2 - Emile ou l'éducation comme autoformation

Rousseau fixe comme postulat, qu'il ne peut y avoir d'éducation, sans liberté, ni intérêt. Ce souci reste constamment présent chez lui. Au service de Mr de Mably, de Mme Dupin, il s'efforce déjà de suivre ces deux lignes directrices. Il s'exprime en ces termes au sein de l'Emile : «Jeune instituteur je vous prêche un art difficile; c'est de gouverner sans préceptes et de tout faire en ne faisant rien». «[...] Il n'y a point d'assujettissement si parfait que celui qui garde l'apparence de la liberté.» 199 Cela signifie qu'il ne faut pas contraindre l'élève, le réprimer, l'étouffer. A la page suivante (p. 363), Rousseau précise : Sans doute il ne doit faire que ce qu'il veut; mais il ne doit vouloir que ce que vous voulez qu'il fasse. Il s'agit donc là d'une liberté surveillée. Le maître est toujours présent pour veiller sur l'élève et diriger ses pas. Il place l'élève au premier plan et se met en retrait. Il n'abandonne pas son élève à lui-même. Il s'efforce de ne pas peser sur lui et de lui laisser toute initiative. Quant à l'intérêt, Rousseau considère qu'il constitue en quelque sorte le ressort de l'éducation. Il faut stimuler la curiosité, le désir de connaissance, de compréhension des choses. Il faut retenir l'attention, fixer les esprits des élèves. Ces conditions sont indispensables et doivent être réunies pour qu'il y ait enseignement et communication. «Voici le temps aussi de l'accoutumer peu à peu à donner une attention suivie : mais ce n'est jamais la contrainte c'est toujours le plaisir ou le désir qui doit produire cette attention [...]. Tenez donc toujours l'œil au guet, et quoiqu'il arrive, quittez tout avant qu'il s'ennuie [...]».200

Ces deux conditions étant réunies, le gouverneur se préoccupe alors de mettre Émile en position de s'éduquer. Émile, aidé par son tuteur, qui veille à organiser le milieu et à préparer le terrain, sera l'auteur de sa propre formation. Il s'éduquera à travers les expériences de la vie. Il s'enseignera au contact de la vie. Tout passera par l'expérience et le vécu. Rousseau reprend pour Émile sa propre démarche. Il est un grand autodidacte. Au fur et à mesure des années, il n'a cessé de compléter les lacunes de son éducation première. Il est parvenu à acquérir un ensemble de connaissances remarquables. Il est donc naturel qu'il choisisse un processus identique pour son élève.

Pour Rousseau toute formation est autoformation. Les Confessions nous montrent un Rousseau qui prend en charge sa propre formation (livre VI). Chez Mme de Warens, il profite de son temps libre, pour effectuer de nombreuses lectures et des plus diverses. Il se met à différentes disciplines. «... je voulois [...] acquérir des idées de toutes choses, tant pour sonder mes dispositions naturelles que pour juger par moi-même de ce qui méritoit le mieux d'être cultivé.» 201 Il est vrai qu'à vingt cinq ans il lui faut rattraper le temps perdu. Rousseau précise toujours que ce qu'il a le mieux appris, il l'a appris par lui-même. Sans avoir eu de véritablement enseignement de la musique, il a su créer un opéra (le Devin du village ) et mettre au point un nouveau système de notation.

Rousseau ne recule devant rien. Il cherche à établir sa propre méthode d'enseignement, changeant de lecture et de sujet lorsque son attention baisse de façon à obtenir un rendement optimum. «Mais que des sujets différents se succèdent, même sans interruption l'un me délasse de l'autre et sans avoir besoin de relâche je les suis plus aisément.» 202 Il se donne un schéma d'organisation pour ses études, en fixant un certain nombre de matières à aborder, et en en délimitant les sujets. Il règle l'emploi du temps de ses journées. Il essaie de trouver la méthode la plus appropriée. Il rectifie ses façons de faire quand celles-ci s'avèrent inefficaces. «Heureusement je m'aperçus que j'enfilois une fausse route qui m'égaroit dans un labyrinthe immense, et j'en sortis avant d'y être tout à fait perdu.»203

