3 - La démarche pédagogique de l'Emile : une démarche autobiographique

A l'époque où il écrit ses grandes œuvres systématiques, Rousseau avoue à Malesherbes qu'il n'a jamais cherché que lui-même dans toutes ces constructions. Ses différents ouvrages présentent toujours un angle autobiographique. La diversité des points de vue et des recherches, n'empêche pas l'auteur de se retrouver, car Rousseau tire la matière principale de ses ouvrages, de son existence et de lui-même. Il veut mettre en exergue au sein de ses œuvres, l'authenticité de l'individu dans son existence concrète.

L'Émile se situe donc dans cette ligne de recherche. La démarche pédagogique de Rousseau se fonde sur son expérience. Élever Émile, signifie former par lui-même un homme, au contact de la matière, en vue de sa participation au monde. Rousseau fait appel à l'histoire de sa vie, à ses convictions les plus profondes en matière d'éducation, et exprime ses vues personnelles dans l'Emile. Celles-ci concernent l'intérêt universel des hommes. Il allie la théorie à la pratique.«J'ai d'abord donné les moyens et maintenant j'en montre l'effet.[...]»213 Rousseau s'écarte de l'éducation classique. Ce qui lui importe, c'est de préserver un jugement intègre, un cœur sain, et de parvenir à former un homme de la nature près de la vérité, et non pas l'homme de l'homme (dénaturé par la société). Celui-ci averti des passions humaines, connaîtra leurs illusions et le jeu social, et pourra affronter la société sans se perdre. Il saura traverser tous les cercles, tous les milieux en étant armé, indifférent désormais à l'opinion de ceux qui n'ont pas exploré, comme lui, le monde varié des hommes.

Rousseau livre ici une véritable philosophie, éclairée à la lumière de sa propre vie. «Vivre est le métier que je lui veux apprendre». 214 N'a-t-il pas effectué un retour sur lui-même, afin de vivre d'une façon sincère et authentique, en accord avec ses principes et sa nature, en se gardant du monde et de ses dérives... C'est ce qu'il semble recommander pour son pupille. Il fait démarrer cette démarche à la plus tendre enfance. Il considère qu'il faut réformer d'emblée les méthodes éducatives. Le nourrisson est soumis, dès sa naissance, à l'influence, et aux façons de faire de l'entourage. Il se déforme et en prend les travers. «Avant de savoir parler, il commande; avant de pouvoir agir, il obéit, et quelquefois on le châtie avant qu'il puisse connoître ses fautes ou plutôt en commettre. C'est ainsi qu'on verse de bonne heure dans son jeune cœur les passions qu'on impute ensuite à la nature, et qu'après avoir pris peine à le rendre méchant, on se plaint de le trouver tel.» 215

Il convient donc de respecter l'enfant, dès son jeune âge, de ne pas vouloir à tout prix en faire la copie de l'adulte, et de lui soumettre un régime d'éducation approprié. Rousseau préconise pour cela de suivre le développement de la nature, de préserver l'innocence et la spontanéité naturelle de l'enfant. Le développement des facultés accompagne le développement physique. Les méthodes éducatives doivent donc tenir compte de ces paramètres. Rousseau recommande une éducation en rapport avec le développement génétique de l'enfant. Les progrès du corps, de l'esprit et de la raison ont lieu simultanément. Il ne sert à rien de vouloir privilégier l'un par rapport à l'autre. Ce serait introduire un décalage préjudiciable. Il faut tenir compte des réalités physiques. Il faut donc accepter de perdre du temps pour en gagner, ce que la plupart des éducations contemporaines oublient... «Oserai-je exposer ici la plus grande et la plus importante, la plus utile règle de toute l'éducation ? Ce n'est pas de gagner du temps, c'est d'en perdre.» 216 Les méthodes fondées sur l'expérience sont prudentes et lentes et visent à former un homme sage. «Si vous pouviez ne rien faire et ne rien laisser faire; si vous pouviez amener vôtre élève sain et robuste à l'âge de douze ans [...], dès vos premières leçons les yeux de son entendement s'ouvriraient à la raison; sans préjugé, sans habitude il n'auroit rien en lui qui put contrarier l'effet de vos soins.»217

Rousseau livre son point de vue... Celui-ci n'est pas sans rappeler cette phrase des Confessions : «Mon esprit veut marcher à son heure, il ne peut se soumettre à celle d'autrui.»218 C'est en vertu de ce principe, qu'une réelle éducation, peut avoir lieu. La philosophie de la bonté naturelle sous-tend aussi la pensée rousseauiste. Le gouverneur doit avoir une autorité morale sur un entourage toujours prêt à corrompre son élève. Il trace autour de l'enfance une enceinte. Pour éviter qu'Emile ne perde cette bonté naturelle, ne se trouve victime d'un développement anticipé, contraire à sa nature, et susceptible de le gâcher, Rousseau se voit obligé de le tenir à l'écart de la société et l'élève loin des villes. Les mouvements de la nature sont droits, le mal entre du dehors. «L'homme sage sait rester à sa place, mais l'enfant qui ne connoît pas la sienne ne saurait s'y maintenir [...] c'est à ceux qui le gouvernent l'y retenir.» 219

