1 – L'assurance de soi

Dans les Confessions, comme dans L'Emile, Rousseau renvoie l'homme à lui-même, et le place face à ses responsabilités, en matière d'éducation. Tous les problèmes de l'homme, ses rapports avec lui-même et avec les autres, la façon dont il gère sa vie, et conduit le monde, se retrouvent au cœur de l'éducation. L'éducation constitue donc le point central, le nœud, à partir duquel tout s'organise pour Rousseau. «Tout ce que nous n'avons pas à notre naissance et dont nous avons besoin étant grands nous est donné par l'éducation». 225 De l'éducation, dépend l'avenir de l'individu et plus encore, celui de la société. Rousseau renvoie chaque homme à lui-même. Il lui enseigne que la véritable éducation est «formation de soi par soi», à travers les diverses expériences de la vie. «Je ne me lasse pas de le redire : mettez toutes les leçons des jeunes gens en action plutôt qu'en discours. Qu'ils n'apprennent rien dans les livres de ce que l'expérience peut leur enseigner.» 226

La logique de l'existence suppose un devoir être dont chaque personne reste le seul maître. Ce processus implique de se donner forme, de faire œuvre de soi, de se constituer en un individu autonome et libre, libre de ses actes et de ses pensées. Il faut oser être soi-même et rester fidèle à soi-même, à ses convictions, à l'image de Rousseau, tout au long de sa vie. L'éducation de soi consiste donc en cet apprentissage perpétuel qui ne prend fin qu'avec l'existence. Ce principe exposé dans l'Emile, Rousseau n'a cessé de l'appliquer au fil des jours et du temps. Il cherche donc à transmettre ce message à travers ses ouvrages. L'apprentissage de soi se fait donc tout au long de la vie et par la vie elle-même. Au fil du temps, l'homme doit veiller à ne pas se laisser conduire par les événements, à ne pas être le jouet d'influences diverses. Il lui faut suivre sa propre voie, en fonction de choix réfléchis et ne pas s'en laisser détourner. Il faut diriger sa vie. Il faut savoir se gouverner. Cet art s'acquiert tout au long de l'existence. «[...] J'ai appris à vivre à mon Emile, car je lui ai appris à vivre avec lui-même, et de plus à savoir gagner son pain.»227

L'homme est d'abord un individu qui ne cesse de s'ancrer dans l'existence, à la faveur de situations vécues, de circonstances traversées, d'événements. Il se trouve pleinement soumis aux aléas de la vie. C'est sur cette base que se construit la particularité de chacun. Rousseau ne cesse d'y revenir dans les Confessions. Chaque existence est particulière, chaque homme est particulier. Chaque éducation est donc personnelle. Cependant, les préceptes qui la sous tendent, peuvent servir à plus d'un. L'enjeu pour Rousseau, en matière de formation, se trouve représenté par la constitution d'une liberté autonome et responsable pour chaque personne. L'auteur institue cette caractéristique comme un fait de la modernité et du nouvel esprit du temps. Il place la liberté au-dessus de tout, et en fait la condition d'une véritable éducation. Celle-ci consiste fondamentalement en une autoformation de la personne. Il ne doit pas y avoir d'imposition extérieure.

L'individu doit rester l'auteur de sa formation. Celle-ci doit être progressive et se fonder sur un apprentissage de la nature, de la société, et de ses règles. L'instruction est subordonnée à l'éducation, se mêle aux diverses découvertes et aux exercices pratiqués, en vue de la formation totale et complète de la personnalité. Le tout se fait en suivant les étapes du développement personnel. Celui-ci commande les diverses phases d'apprentissage, du concret à l'abstrait, de la sensibilité aux notions intellectuelles.

Rousseau met en exergue une nouvelle valeur, celle de l'authenticité de l'individu dans son existence concrète. Il l'inscrit au cœur de l'éducation. Il démontre parallèlement que la force de la démarche autobiographique réside dans son projet sincère de vouloir ressaisir et comprendre sa propre vie. Celle-ci confère un sens à l'existence et donne des clefs pour se saisir de ses processus de formation. Rousseau a véritablement fait sienne son histoire et l'a réellement intégrée, à la lueur de l'expérience autobiographique. Cette recherche lui a permis d'exister totalement, de prendre possession de toutes les dimensions de son être, jusqu'à ses replis les plus secrets. Rousseau a pu décrypter par ce biais l'importance des premiers apprentissages de l'enfance, des premières expériences de la vie pour la constitution de la personnalité. La fessée administrée par Mademoiselle Lambercier, a déterminé le comportement sexuel de Rousseau, et ses penchants. «Qui croiroit que ce châtiment d'enfant reçu à huit ans par la main d'une fille de trente, a décidé de mes goûts, de mes désirs, de mes passions, de moi, pour le reste de la vie.»228 Celui-ci a dissocié dès lors amour et désir, et cette tendance s'est retrouvée tout au long de son existence.

