et se réapproprie sa vie. En effectuant ce long retour en arrière jusqu'à ses origines, sa naissance, Rousseau accède à une plus grande conscience de soi, de son parcours et de la valeur de son être. Cette réfection de soi et de son rapport au monde, relève pour l'écrivain, à la fois d'un mécanisme de justification et de défense et d'un mécanisme de rationalisation et de compensation. Rousseau se trouve guidé par le désir de mieux se comprendre et de se faire mieux comprendre des autres. «Parmi mes contemporains, il est peu d'hommes dont le nom soit plus connu en Europe et dont l'individu soit plus ignoré. [....] Il y avait un Rousseau dans le grand monde, et un autre dans la retraite qui ne lui ressemblait en rien». 138 Il s'engage dans une tentative de rétablissement de soi et de son être. Il restaure son image. Il justifie a posteriori ses actes, ses prises de position, ses comportements, ses choix. Il s'explique sur la voie qu'il a choisie. Il veut convaincre et se défendre des reproches qu'on peut lui adresser. «Les faits sont publics et chacun peut les connaître; mais il s'agit d'en trouver les causes secrètes. Naturellement, personne n'a dû les voir mieux que moi; les montrer c'est écrire l'histoire de ma vie». 139 Il faut désarmer l'hostilité et les préventions du lecteur, répondre à des objections implicites.

Rousseau cherche à trouver les raisons de ses actes, le sens de ses engagements successifs. Il lui faut découvrir la logique de son parcours. Cette mise à distance qui s'effectue à travers l'écriture, aide Rousseau à résoudre les contradictions et les tensions qui l'agitent. Rousseau ose être lui-même envers et contre tout. Il révèle que l'être humain ne possède pas une vérité immuable mais plusieurs qui se ramifient et se dédoublent selon les circonstances. Il montre que la situation d'intériorité présente un caractère privilégié pour l'étude et la connaissance de l'homme. «Sur ces remarques, j'ai résolu de faire faire à mes lecteurs un pas de plus dans la connaissance des hommes, en les tirant s'il est possible de cette règle unique et fautive de juger toujours du cœur d'autrui par le sien; tandis qu'au contraire il faudroit souvent pour connaître le sien même, commencer par lire dans celui d'autrui.» 140

Le philosophe réalise ce qu'il a pu accomplir. Il établit les liens et la causalité. Il bâtit un argumentaire afin de démontrer les effets des événements, d'expliquer les circonstances de production d'une vie, de légitimer son étrangeté comme sa timidité, ses maladresses, son humeur inégale. «On verra plus d'une fois dans la suite les effets de cette disposition si misanthrope et si sombre en apparence, mais qui vient en effet d'un cœur trop affectueux, trop aimant, trop tendre, qui faute d'en trouver d'existants qui lui ressemblent, est forcé de s'alimenter de fictions». 141 Sa fuite de Genève constitue les premiers pas de son existence aventureuse et singulière. Rousseau se montrera, par la suite, toujours prêt à parcourir les routes, à abandonner un état ou une place prometteuse, au profit d'aventures incertaines et sans lendemain. Tel est son tempérament et telle est sa façon de vivre.

L'écrivain ne peut être lui-même et exister dans toutes les dimensions de son être qu'en se dégageant des servitudes et des contraintes. Celles-ci sont contraires à sa nature. En s'examinant Rousseau redécouvre en lui des dispositions que la société tendait à masquer. Il marque qu'il ne peut s'adapter, se socialiser. Ce serait rompre avec la nature dont il est le dépositaire. Rousseau s'en remet à la raison intuitive, capable de l'illumination immédiate. Il s'en prend à la raison, qui emprisonne dans la subjectivité de l'opinion, et met en avant les exigences de la sensibilité personnelle. Sa curiosité l'entraîne toujours plus loin. Son goût des voyages l'empêche de s'établir durablement. Ses regrets face à une existence stable semblent plutôt liés à la sérénité d'un établissement, qu'à un désir réel. Il n'aurait accédé dans ce cas de figure, ni à l'universalité de la pensée, ni à l'épanouissement personnel. Rousseau souligne haut et fort la particularité de son existence et s'en montre fier. «A compter l'expérience et l'observation pour quelque chose, je suis à cet égard dans la position la plus avantageuse où jamais mortel peut être se soit trouvé, puisque sans avoir aucun état moi-même, j'ai connu tous les états; j'ai vécu dans tous depuis les plus bas jusqu'aux plus élevés, excepté le trône». 142

Cette notion semble inséparable de la conscience d'être de Rousseau. Celui-ci, en refaisant le parcours de sa vie, existe autrement et différemment. La démarche autobiographique donne à Rousseau la possibilité de parvenir à l'unité de soi. Celle-ci, pour Rousseau, est sans doute difficile à établir, du fait de son existence mouvementée. Son éducation même, négligée, sans suite, vite interrompue ne l'a pas préparé à la vie, et sans doute prédisposée à cette instabilité dont il ne peut se défaire. «J'atteignis enfin ma seizième année, inquiet, mécontent de tout et de moi, sans goûts de mon état, sans plaisirs de mon âge, dévoré de désirs dont j'ignorois l'objet, pleurant sans sujets de larmes, soupirant sans avoir de quoi; enfin caressant tendrement mes chimères, faute de rien voir autour de moi qui les valut.». 143

