III - UN MODÈLE AUTOBIOGRAPHIQUE AU REGARD DE LA FORMATION

De même que l'accusation de Voltaire proférée dans le Sentiment des Citoyens relative à l'abandon des cinq enfants de Rousseau, figure parmi les motifs d'écriture des Confessions; il apparaît bien qu'un certain remords participe à la conception de L'Émile. Comment se défendre d'une telle accusation portée contre soi, si ce n'est en ayant recours à l'écriture autobiographique, afin d'expliquer une existence et de se justifier de ses actes.

L'abandon de cinq enfants constitue un fait grave que les circonstances ne sauraient justifier. Rousseau, se trouvait certainement confronté à des difficultés réelles (revenus incertains, précarité d'installation) qui ne lui permettaient pas de faire face à cette situation. Mais ces conditions, ne peuvent légitimer pour autant, le recours à une telle extrémité... De la part d'une figure de l'époque, de surcroît un philosophe, cet acte est difficilement cautionnable et ne peut qu'évoquer la fuite et le désengagement. Cette décision d'abandon pose le problème de la responsabilité et du choix. Rousseau évoque l'immaturité de Thérèse, les dangers représentés par sa belle-famille, et l'absence de confiance à l'égard des membres de la tribu Levasseur.

Mais en fait-il semble bien qu'il faille remonter beaucoup plus loin pour parvenir à comprendre ce geste. Rousseau a été abandonné par son père. Celui-ci s'est enfui à Nyon, après l'avoir confié à son frère, et ne s'est jamais préoccupé par la suite du devenir de son fils. Remis entre les mains de son oncle, après deux années passées au collège, l'adolescent s'est vu délaissé une seconde fois par sa famille, lorsqu'il a été mis en apprentissage. Il relate d'ailleurs ces faits au sein des Confessions (Livre I). Il n'est donc guère étonnant que l'écrivain se soit laissé aller à reproduire ces mêmes gestes vis-à-vis de sa progéniture. Tout comme son propre père, Rousseau ne peut accéder à la paternité, et supporter les charges et les devoirs qui en résultent. L'écrivain se décrit toujours comme un vieil enfant «J'ai longtemps été un enfant et je le suis encore». 163 Son état préféré est celui d'enfant. Il n'est jamais plus heureux que lorsqu'il se fait soigner par Mme de Warens.

Toutes les approches de Rousseau tant philosophiques, qu'historiques, politiques et psychologiques ramènent toujours l'écrivain au problème de l'éducation et de la pédagogie. Ces préoccupations se trouvent au cœur de la pensée rousseauiste. On peut se demander, s'il n'y a pas là l'expression d'un phénomène de récupération et de compensation... Ainsi, dans L'Émile Rousseau se voit comme gouverneur, substitut d'un père coupable de ne pas avoir accepté d'élever son fils lui-même. Il se fait le père spirituel de son élève tandis que le père selon la nature s'évanouit. Comment ne pas percevoir ici la nostalgie de Rousseau. Il est père frustré et frustré par sa propre faute. «Celui qui ne peut remplir les devoirs de père n'a point droit de le devenir. Il n'y a ni pauvreté, ni travaux, ni respect humain qui le dispensent de nourrir ses enfants et de les élever lui-même [....]. Je prédis à quiconque a des entrailles et néglige de si saints devoirs qu'il versera longtemps sur sa faute des larmes amères, et n'en sera jamais consolé». 164 On ne peut être plus explicite. Rousseau se rachète donc en élevant parfaitement Émile. Émile fait prendre conscience à l'auteur des bonheurs et des joies dont il s'est privé en renonçant à sa paternité.

Notes
163.

Confessions, Op. cit., IV, p. 174

164.

J.J. ROUSSEAU, Émile ou de l'Éducation, Op. cit., p. 263