2 – Je(ux) de miroir

Rousseau a mis beaucoup de lui-même dans ses ouvrages. Sa vision s'inspire naturellement de sa vie et de ses expériences. Celle-ci par définition possède ses limites. Tout lecteur confronté, tant aux Confessions qu'à l'Emile, ne peut manquer de s'interroger face à l'objectivité de Rousseau.

L'écrivain ne s'est jamais senti à l'aise dans la société et y a toujours vu le symbole d'une certaine corruption, de sollicitations dangereuses, pour la vraie nature de l'homme. Il préconise donc de s'en tenir à l'écart et élève son pupille à la campagne jusqu'à ce qu'il soit en mesure de pouvoir affronter le jeu social. L'enfant vit uniquement avec son maître, sans être mêlé aux autres enfants de son âge, et en ayant des contacts limités avec le monde. L'intention en elle-même est louable, ne pas gâcher la spontanéité, le naturel de l'enfant mais la méthode en elle-même questionne...

Emile pourra-t-il parvenir à s'intégrer dans la société le moment voulu et n'aura-t-il pas toujours un regard négatif vis-à-vis des hommes et des institutions ? Ne risque-t-il pas de refuser cette société, de préférer vivre en ignorant les lois de son temps ? L'entreprise rousseauiste comporte ici une part d'aléa. L'accord de l'individu avec l'existence collective est loin d'aller de soi. L'adulte formé selon les méthodes rousseauistes peut pratiquer la réserve et l'abstention vis-à-vis de la société et ne pas s'y impliquer. L'élève de la nature peut-il s'identifier à une communauté politique qui fait de lui un citoyen, comme partie d'un tout plus grand que lui, la patrie ? Cela ne semble nullement acquis. Dans ce cas de figure, il ne remplira pas sa mission de citoyen, et ne pourra contribuer au renouvellement de la société, au fondement de l'universalité de l'humanité, comme Rousseau le souhaite. Voilà donc une des contradictions du philosophe. Vis-à-vis de la profession d'Emile, le choix du métier de menuisier exprime une certaine réserve et abstention. Il permet à Emile de rester un peu en marge de la société, de ne pas être partie prenante du système économique, d'intérêts trop matériels. Cette profession exprime l'idée d'une civilisation peu industrialisée, encore rurale, donc proche de la nature de par sa façon de vivre. «[...] de toutes les occupations qui peuvent fournir la substance à l'homme, celle qui le rapproche le plus de l'état de nature est le travail des mains : de toutes les conditions, la plus indépendante de la fortune et des hommes est celle de l'artisan.»230

Rousseau cherche à ce qu'il y ait des individus, «autres», authentiques, qui puissent conduire au changement de la société., Toutefois, il ne les place pas, de par leur formation, dans les conditions de pouvoir y exercer un véritable rôle et de parvenir participer réellement à sa marche. Le contact avec les objets, la connaissance du monde sensible, et la mise en présence de cas ou de situations exemplaires, minutieusement filtrées par l'éducateur, peuvent-ils suffire à assurer l'éducation d'un enfant jusqu'à l'adolescence ? Cette situation à l'inverse de l'éducation classique trop abstraite, peu appropriée à l'esprit d'un enfant, ne se trouve-t-elle pas susceptible de générer des carences ? Une connaissance purement perceptive à l'exclusion de toute autre n'est-elle pas trop limitée ? N'est-ce pas passer d'un extrême à l'autre ? L'enfant peut-il attendre d'avoir dix ans pour lire? L'enfant peut-il commencer véritablement son instruction à l'âge de quinze ans ? «Emile n'a que des connaissances naturelles et purement physiques. Il ne sait pas même le nom de l'histoire, ni ce que c'est que métaphysique et morale». 231 Il n'a lu en tout et pour tout qu'un seul livre Robinson Crusoé (III p. 501). Là aussi ce choix paraît quelque peu arbitraire.

Rousseau privilégie la formation naturaliste et réaliste, les études classiques apparaissent très tard et se révèlent très ciblées. Les auteurs anciens, et la période de l'Antiquité chrétienne, représentent l'essentiel du programme d'Emile, et servent à l'étude des langues, de l'histoire et de la formation esthétique, au détriment des auteurs français qui sont écartés. «Nos auteurs au contraire disent peu et prononcent beaucoup. Nous donner sans cesse leur jugement pour loi n'est pas le moyen de former le nôtre.» 232

Rousseau affirme haut et fort son intention d'écouter l'élève, de répondre à ses désirs de curiosité; mais il lui impose un programme établi. Cette éducation qui se veut naturelle, interpose en toute occasion la personnalité du maître entre le monde et l'élève. La ruse permet au maître de s'immiscer sans détruire l'impression que l'enfant a d'être libre, et de réaliser de vraies expériences. Elle ne fait d'ailleurs l'objet d'aucune réflexion théorique spécifique, Rousseau l'oblitère. L'Emile comprend de nombreux artifices (notamment l'épisode du joueur de gobelets, livre III, p. 438) et des invraisemblances. Aussi, si le point de vue de Rousseau se révèle intéressant et ouvre de nouvelles perspectives éducatives, la mise en application de sa méthode s'avère difficile.

