I – DONNEES HISTORIQUES ET DEMARCHE AUTOBIOGRAPHIQUE

1 – Les transformations sociales

Le XIXè siècle hérite des libertés acquises à la Révolution et se construit à partir des nouvelles structures élaborées lors de l'épisode révolutionnaire. Il s'inscrit dans la continuité des principes issus de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen (1789): «Les hommes naissent libres et égaux en droit; les distinctions sociales ne peuvent être fondées que sur l'utilité commune.»

La société qui se met en place est une société de type libéral et capitaliste, qui pose comme idées essentielles le principe de l'égalité civile et de la liberté individuelle. L'égalité des chances est proclamée. L'accès de tous à tous les emplois est établi. La liberté personnelle s'accompagne de la liberté d'opinion et d'expression : «Corrolaire de la liberté d'opinion, la liberté d'expression représente [...] l'une des conquêtes les plus précieuses et les plus redoutées. Tout citoyen peut parler, lire, écrire, imprimer librement sauf à répondre de l'abus de cette liberté». 235 La liberté personnelle prend le pas sur les libertés collectives de réunion, d'association. Depuis la loi Le Chapelier (1791) les associations sont interdites.

La société est désormais faite d'individus juridiquement égaux et libres. L'égalité permet de réintégrer ceux que l'Ancien Régime avait proscrit : les protestants et les israélites. La Révolution a mis fin à un système inégalitaire issu du féodalisme. Elle a opéré une ouverture sociale sans précédent et installé les fondements du libéralisme économique. «Aucun pays au début du XIXè n'a été aussi loin dans le démantèlement des cadres réglementaires de l'économie d'ancien type. [...] aucun pays n'a autant valorisé l'économie de l'individu en tant qu'agent économique et substitué de façon aussi radicale le marché à la société d'ordres et de privilèges.» 236

La liberté d'entreprise prend place au rang des libertés fondamentales. Chacun peut agir selon ses capacités sur le marché. Le nouvel ordre s'avère favorable à une classe sociale.

Le XIXè siècle consacre la montée en puissance de la bourgeoisie, se révèle marqué par une succession d'expériences politiques (la France change dix fois de régime), avec en tableau de fond de profondes tensions, issues des changements engendrés par la Révolution, et de l'avènement du monde industriel. La quête d'un système politique et d'un nouvel équilibre se fait sentir. Les élévations au trône, les soulèvements, les abdications constituent autant d'essais avant d'évoluer vers une démocratie parlementaire et de doter le pays d'institutions modernes.

Le souci de reconnaissance sociale, la recherche d'un statut, d'un positionnement, se manifestent parallèlement au sein de la population : parmi la bourgeoisie qui tend à affirmer sa suprématie mais aussi chez la classe paysanne et les ouvriers qui veulent faire valoir leurs particularités et différences. La bourgeoisie figure au rang des bénéficiaires de ce nouveau monde qui se constitue. Sa prise de pouvoir s'étire sur tout le siècle de façon irrépressible et continue. «Sous l'Ancien Régime, la bourgeoisie, malgré son ascension avait été maintenue sous une tutelle stricte. Mais depuis que l'aristocratie et la monarchie avaient été vaincues, il lui revenait d'animer la société et d'incarner l'époque. Elle se modela selon cette circonstance et d'une transition fit bientôt un système, puis une domination.» 237 La bourgeoisie maîtrise les puissants mouvements de l'époque par sa propre stabilité et impose progressivement son mode de vie et son système de pensée. Elle façonne en quelque sorte la société française et lui donne ses traits. Toutefois, l'ensemble constitué par la bourgeoisie n'est pas homogène et des différences subsistent entre les professions et les différents milieux, entre les notables déjà en voie d'ascension à la fin de l'Ancien Régime et la nouvelle bourgeoisie qui voit le jour à l'orée du siècle. La bourgeoisie est morcelée selon les traditions et les régions, individualiste et traversée de rivalités. «La pluralité des bourgeoisies tient à la hiérarchie des fortunes, à leur localisation, à leur répartition sectorielle, au degré d'ouverture du patronat selon l'âge et la concentration de la branche, aux liens proches ou lointains avec la terre, à la distance par rapport au capital financier, c'est à dire avec Paris, mais aussi à des données plus idéologiques : l'appartenance religieuse [...] et les rapports avec la politique.» 238

Le groupe social que constitue la bourgeoisie se définit principalement à travers une volonté et un désir : celle de conserver l'acquis matériel et celui de privilégier l'ascension sociale. Le bourgeois possède un patrimoine qu'il entend faire fructifier et développer au fil des générations et use à cet égard d'un certain nombre de stratégies : l'épargne, l'économie, l'héritage. Il n'hésite pas à investir dans l'achat des terres pour renforcer sa position et son patrimoine «Le pivot de ce monde de notables reste la propriété foncière. C'est grâce à elle et parce qu'ils paient la contribution foncière que nombre de négociants ou nombre de professions libérales peuvent voter». 239

Toutefois, au fil des décennies, la propriété ne constitue plus l'unique source de richesses. Le patrimoine bourgeois se diversifie et se modernise. Les fortunes les plus dynamiques se situent du côté de la banque (avec les Casimir Perrier, Jacques Laffite, James de Rothschild... dont les capitaux se révèlent indispensables pour accompagner les grands projets industriels et les grands travaux).