Rousseau est véritablement l'ordonnateur de ses études et le juge de ses progrès. Il se forme par lui-même. Cette façon de penser et d'agir est celle de toute sa vie. Il choisit de la mettre en application dans L'Émile. L'autoformation constitue le cœur de tout le projet d'éducation dans l'Émile. Émile en tant qu'être perfectible doit se donner forme, pour lui et pour les autres, car il appartient à la société. Il se doit à lui-même et aux autres. «Il y a bien de la différence entre l'homme naturel vivant dans l'état de nature, et l'homme naturel vivant dans l'état de société. Émile n'est pas un sauvage à reléguer dans les déserts; c'est un sauvage fait pour habituer les villes. Il faut qu'il sache y trouver son nécessaire, tirer parti de leurs habitants, et vivre sinon comme eux du moins avec eux.» 204 Par conséquent, Émile, de par son éducation, doit se trouver en état d'affronter la société et doit pouvoir y trouver sa place en restant lui-même. Le gouverneur n'agit qu'en tant que médiateur pour permettre à Emile de découvrir la vérité, de prendre connaissance des règles de la société, et d'acquérir son propre jugement. Seul ce qu'Emile peut expérimenter est en mesure de se fixer en lui et d'y rester. Il ne sert à rien d'expliquer longuement les choses de façon abstraite, mieux vaut affronter la réalité pour s'enseigner.

A chaque âge de l'éducation (Rousseau en distingue trois), il faudra favoriser cette approche. Le premier âge, celui où l'enfant se trouve au «stade sensitif» consistera en une éducation négative, c'est à dire en l'absence de toute éducation réelle. «[...] Ne raisonnez point avec votre élève [...]; car amener ainsi toujours la raison [...] ce n'est que la... discréditer de bonne heure dans un esprit qui n'est pas encore en état de l'entendre. Exercez son corps, son âme, ses sens, ses forces, mais tenez son âme oisive.» 205 Rousseau prend le contre-pied de l'éducation qui se donne alors. A cet âge de la vie, l'enfant doit effectuer la découverte de son corps, faire l'apprentissage de la motricité. Il conquiert son identité, source de la conscience de soi. Il commence l'exploration du monde.

Le monde sensible n'est vraiment accessible qu'à celui qui en parcourt toute l'étendue. Il s'agit là d'une sorte de préparation de soi, qui dispose à tout ce qui peut mener au vrai (quand l'enfant sera en état de l'entendre). Il faut à ce stade de la vie exercer les membres, les sens, les organes qui sont les instruments de l'intelligence, en vue d'apprendre à penser. Il faut privilégier l'observation des choses, garder son cœur de l'erreur et du vice. L'élève est seul à pouvoir se donner la vraie intuition, l'éducateur ne peut l'implanter dans son esprit. Il ne peut connaître le monde que dans la mesure ou pas à pas il l'intègre et le conquiert. Cette éducation négative est en fait une prééducation de soi qui vise à préserver toutes les chances de l'enfant et à ne pas le laisser se gâter au contact de la société et des hommes. Cela implique de laisser l'enfant assurer son développement psycho-physiologique. «[...] Il n'y a point d'étude propre aux enfants. S'ils n'ont pas de sages idées, ils n'ont point de véritable mémoire; car je n'appelle pas ainsi celle qui ne retient que des sensations.» 206

