4 – Jean-jacques Rousseau et l'autobiographie moderne

Rousseau établit une sorte de modèle de l'autobiographie moderne. Il pose le premier les problèmes du style et de la méthode de l'autobiographie, fait comprendre la valeur de l'enfance pour la formation du moi. Tous les autobiographes à venir, se référeront à Rousseau pour se démarquer de lui ou pour le dépasser. Rousseau laisse place à une vision aiguë et secrète de la personnalité secrète «intus et in cute» (à l'intérieur et sous la peau). Il remplace la succession ordinaire des succès et des revers, par la chaîne des affections secrètes. Il se place dans le registre de l'intériorité et de la subjectivité. Il démêle l'intrication entre autobiographie et fiction. Il note que les trous de la mémoire sont nécessairement remplis par des ornementations. Rousseau démontre que l'essentiel n'est pas l'exactitude formelle, mais la sincérité, l'expression authentique du moi. Il faut tout dire et ne rien cacher. Ce qui importe, c'est le serment implicite qui consiste à vouloir dire toute la vérité.

L'auteur ne doute pas d'être utile au genre humain tout entier, en contant ses aventures. Rousseau veut instruire l'humanité par le dévoilement d'une personnalité. «Je veux tâcher que pour apprendre à s'apprécier, on puisse avoir du moins une pièce de comparaison, que chacun puisse connaître soi et un autre, et cet autre ce sera moi». 157

Au siècle suivant, George Sand dans Histoire de ma vie, évoquera des raisons parallèles, comme motifs d'écriture autobiographique : «Il y a encore un genre de travail personnel qui a été plus rarement accompli, et qui selon moi, a une utilité tout aussi grande, c'est celui qui consiste à raconter la vie intérieure, la vie de l'âme, c'est à dire l'histoire de son propre esprit et de son propre cœur, en vu d'un enseignement fraternel». 158

Rousseau marque donc indéniablement le domaine autobiographique. Son influence est considérable. En tant que romancier, il fait passer l'autobiographie dans le champ littéraire. Il la constitue en un genre littéraire. A partir de 1782, l'entreprise autobiographique va relever de la création littéraire. Jusqu'alors l'autobiographie existait bien, mais elle était projetée à des fins religieuses ou morales. Il y avait d'une part la tradition catholique dont Saint Augustin constitue l'illustre l'exemple; et d'autre part la filière anglicane et piétiste. Si Marc-Michel Retz, l'éditeur hollandais de Jean-Jacques Rousseau, a été le premier ou l'un des premiers à l'inciter à écrire ses Confessions, c'est parce qu'il savait que l'entreprise était courante en Angleterre et dans les pays protestants, et qu'il attendait l'équivalent de Rousseau. Celui-ci connaissait assez bien la tradition pour y rattacher son entreprise et marquer aussi son originalité. Les Confessions marquent la rencontre exceptionnelle d'un homme avec son époque. «On a tort de faire du domaine littéraire une sorte de compartiment étanche, séparé par des cloisons infranchissables du reste de la culture. Il se trouve en réciprocité d'influence avec l'ordre humain dans son ensemble». 159

Au XVIIIè siècle, la littérature apparaît comme le lieu privilégié pour la mise en honneur de l'individualité, selon les nouvelles valeurs. La culture renaissante fait de l'individu, l'épicentre, le lien de référence commun de toute vérité. La fonction autobiographique submerge l'espace littéraire. L'incidence de Rousseau dans l'histoire de l'autobiographie, loin de consacrer une rupture avec les origines humaines et spirituelles, s'inscrit comme une évolution. La recherche de soi devient un genre littéraire accessible à tous, un récit à la première personne dont le rédacteur est lui-même le personnage principal. «Le succès des Confessions fait date; il s'impose avec l'autorité de la chose jugée». De plus, Rousseau introduit cette notion d'inné et d'acquis au sein de la personnalité, et ouvre l'étude de l'histoire par laquelle la personnalité s'est formée : «Pour bien connaître un caractère, il y faudroit distinguer l'acquis d'avec la nature, voir comment il s'est formé, quelles occasions l'ont développé, quel enchaînements d'affections secrètes l'a rendu tel». 160

Personne ne s'était penché sur ces questions avant lui. Rousseau fait apparaître l'acte autobiographique comme révélation d'une nature individuelle. Il ose dévoiler son vrai moi, le fonds de sa nature. Il démontre que l'écriture de la sincérité tient lieu de vérité recherchée. Le narrateur n'est pas en dehors de sa recherche de lui-même, sa parole le constitue. La parole authentique ne reproduit rien, elle obéit à la seule loi intérieure, produit sa propre vérité. Aussi, Rousseau s'exprime en ces termes : «Je prends donc mon parti sur le style comme sur les choses. Je ne m'attacherai point à le rendre uniforme; j'aurai toujours celui qui me viendra, j'en changeroi selon mon humeur sans scrupule, je diroi chaque chose comme je la sens, comme je la vois sans recherche sans gêne sans m'embarrasser de la bigarrure». 161 L'exigence d'authenticité soulève le problème du style. «Rousseau a découvert ces problèmes; il a véritablement inventé l'attitude nouvelle qui deviendra celle de la littérature moderne (...)».162 La synthèse de tous les problèmes posés par l'autobiographie se trouve opérée dans les Confessions. Cette œuvre occupe pour le genre, le rôle de pièce de comparaison que son auteur revendiquait.

Notes
157.

Ebauche des Confessions, Op. cit., p. 1149

158.

G. SAND; Histoire de ma vie, in : Oeuvres complètes I, Gallimard, 192, Bibliothèque de la Pléiade, J 1, 1ère partie, Chap. I, p. 10

159.

G. GUSDORF, «De L'autobiographie initiatique à l'autobiographie genre littéraire», Op. cit., p. 978

160.

Ebauche des Confessions, Op. cit., p. 1149

161.

Ebauche des Confessions, Op. cit., p. 1154

162.

J. STAROBINSKI, Op. cit., p. 239