Le respect du développement psychologique ordonne les conditions d'éducation. Les réflexions de Rousseau se fondent sur la psychologie. La pédagogie de Rousseau est une pédagogie psychologique. Il y a des périodes de maturation fonctionnelle, l'éducateur doit veiller à les utiliser par des exercices appropriés. Rousseau développe une psychologie pratique dans tout ce qui concerne l'ordre successif du développement des facultés intellectuelles et morales. Il désire favoriser un développement harmonieux du corps et de l'esprit et ne privilégie pas l'un au détriment de l'autre. Il cherche à ce que l'enfant s'élève par des progrès réguliers, des premières idées sensibles, aux notions intellectuelles. Il se fonde sur une méthode intuitive qui consiste à faire voir les choses en même temps qu'on les enseigne. Il pense que ce qui frappe les yeux, peut être saisi plus facilement par l'intelligence, et laisse ainsi une impression beaucoup plus profonde.

Il s'agit donc de s'instruire avant tout au contact des choses et de la vie. C'est bien de cette façon que Rousseau s'est formé. Ses différents apprentissages s'apparentent à autant d'expériences. Études, voyages, rencontres, places occupées chez les uns et les autres, tout se mêle pour constituer l'homme. La vie forme. Elle génère un ensemble de connaissances, des acquis, des usages. «Nous commençons à nous instruire en commençant à vivre; notre éducation commence avec nous.» 220 Pour Rousseau, on ne peut être que soi et par soi ou alors on n'est rien. Chacun porte l'entière responsabilité de soi. «Concevez-vous quelque vrai bonheur possible pour aucun être hors de sa constitution ?»221 Cette question fixe la limite de tout le programme de Rousseau et donne la signification du livre. Il ajoute également : «Avant que les enfants et les institutions humaines aient altéré nos penchants naturels le bonheur des enfants ainsi que des hommes consiste dans l'usage de leur liberté [...].»222

Le bonheur et l'usage de la liberté se trouvent au centre de l'éducation. Cette liberté bien ordonnée préside la constitution d'une sagesse. Il faut apprendre tout au long de la vie à gérer cette liberté, à rester attentif à sa voix intérieure (la vraie, celle de la nature). C'est ainsi que l'homme authentique peut se donner forme et atteindre la réalisation de soi. Rousseau recherche la continuité, un homme qui n'ait point honte de son enfance, et qui veuille authentifier la liberté. Il précise sa pédagogie en ces termes. «Je fais son bien dans le moment présent en le rendant libre; je fais son bien dans l'avenir en l'armant contre les maux qu'il doit supporter.» 223

Il s'agit d'instrumenter l'enfant pour qu'il puisse le moment venu faire un plein usage de sa liberté et de sa responsabilité. La force des vertus acquises dans l'isolement, le préservera. Mis en présence de situations exemplaires, l'adolescent Emile a appris a réagir et à se constituer son propre jugement. Sa maturation intellectuelle lui permet de comprendre que le fondement de la société est un contrat, et que chaque participant se trouve tenu de vivre avec les lois de son temps, et de les accepter. Telle est la nécessité de la vie collective. Celle-ci fait aussi l'homme.

La pédagogie roussaussiste consiste à favoriser l'intégration de la visée de la liberté avec la nécessaire contrainte sociale, tout en permettant à l'enfant de rester soi, d'être totalement soi. Elle implique donc une lente progression, une maturation progressive, en vue d'être totalement autonome. Rousseau définit une façon d'être, par rapport à soi, au monde, et aux autres, sur fond de devoir être plutôt que d'être. Il rattache la notion d'humanité à celle d'éducation, car son étude est «celle de la condition humaine» (I, p.252). Il insiste sur la nécessité de former les hommes «un par un». Seul un homme, qui s'est fait homme par lui-même, peut entreprendre et mener à bien cette tâche, se trouve susceptible de favoriser une approche, de par les choses et l'expérience, car il l'a éprouvé pour lui-même (II, p.325). L'un des buts de l'éducation est de parvenir à un moi créateur de lui-même et créateur de valeurs auxquelles il croit.

