3 - La justification chez Jean-Jacques Rousseau. La place du «je»

L'œuvre des Confessions se divise en deux parties. Dans la première partie (composée des six premiers livres), Rousseau relate les trente premières années de sa vie, de sa naissance à Genève (1712) jusqu'à son installation à Paris (1742). Il présente successivement l'enfant, le jeune homme, sa formation morale et intellectuelle et son apprentissage social. Le ton de l'ouvrage ici est marqué par une certaine fantaisie et un certain humour du narrateur vis-à-vis de son héros. Il s'accorde à l'expression de tout un aspect de la jeunesse qui représente «l'âge d'or» pour l'auteur et qui se trouve décrit dans un esprit de familiarité et de bonheur.

Dans la deuxième partie de l'ouvrage (soit les six derniers livres), qui conduit jusqu'à l'année 1766, date de l'exil en Angleterre, le climat se fait plus sombre. Tout se resserre autour de Rousseau. Rousseau écrit hanté par l'idée que ses adversaires diffusent une version falsifiée de sa vie. Il vit dans le tourment, et son écriture se ressent de ce mal être. Le récit reconstitue la longue chaîne des malheurs annoncés au livre VII et laisse entrevoir le profond malaise de l'auteur dans ses rapports sociaux. L'histoire de l'âge adulte se rapproche d'un discours de combat contre la calomnie. Rousseau n'a plus confiance en personne et ne cherche qu'à fuir la société qui l'étouffe. L'autobiographie prend la forme d'une lutte désespérée et farouche contre le «complot» dont l'auteur se sent victime. Rousseau veut prouver la vérité, réfuter ses adversaires à travers l'écriture. Il veut restituer les faits, dans ce qu'il considère comme leur justesse et authenticité, et s'estime comme le seul détenteur de son histoire. Lui seul possède la vérité intime et non les autres.

Le souvenir est envahi par la plainte, le souvenir du passé apparaît comme douloureux. Rousseau témoigne d'une sorte de fièvre pour se défendre. Il va même jusqu'à reproduire certaines lettres pour appuyer ses thèses. Ce faisant, il n'hésite pas à produire certaines révélations, vis-à-vis des autres. En s'expliquant, Rousseau porte atteinte à la vie privée des personnes qui l'ont côtoyé, et engage vis-à-vis d'elles une sorte d'agression. Mais, il peut difficilement séparer la connaissance de soi et celle d'autrui dans son entreprise. Pour élaborer son système de défense, il part du principe que seule la personne concernée se trouve à même d'entreprendre le récit de son existence. «Nul ne peut écrire la vie d'un homme que lui-même. Sa manière d'être intérieure, sa véritable vie n'est connue que de lui». 149

Cette mise en perspective causale, permet d'établir pour les autres, ce qu'intuitivement on sait de soi-même et de leur prouver. Cet élément fonde la stratégie d'autojustification de Rousseau. Il construit son autobiographie. Il ne suffit pas de dire «je suis innocent» pour être reconnu comme tel. Encore faut-il appuyer ses dires. Rousseau veut faire sentir que sa mémoire est infaillible et qu'il ne saurait se tromper : «Rien de tout ce qui m'est arrivé durant cette époque chérie, rien de ce que j'ai fait, dit et pensé tout le temps qu'elle a duré, n'est échappé de ma mémoire». 150 Le témoignage du récit tout entier doit se trouver validé. Prévoyant même l'incrédulité de ses lecteurs face à certains aveux, Rousseau passe outre et en réfère à la singularité de son caractère : «Quoi qu'ils puissent croire ou dire, je n'en continuerai pas moins d'exposer fidèlement ce que fut, fit et pensa J.J. Rousseau, sans expliquer ni justifier la singularité de ses sentiments et de ses idées, ni rechercher si d'autres ont pensé comme lui». 151