Rousseau ne cesse de tirer des leçons à partir de l'examen de sa vie. Il montre comment il est possible de suivre sa propre évolution par la voie autobiographique. Il souligne l'importance d'un tel acte et les bénéfices qu'il est possible d'en retirer. Cet examen permet à Rousseau de réaliser comment s'effectuent les différents apprentissages, de se pénétrer des différents processus d'intégration et d'en mesurer la portée. La matière même de l'individu se nourrit du fruit de ses expériences, de ses découvertes, de ses rencontres. Chaque personne recentre en elle-même les enseignements tirés de ses expériences et de la vie en elle-même. C'est ainsi qu'elle fonde son unité. Elle constitue sa propre vision du monde et son propre jugement. Elle se livre à un perpétuel aller-retour. Ce qui a été vu, est intégré et classé dans la mémoire.

Rousseau a le mérite d'éclairer totalement le lien d'intégration des processus d'apprentissage. Cette réflexion, exercée à partir des différentes phases de sa vie, lui a permis d'écrire L'Emile. Même si les Confessions sont postérieures à la rédaction de l'Emile, il est manifeste que Rousseau avait entrepris une véritable exploration de son histoire et de la manière dont il s'était constitué, pour pouvoir écrire un tel ouvrage. A travers ces deux œuvres, Rousseau se reconstruit et se donne forme. Il s'affirme tel qu'il est et tel qu'il a été, à travers ses actes, ses choix et revendique ses contradictions. Il déroule le fil de sa vie pour mieux se retrouver, s'appartenir et trouver son identité. Il se situe entre exploration et évocation. La vie est un canevas sur lequel l'autobiographe se penche afin d'en retrouver le sens. Il retire une force accrue de cette entreprise. Il ne s'agit pas d'une simple collecte d'informations. Cette opération confère à l'être valeur et durée. Elle l'achemine également vers la totalité de soi.

Rousseau se donne en modèle dans les Confessions. Il dévoile les transformations intellectuelles et existentielles, générées par le processus existentiel. Il parvient à une expression totale de lui-même et à une cohérence de sa destinée. Il montre comment effectuer les prises de conscience nécessaires à la revendication d'être, et à sa réalisation si difficile soit-elle. Il invite ses lecteurs à suivre cette même voie. Il fournit des repères d'une trajectoire. Il en livre le sens. Il élucide son passé afin de dégager la structure de son être dans le temps, et fait connaître cette structure secrète, comme le présupposé implicite de toute connaissance, de quelque ordre que ce soit. Pour Rousseau, il est nécessaire de parvenir à une idée juste et exacte de soi. C'est en vertu de celle-ci qu'on peut diriger convenablement son existence.

Rousseau manifeste un profond sens de soi, et celui-ci oriente toute son histoire. Il esquisse la manière dont l'homme peut-être l'agent essentiel de sa réalisation, pour les situations dans lesquelles il se trouve placé. Il montre comment l'intervention humaine structure le champ du vécu et lui donne sa forme définitive. Il reconvertit en valeur sociale, l'expérience de soi, vécue d'une certaine manière, en marge de la société et extériorise l'intériorité. «Il est donc sûr que si je remplis bien mes engagements j'aurai fait une chose unique et utile.» 229

Son témoignage se révèle donc de la plus haute importance, au cœur de ce XVIIIème siècle, où l'homme apparaît comme objet et sujet d'étude et où l'éducation préoccupe les esprits éclairés. Rousseau signifie que l'individu a une histoire et qu'il n'est pas né adulte. Il fait prendre conscience à ses contemporains des implications et des retombées de l'éducation, pour chaque individu, et pour la société en général. La véritable éducation est une éducation de soi par soi, qui est connaissance, modification de soi, mais aussi prise en charge globale d'une existence concrète. Elle implique l'être dans toutes ses dimensions, à travers ses capacités de connaissance, ses capacités d'action, et de réflexion.

Rousseau propose une lecture de la vie qui tienne compte des déterminants de toute histoire personnelle (déterminants personnels, sociaux, historiques). Ce projet s'inscrit chez l'auteur au sein d'une perspective didactique, prend place dans sa volonté de faire évoluer les mœurs. Rousseau propose à ses lecteurs d'accéder à leur construction personnelle, de se rendre maître de leur formation. Il enseigne une façon de se trouver, dans les Confessions, tout comme dans l'Emile. Il manifeste certaines valeurs et exigences fondamentales, telles que la liberté, l'authenticité, la fidélité à soi-même. Il désigne la voie autobiographique comme moyen d'expression total de soi et de sa destinée, mais celle-ci s'inscrit aussi selon le schéma personnel de l'auteur, comme nous allons le voir.

Notes
225.

Emile, Op. cit., I, p. 247

226.

Ibid., IV, p. 546

227.

Emile, IV, p.543

228.

Confessions, Op. cit., I, p. 15

229.

Ebauche de Confessions, Op. cit., p. 1150