Il ne s'agit pas d'abandonner toute velléité d'éducation durant ces années, mais de favoriser l'éveil de l'enfant, de stimuler son désir de curiosité, afin qu'il enrichisse sa mémoire, en attendant le jour où il pourra exercer son jugement. L'enfant se souvient de ce qu'il voit et de ce qu'il entend. Il travaille à son progrès et à sa perfectibilité. Il se constitue un ensemble de connaissance utile pour l'avenir. Celles-ci l'aident à se repérer et à appréhender le monde. Le monde physique ne se révèle qu'à celui qui se mesure à lui. Le gouverneur est là pour favoriser le contact avec les choses, l'approche de la nature et du monde. Il provoque le concours des causes, rapproche les hasards, afin de donner à l'enfant toute possibilité d'expérimentation et liberté d'entreprise. Il veille à le garder de tout préjugé. Le respect de l'enfant, le souci d'un développement harmonieux régit ce premier stade de l'éducation. Il faut favoriser les actions, laisser les enfants créer, imiter et ne pas leur tenir de discours qui restent sans effets. Il importe d'impliquer l'enfant en toute chose, de le faire participer en tout. En étant à la source de tout acte, l'enfant présidera à sa propre formation et s'en rendra l'auteur. Il ne sera plus seulement acteur comme dans toute éducation classique.

Le principe d'une éducation naturelle et libre, pour Rousseau, réside précisément en cette dimension de formation par soi-même. Celle-ci n'est pas imposée mais s'accomplit grâce et avec la personne. Tous les exemples viennent appuyer cette théorie. «Cela est vrai; il n'y a qu'à chercher l'opposé de l'ombre. Oh voilà le sud [...]. Sûrement Montmorenci est de ce côté; cherchons de ce côté [...]. Ah je vois Montmorenci [...] courons vite : l'astronomie est bonne à quelque chose.» 207 A mesure que le physique permet le développement du psychique, la simplicité initiale de l'enfant se complique et celui-ci se doit d'évoluer et de se perfectionner. L'activité de l'homme, sa supériorité réside en son pouvoir de jugement où il se manifeste véritablement comme sujet. L'éducation à ce stade «actif» se fait donc par les choses dont la valeur pédagogique est considérable. Emile prend connaissance des lois et de leur rapport, à travers de multiples expériences. Il aiguise et discipline sa curiosité, il apprend la prudence et l'attention. Il explore les limites du pouvoir et du savoir par lui-même, à travers les occasions créées par son gouverneur. Celui-ci favorise son initiative. «Il en (la terre) prend possession en y plantant une fève [...] on les voit lever [...] je lui fais sentir qu'il a mis là son temps, son travail, sa personne qu'il y a dans cette terre quelque chose de lui. Un beau jour [...] ô spectacle, ô douleur toutes les fèves sont arrachées. [...]»208 Emile apprend qu'il a «gâté l'ouvrage» du jardinier, qu'il convient de respecter le travail et la propriété d'autrui. Il réalise la nécessité d'un ordre des choses.

Chaque entreprise se trouve sanctionnée par la réussite ou l'échec et enseigne son auteur. A partir de là, Emile peut se constituer un jugement en toute indépendance et progresser vers la sagesse et la raison car le jugement est raisonnement. «Ce n'est pas tout ce qu'il voit, que son retour sur ce qu'il a vu, qui détermine le jugement qu'il en porte, et l'impression durable qu'il reçoit d'un objet, lui vient moins de l'objet même, que du point de vue sous lequel on le porte à se le rappeler.» 209 Rien d'extérieur ne doit venir entraver l'expérimentation de l'enfant, ni le commandement, ni l'interdiction, ni la sanction. Celles-ci risqueraient d'entraîner un retour sur soi et substitueraient le jugement d'autrui à celui de l'élève. Emile n'apprend pas à croire sur parole, mais à vérifier les choses par lui-même. Il ne doit rien savoir qu'il n'ait lui-même soumis à l'examen, ne rien tenir pour vrai dont il n'ait la certitude.

Le rôle du gouverneur n'est pas d'aider d'élève, encore moins de se mettre à sa place, mais d'établir des situations qui demandent à son pupille de mettre en œuvre un processus de résolution. L'élève doit trouver la solution par lui-même et contribue ainsi à sa formation. Le principe impose de voir et de découvrir par soi-même. Le passage à l'état adulte, dont la puberté sera le signe précoce, devra préparer Emile à affronter les rapports sociaux, l'humanité, et à savoir maîtriser ses passions. Jusqu'alors l'expérience maintenait la raison sensitive sous le contrôle de l'utile et de l'efficacité pratique. Celle-ci se trouve désormais dans la voix intérieure, la voix du cœur, et conduit Emile à l'acquisition des contenus moraux. Il entre en possession de ses pleines facultés de raisonnement. Les conditions sont réellement réunies pour qu'il puisse assurer sa propre éducation. Il convient donc «de le rendre comptable de ses actions à lui-même de le garantir au moins des surprises de l'erreur et de lui montrer à découvert les périls dont il est environné.» 210 Émile doit apprendre à gérer son intérêt et son existence et s'acheminer vers la conquête de son autonomie. Il doit cultiver cette aptitude d'être soi, ne pas accepter l'absorption sociale.