La classe bourgeoise accorde ses préférences aux professions libérales protégées par un statut, une déontologie, un monopole et auxquelles s'attache une respectabilité certaine. Elle perçoit des dividendes, des rentes, des revenus. Elle revendique l'égalité pour elle-même et les siens, la protection de l'Etat et son intervention et prend soin de se distinguer des couches inférieures. Le bourgeois privilégie l'indépendance, l'autonomie et finance lui-même ses projets. Il redoute les faillites car l'époque est fertile en crises, se méfie des mécanismes d'enrichissement et de spéculation. Il aspire à devenir propriétaire d'une charge qu'il puisse léguer et convoite l'état de rentier. L'ambition bourgeoise consiste à toujours s'élever socialement. «L'ascension réclame des vertus, le goût du labeur et la prudence, mais aussi des relations et des protections. S'enrichir n'est pas la seule manière de gravir la pente. Hériter, succéder, être estimé, poursuivre opiniâtrement le long travail des générations aboutit plus sûrement à ce résultat.» 240 La bourgeoisie reflète l'esprit du siècle car elle incarne les valeurs les plus prisées et exprime les aspirations les plus répandues. Elle attire progressivement à elle par son succès toutes les élites, ancienne noblesse et nouveaux riches commerçants. Elle recueille l'adhésion à ses valeurs d'une partie des masses et suscite la reproduction et l'adoption de ses comportements chez les catégories inférieures. Elle met en avant la mobilité de l'argent et des talents, fonde sa conception du monde sur la raison et le progrès. C'est dans les villes que s'impose le modèle bourgeois. Les classes moyennes et inférieures des employés, artisans et commerçants sont aisément conquises.

Le modèle bourgeois n'en comporte pas moins ses limites. La société bourgeoise entretient des germes de révolte et produit ses oubliés. «Cette société qui cumule l'héritage de l'Ancien Régime et les pathologies de la société industrielle émergente a fabriqué aussi sciemment d'autres exclus : il s'agit des femmes, des jeunes, des prisonniers.» 241

Au sein de la bourgeoisie, la femme reste mineure et dépendante et doit suivre une voie tracée d'avance. Elle se trouve ainsi vouée à faciliter l'accumulation du capital familial par sa dot, à élever le niveau social et à entretenir le cercle des relations lorsqu'elle est issue d'un milieu supérieur. Dans les classes populaires urbaines, on lui réserve les tâches déqualifiées. Dans la paysannerie, elle sert de monnaie d'échange en tant que reproductrice de lignées masculines, quand elle n'est pas de surcroît écartée des partages. Dans certaines régions méridionales, les plus jeunes sont même sacrifiées, restent célibataires et servent de domestiques à leurs aînés, quand elles ne rentrent pas au couvent comme religieuses. La femme seule à l'époque suscite la défiance, la réprobation ou la moquerie. Il ne peut y avoir de voie pour elle hors du mariage et du foyer. «Choisie, subie ou simplement assumée, la solitude des femmes est toujours génératrice d'une situation difficile car radicalement impensée.» 242 Le célibat résulte de plusieurs facteurs : les stratégies matrimoniales qui créent un ordre et privilégient certaines au détriment d'autres, l'assistance aux vieux parents souvent confiée aux filles cadettes, le veuvage lié à la longévité féminine et à la rareté des remariages. En dehors des vocations religieuses, la solitude peut résulter aussi d'un choix de carrière pour les infirmières, assistantes sociales, institutrices. Au XIXè siècle, les femmes ne peuvent avoir de promotion sociale par le travail, qu'au prix du sacrifie d'une vie privée. Il faudra attendre le XXè siècle pour qu'émerge un autre personnage de femme seule et que celle-ci ait droit au célibat.

Les jeunes, de leur côté, sont confrontés au problème de la minorité prolongée, du fait de l'âge tardif requis pour le droit de suffrage et de la nécessité conjointe de posséder un capital. Ils supportent mal de se heurter à des anciens qui cherchent à monopoliser le pouvoir. L'importance de l'agitation étudiante sous la Restauration et le succès des idéologies contestataires, apparaissent comme autant de réactions d'une jeunesse injustement écartée de la scène politique, après une période révolutionnaire de grande participation.