Rousseau considère que la pleine possession d'une évidence intérieure suffit à fonder le constat d'innocence. Il veut croire que l'évidence intérieure peut s'exposer «L'erreur est donc dans le regard des autres. Jean-Jacques est tout entier connaissable et il est tout entier méconnu». 152 Rousseau se base sur cette thèse pour développer tout son discours. Le véritable problème des Confessions se situe dans cette reconnaissance des autres. Rousseau veut rectifier l'erreur des autres, leur montrer qu'il est différent de l'image qu'on a fabriqué de lui. Il ne peut faire autrement, que de révéler ses fautes pour permettre au lecteur de comprendre, quelle est sa juste part de responsabilité. «Il faut faire ces aveux ou me déguiser; car si je tais quelque chose, on ne me connoîtra sur rien, tout se tient, tout est un dans mon caractère». 153

La manière dont les aveux sont faits va donc être décisive pour l'opinion du lecteur. Rousseau n'entend pas se blanchir de tout, mais affirme qu'il n'a pu vouloir le mal, son caractère étant bon. Il s'efforce de donner des indices afin que le lecteur établisse un jugement qui corresponde avec sa version. Dans l'affaire du ruban volé (livre II), Rousseau englobe Marion et Jean-Jacques dans le statut de victimes innocentes, face à une société inégalitaire. Celle-ci empêche Jean-Jacques d'avouer le vol, le laissant accuser une autre, par peur de la honte. Mais en fait, ce vol correspond à un aveu d'amour pour Marion, que Jean-Jacques n'a pu se décider à faire. La lâcheté d'abandonner un ami connu (le maître, livre III) se voit reconnue mais excusée. Elle s'explique par les bizarreries du caractère de Jean-Jacques qui font qu'à certains moments, celui-ci n'est plus le même mais un autre. «Je crois avoir remarqué qu'il y a des termes où je suis si peu semblable à moi-même qu'on me prendroit pour un autre homme de caractère tout opposé». 154

Rousseau fait remonter l'étrangeté et la particularité de son caractère, cause de bien des fautes, à son enfance même. Le narrateur présente l'origine de la vie comme un ensemble de données ineffaçables, pour la constitution de la personnalité, et les traits du caractère. La genèse de la vie intérieure depuis l'enfance, est donnée comme clef permettant de comprendre et d'articuler en profondeur les vrais motifs de toute conduite, dans sa singularité et sa particularité. Le livre premier des Confessions restitue l'importance de l'enfance et sa place dans la vie humaine. Rousseau offre la matière première des événements de son enfance, pour que les lecteurs puissent le comprendre et pour qu'ils parviennent à se faire une image véridique de lui. «Tout se tient... tout est dans mon caractère... et ce bizarre et singulier assemblage a besoin de toutes les circonstances de ma vie pour être bien dévoilé». 155

C'est une personnalité aux tendances contradictoires que forme l'éducation genevoise, partagée entre un père romanesque et républicain, et une tante sans doute excessivement protectrice. «Telles furent les premières affections de mon entrée dans la vie : ainsi commençait à se former ou à se montrer en moi ce caractère à la fois si fier et si tendre, ce caractère efféminé mais pourtant indomptable, qui, flottant toujours entre la faiblesse et le courage, entre la mollesse et la vertu, m'a jusqu'au bout mis en contradiction avec moi-même». 156

Rousseau livre une grille d'analyse, susceptible d'expliquer ses comportements, comme ses actes les plus contradictoires et ses égarements. Il cherche à faire découvrir au lecteur un autre type de causalité, une autre logique, dont son propre cas relève. Rousseau met en œuvre une pédagogie du lecteur, il lui suggère d'analyser sa vie et ses actes, à la lueur des traces laissées par l'enfance. Pour Rousseau, c'est là que tout prend sa source. Il demande au lecteur de se mettre à sa place, de revivre avec lui les épisodes de son existence, et de venir le suppléer dans cette recherche de vérité et de défense de sa mémoire.

Notes
149.

Ebauches des Confessions, Op. cit., p. 1149

150.

Confessions, VIII, p. 289

151.

Ibid., p. 645

152.

J. STAROBINSKI, Op. cit., p. 218

153.

Ebauches des Confessions, Op. cit., p. 1153

154.

Confessions, III, p. 128

155.

Ebauche des Confessions, Op. cit., p. 1153

156.

Confessions, I, p. 41