Ce stade «sensible et raisonnable» correspond à la construction de soi. Émile est appelé à se constituer et à faire œuvre de soi. Il s'élève à la force et à l'indépendance. Il fonde son comportement sur des règles qu'il choisit librement. Il devient capable de reconnaître les pièges de la déraison sociale. Il accède au discernement. Il entre dans la société sans être dupé par les hommes. Il prend conscience que la condition de l'homme consiste à vivre utilement parmi ses semblables. «Travailler est un devoir indispensable à l'homme social [...] de toutes les conditions, la plus indépendante de la fortune et des hommes est celle de l'artisan. L'artisan ne dépend que de son travail» 211 [...]. Émile réalise la nécessité d'avoir un métier, et opte pour la profession de menuisier, dans un esprit de fidélité, conforme à sa formation. Profondément enraciné en lui-même, il veut être lui-même et rester lui-même. Il manifeste une certaine réserve et abstention vis-à-vis du monde. Il ne veut point être le jeu de la comédie sociale où l'acteur s'identifie à son rôle, et n'a plus ni sentiment, ni existence, ni jugement propre. Il affirme la volonté de persister dans l'effort de construction de soi. Emile ne rejette pas le monde, mais cherche à préserver son autonomie. Il persiste dans son effort de construction personnel.

Adhérer à soi ne signifie pas se replier sur soi. La fin de tout être sensible est de parvenir au bonheur. «C'est le premier désir que nous imprima la nature, et le seul qui ne nous quitte jamais.» 212 Emile fait sien le principe transmis par son gouverneur. Il réalise que l'existence heureuse suppose un partage. Il n'y a pas de vrai bonheur, sans accomplissement, sans assouvissement du cœur. Emile, comprend que le bonheur passe par autrui, mais à condition de se trouver en paix avec soi-même. L'éducation sentimentale ne peut-être négligée si l'on veut assurer la préparation physique, intellectuelle et morale à la vie. Emile rencontre l'amour passion, crise où l'éducation est mise à l'épreuve. Il doit livrer un combat, affronter en lui deux tempéraments opposés, avant de parvenir à réaliser qu'il ne s'égare, en restant le jouet de sa passion. Cette prise de conscience débouche pour Emile, sur un amour plus pur, plus exigeant et plus vrai. Il quitte Sophie. Il la retrouvera après un long voyage, mieux instruit du cours du monde, des droits et des devoirs de l'homme et ayant progressé vers la maturité et la sagesse. Il s'achemine ainsi vers l'accomplissement de lui-même.

Rousseau s'inscrit bien ici dans une démarche où il s'agit de faire éclore la totalité de la personne autonome. La formation s'accomplit dans le sens d'une réalisation de soi et d'une autodétermination. Elle s'effectue dans le respect de la liberté et de l'autonomie. Les convictions et les principes de Rousseau sont issus de son histoire, en regard duquel il s'est forgé toute une philosophie de l'éducation.

Notes
199.

Emile, II, p. 362

200.

Ibid., p. 436

201.

Confessions, VI, p. 235

202.

Id.

203.

Ibid., p. 234

204.

Emile, III, p. 484

205.

Ibid., II, p. 324

206.

Ibid., II, p. 350

207.

Ibid., III

208.

Ibid., II, p. 331

209.

Ibid., IV, p. 517

210.

Ibid. IV, p. 641

211.

Ibid., III, p. 470

212.

Ibid., V, p. 815