Rousseau analyse les savoirs transmis, les influences reçues. Il fait le repérage des situations, des faits qui l'ont façonné. Il démêle ce qui lui a été enseigné et ce qu'il a acquis par lui-même. Rousseau n'a cessé de s'instruire par lui-même au gré de son existence et s'affirme comme un grand autodidacte. Il a souffert d'avoir été trop tôt abandonné à lui-même et à des lectures romanesques, qui l'ont poussé à une exaltation des sentiments et de l'imaginaire. L'examen du passé permet à Rousseau de récupérer toutes les bribes de sa vie, de se saisir des moments les plus importants, comme des épisodes les plus significatifs, et les plus heureux. Il donne la possibilité à l'auteur de revivre une nouvelle jeunesse, de récupérer un droit d'initiative sur son existence. Il ne la subit plus mais la dirige. Il n'en n'est plus l'acteur mais l'auteur. Rousseau se redonne forme et se reconstruit à travers l'autobiographie. Il opère une restructuration de son existence. L'écriture se prête aux redéfinitions et aux reconstructions. Elle apparaît comme une médiation. En faisant son histoire, l'auteur communique et correspond avec des lecteurs potentiels. L'écriture permet de transmettre un message à ses concitoyens. Elle garde la trace de l'histoire de Rousseau et la mémorise. «Mais pour apporter à sa pensée théorique la preuve de l'existence vécue, il ne peut se passer de témoins, sa manière de vivre devra être publiée comme l'ont été d'abord ses idées». 144

La révélation des fautes qui fait passer des mémoires à la confession s'inscrit logiquement dans cette démarche. Elle fait partie d'un tout. Rousseau témoigne ici de sa formation calviniste. Celle-ci le prédispose à l'examen intérieur, l'incite à sonder les replis de son âme. Ces aveux revêtent aussi un caractère libératoire pour leur auteur. Il peut exprimer ce qu'il a trop longtemps gardé en lui, ce qui lui est devenu trop lourd à garder. Rousseau se trouve pris par le désir de vouloir comprendre sa vie dans sa globalité. Le besoin d'unité habite l'élan vers la vérité. Rousseau veut fixer sa vie, réaliser sa propre permanence. Il veut mettre fin à l'instabilité, en finir avec la vie vagabonde, les demi-mensonges, les lâchetés. Jean-Jacques devient lui-même transparence en demeurant visible aux regards des autres. Il prouve son authenticité, sa sincérité en se dévoilant totalement. Il ne cache rien. Il ne dissimule pas. Il se montre dans sa spontanéité et son naturel jusque dans ses erreurs. En devenant le héros de la vérité, il stabilise son propre personnage. «Je sens que l'amour de la vérité m'est devenu cher par ce qu'il me coûte. Peut être ne fut-il d'abord pour moi qu'un système, il est devenu maintenant ma passion dominante». 145 Rousseau ne prend pas la pose, il se décrit sans hypocrisie. Il ne cherche pas à tromper. Il plaide pour la sincérité de son cœur, l'innocence de ses mœurs. Le mal n'est pas dans la nature de Jean-Jacques, mais dans un mécanisme social corrompu et corrupteur. Rousseau a pu mal agir sans que son cœur soit coupable.

Tout ce qui dans la vie de Jean-Jacques fut mensonge et vice se résorbe et se purifie dans la transparence de la confession. «J'ai donc pu faire des erreurs quelque fois [....], mais en ce qui importe vraiment au sujet je suis assuré d'être exact et fidèle». 146 L'aveu joue le rôle de preuve de vertu et de force de soi, Rousseau fait triompher la valeur de l'innocence : «[....] voilà ce que j'ai fait, ce que j'ai pensé, ce que je fus». 147 Il trouve le langage même de l'innocence «Je peindrai doublement l'état de mon âme». 148 Rousseau s'accorde la chance d'une double vérité. L'essentiel n'est pas le fait, mais le sentiment. Jean-Jacques ne peut se tromper sur ce point. La ressemblance n'est pas dans le portrait, mais dans la manière dont le moi se rend présent à sa parole. Le texte de Rousseau a des accents chrétiens. Dieu est le juge suprême sous le regard duquel est placée la communication, qui engage Rousseau avec le lecteur humain. Seul peut être bienveillant et juste, le regard de l'autre, qui se sait regarder par le regard de Dieu. Le jour du jugement dernier, Rousseau s'avancera comme un juste, son livre à la main, et sera innocenté par le tribunal divin.

Notes
136.

Ibid. XII, p. 656

137.

Ebauche des Confessions, Op. cit,, p. 1149

138.

Ibid., p. 1151

139.

Ibid., p. 1149

140.

Id.

141.

Confessions, I, p. 41

142.

Ibid., p. 1151

143.

Confessions, I, p. 41

144.

J. STAROBINSKI, Op. cit., pp. 54-55

145.

Ebauche des Confessions, Op. cit., p. 1164

146.

Confessions, III, p. 130

147.

Ibid., p. 6

148.

Ebauche des Confessions, Op., p. 1153