Rousseau enseigne des valeurs transcendantes, une morale de soi. Il transmet également une valeur immanente celle de la liberté et du bonheur, celle d'un moi qui ne peut naître à la connaissance et à la jouissance de lui-même que par le dialogue et la communion avec autrui. La finalité éducative consiste bien en une autonomie morale. L'enfant ne pouvant y accéder d'emblée, son gouverneur lui fait connaître les autres hommes, lui laisse découvrir qu'il est un homme comme eux. Il lui montre le chemin qu'il reste à parcourir, les difficultés qu'il y trouvera, les moyens de les franchir. Il engage son pupille à veiller attentivement sur lui, à se protéger des passions et à rester lui-même au plus fort des crises. Le gouverneur ne fait qu'aider son élève à se connaître, jusqu'à ce qu'il soit en mesure de pouvoir se diriger.

Ainsi, la principale étude pour Rousseau, l'étude fondamentale est celle qui consiste à examiner et à comprendre tous les «rapports de l'homme». La force de l'éducation permet de tenir son rang d'homme, de donner un sens à sa vie dans les moments les plus difficiles. «Je n'ai jamais mieux senti la force de l'éducation que dans cette cruelle circonstance. Né avec une âme faible, [...] timide à me résoudre, après les premiers moments cédés à la nature, je me trouvoi maître de moi-même et capable de considérer ma situation avec autant de sang froid que celle d'un autre. ...je cessoi mes vains murmures, [...] je me supposoi de commencer de naître, et tirant de mon état présent les règles de ma conduite, je me mis paisiblement à l'ouvrage.» 224 Emile s'exprime ici comme s'exprimera Rousseau à la fin de sa vie, solitaire et persécuté. Cependant, l'appel au détachement trouve son plein effet car le disciple est armé pour trouver toutes les ressources morales en son éducation.

Rousseau livre dans L'Emile la vision d'une éducation, conçue comme une autoformation, par rapport à un idéal. Il exprime ce qui devrait être idéalement en matière d'éducation et de formation. Il privilégie l'initiative, l'expérience, l'intérêt, non pas la contrainte. Il cherche à organiser l'éducation par rapport à une personne définie, en correspondance avec ses processus de fonctionnement, son mental. Il tient compte des réalités humaines, des particularités individuelles, avant de poser des principes et des règles. Il fonctionne dans le concret et pas seulement dans l'abstrait. Il se place toujours par rapport à une personne en construction, dans ses différentes phases, de l'enfant jusqu'à l'homme. Pour lui, l'être humain est en perpétuel devenir, et n'est jamais formé définitivement. Chaque jour qui passe correspond à de nouvelles expériences, à de nouvelles choses vécues, qui enseignent. La véritable éducation, la «vraie», consiste pour l'auteur, en cette capacité naturelle, cette pré-disposition à intégrer et à tirer profit, de tout ce qui se réalise au quotidien. Elle s'accompagne également de la recherche constante d'une plus grande complétude de soi, à travers un développement accru, de ses compétences et de ses connaissances. C'est ainsi que l'on parvient à être réellement soi, et que l'on s'achemine de l'état de «ce que l'on est, à celui de ce que l'on doit être». L'enjeu définitif est fort, vivre en harmonie avec soi-même, en fonction d'une éthique et de valeurs librement définies, hors de la compromission sociale. Il s'agit de parvenir à son moi, total et authentique, de faire éclore la totalité achevée de la personne autonome.

Rousseau inscrit l'éducation comme condition de réussite d'une vie et d'épanouissement de la personne. Par là même, il semble encore renvoyer à sa propre vie. Il semble dire que si possibilité lui avait été donnée d'accéder à cette éducation idéale, il ne serait pas l'être déchiré qu'il représente aujourd'hui... Pour Rousseau, il ne fait pas de doute que l'éducation conditionne toute une vie. L'éducation est à la base de tout et il se plaît à le souligner dans ses œuvres. Une absence de suivi, des études écourtées, un apprentissage mal engagé, forcé, se révèlent préjudiciables pour l'individu. Rousseau ne cesse de le souligner dans ses Confessions. Le temps de l'enfance et de l'adolescence se révèlent d'une extrême importance pour la constitution de l'individu. A la relecture d'une vie, ils apparaissent comme déterminants. Les séquelles engendrées se répercutent tout au long d'une existence, sans qu'il soit forcément possible de les combler. Rousseau récupère en quelque sorte une initiative, un droit de conception, d'organisation de l'éducation au sein de l'Emile. Il se rattrape, vis-à-vis de ce qui lui a le plus manqué, et de ce dont il a le plus souffert, en projetant un univers idéal, en matière d'éducation, régi par le principe de l'autoformation, conçu dans un esprit de liberté et de respect de la personne.

Notes
213.

Emile, IV, p. 548

214.

Ibid., I, p. 252

215.

Ibid., I, p. 261

216.

Ibid., II, p. 323

217.

Ibid., II, p. 324

218.

Confessions, III, p. 119

219.

Emile, II, p. 310

220.

Emile, I, p. 252

221.

Ibid., II, p. 313

222.

Ibid., II, p. 310

223.

Ibid., II, p. 313

224.

Ibid.