Une pédagogie non directive, expérimentale, est structurellement impossible, notamment dans l'univers des relations morales. De plus, comment élever un enfant seul, à l'écart de toute famille ? Comment concentrer entre ses mains tous les pouvoirs et l'accompagner des premiers mois de sa vie jusqu'à son mariage, en participant de surcroît au choix de l'épouse? Un tel cas de figure ne peut se présenter. L'ouvrage comporte donc une part de fiction. Rousseau livre un idéal en matière d'éducation et non pas un traité pratique... On peut se demander s'il n'a pas transposé là, ses propres goûts, ses souhaits ?

Rousseau ne se laisse-t-il pas entraîner par le plaisir qu'il éprouve à se fondre dans la peau du gouverneur et à imaginer une vie idéale, avec un élève, à qui il se dévoue, mais qu'il fait sien aussi; plutôt que d'envisager réellement le bien de l'enfant ? N'a-t-il pas tendance à figurer comme personnage central dans l'œuvre, plutôt qu'Emile lui-même ? Cette position semblerait indiquer que Rousseau pense plus à l'éducation qu'à l'élève lui-même. L'enjeu supposé de l'ouvrage est celui représenté par l'éducation et ses bénéfices pour l'épanouissement de l'enfant. Or le traité d'éducation fait souvent place aux confidences de Jean-Jacques qui se recherche et s'imagine en tant que gouverneur idéal. «Je prends une pierre, je feins de la poser en l'air [...]. Je regarde Emile attentif à ce que je fais, et je lui dis pourquoi cette pierre est-elle tombée ?»233

La vision de Rousseau reste malgré tout une vision personnelle. Il met beaucoup de lui-même dans l'éducation d'Emile. Bien des exemples sont tirés de son histoire, et renvoient aux Confessions. Rousseau se laisse aller à un certain narcissisme et se fait plaisir. Il se regarde être comme gouverneur d'Emile, comme il se contemple dans les Confessions. Il se reconstruit un autre moi tout comme il se plaisait à se glisser dans la peau d'autres personnages, Mr Dudding (Confessions, III, p. 250), Vaussore de Villeneuve (Confessions, IV, p. 148), lors de sa jeunesse.

Rousseau aime «être autre» et vivre différemment. Il essaie dix professions successivement. Il se fait connaître comme musicien d'avant d'être écrivain. Les facettes de Rousseau sont multiples. Rousseau n'a jamais cessé de s'interroger sur lui-même. Qu'est-il sous les apparences ? En écrivant, il se cherche et s'exprime indirectement. Emile appartient à cette communication indirecte. Rousseau se dévoile tel qu'il aurait voulu ou pu être. Il agit de même dans les Confessions.

Dans les Confessions, Rousseau veut attirer autrui par le spectacle d'un moi tourné vers lui-même. Il cherche à être aimé à travers la représentation qu'il construit de lui-même; mais il ne renonce pas pour autant à ses exaltations. «Le parti que je pris d'écrire et de me cacher est précisément celui qui me convenait. Moi présent, on n'aurait jamais su ce que je voulois.» 234 La lecture attentive de l'œuvre soulève des paradoxes. Rousseau se veut libre et se montre victime de la fatalité. Il a un besoin obsessionnel d'attachement, rejette autrui et se proscrit lui-même. Il s'affirme naturel et spontané mais excelle parallèlement dans l'artifice. Toute l'histoire de sa vie, Rousseau l'organise à partir de sa dimension réminiscence et affective, et de la chaîne de ses affections secrètes. La deuxième lecture de son existence Rousseau l'effectue à partir de la charge sensible de sa mémoire, à partir des affects et des sentiments. Ce point constitue en quelque sorte la clef de l'enquête.

Rousseau fait apparaître l'acte autobiographique comme révélation d'une nature individuelle, réfléchit aux singularités et aux contradictions de son caractère. La connaissance de soi tient surtout à une connaissance affective de l'affectivité. Rousseau écrit «je sens mon cœur» au début du livre I. Se connaître et se sentir constitue une seule et même chose pour l'écrivain. Ce point de vue est particulier et appartient à l'écrivain. La connaissance dont il s'agit ici correspond à une connaissance de la subjectivité qui ne peut être qu'elle-même subjective. En matière de formation, cette position se révèle restrictive.

Rousseau envisage l'histoire de sa vie sous l'angle du sentiment, plutôt que sous l'angle global de la formation de la personnalité... Rien n'est hors de portée d'une patiente introspection. L'attention au moi, à l'espace du dedans, est commandée par la conscience qu'y réside une identité spécifique, singulière, à la fois originelle et naturelle. Rousseau veut être reconnu comme une âme d'une trempe exceptionnelle. Le moi ne peut renoncer à se mirer dans son mirage et à se faire admirer. L'autobiographie tourne parfois à l'apologie.

Notes
230.

Emile, III, p. 470

231.

Emile, IV, p. 487

232.

Ibid., IV, p. 675

233.

Ibid. III, p. 443

234.

Confessions, Op. cit., IV, p. 154