Le nombre des prisonniers augmente notablement. Le système répressif se durcit. Le nouveau code pénal 1810 étend les peines de prison, la loi de 1885 relègue en Guyane les multi-récidivistes. Les vagabonds sont particulièrement suspectés. «De tous les solitaires, les vagabonds sont les plus suspectés par une société qui fait du domicile la condition même de la citoyenneté et qui flaire dans l'errance une résistance à la morale.» 243 La présence nouvelle de journaliers, d'ouvriers parmi la population carcérale, illustre les difficultés liées à la vie quotidienne, le sous-emploi chronique et l'inégalité liée à la propriété. Le XIXè siècle reste marqué par l'affrontement d'intérêts et d'idées et correspond à une époque de contestation radicale permanente et toujours renouvelée. Certaines catégories sont laissées pour compte et oubliées dans l'entreprise du progrès et de modernité, qui souffle sur le pays. L'avènement de la société industrielle entraîne de profonds bouleversements, le déclin d'une société rurale et l'émergence d'un prolétariat ouvrier urbain.

La contestation, la moins bruyante et la plus douloureuse se situe du côté du monde rural. L'agriculture est en perte de vitesse, son poids diminue. La conjoncture est défavorable à la terre. Le pays est divisé en deux mondes : d'un côté le sol, de l'autre la ville. L'industrie, la ville attirent et concentrent tout le progrès, la nouveauté, la richesse, le confort. L'agriculture trop morcelée ne peut profiter des progrès techniques. «[...] Les trois quarts des exploitations ont moins de dix hectares.» 244 Le paysan lutte pour sa survie et ne peut espérer d'améliorations à son sort. Il pratique une polyculture de routine censée assurer son autarcie. Le mythe de l'autosuffisance héritée des siècles d'insécurité, enferme la paysannerie dans un individualisme farouche et sans joie. L'indépendance et la liberté à la campagne sont un mythe. «La paysannerie ne s'est libérée des droits féodaux que pour tomber dans une autre sujétion l'endettement.» 245

Le paysan s'endette vis-à-vis du propriétaire, de l'état, de l'huissier, du notaire, du vétérinaire pour le fermage, l'achat de terres, les impôts, les semailles, le cheptel. Il se trouve soumis aux aléas de la récolte, de la rente foncière, sans garantie, ni protection. Ce ne sont plus les privilèges de la noblesse et du clergé qui sont l'objet des doléances de la paysannerie, ce sont la bourgeoisie et la société toute entière. La paysannerie ne possède ni porte-parole, ni parti politique, ni même conscience collective. Elle ne peut s'offrir qu'une attitude soumise et une révolte sourde. Le syndicalisme agricole n'apparaît qu'à la fin du siècle.

Le sentiment d'abandon est immense et se traduit à travers des soulèvements récurrents car le monde paysan voit à chaque fois ses espoirs s'effondrer. La Révolte de 1848 où les paysans s'emparent des pâtures et des forêts communales, les rebellions contre les quarante-cinq cent (augmentation de 45% des impôts directs donc fonciers), les explosions de 1851-1852 en Provence, dans le Languedoc, les Alpes, le Morvan, de la part des plus pauvres (rouleurs, flotteurs, bûcherons) résonnent comme autant de cris de détresse. Les griefs de la paysannerie se situent face à une absence de statut et à des conditions toujours plus difficiles. L'exode rural touche les salariés agricoles, les plus petits exploitants, les ouvriers ruraux les plus pauvres et les plus entreprenants. Il entraîne deux millions de personnes vers les villes moyennes et les faubourgs des villes. Le déracinement des paysans provoque une mauvaise conscience générale. Le drame des campagnes atteint la France entière.

Le XIXè siècle s'emplit aussi du scandale d'un nouvel esclavage celui des ouvriers. L'introduction de la machine à vapeur, du métier à tisser provoquent de nouvelles conditions de travail et un asservissement. Les lois de la concurrence, la mécanisation, l'augmentation des cadences de production font peser de nouvelles servitudes sur le monde du travail, entraînent un allongement des horaires, une baisse des salaires et une apparition du chômage. La dureté des conditions de vie génère de violentes explosions de colère et une contestation de plus en plus marquée. Les femmes et les enfants sont les premières victimes de cette nouvelle forme d'exploitation. La fatigue, la malnutrition, l'humidité, la proximité exposent les ouvriers aux maladies et aux épidémies. Le chômage, l'accident, risquent à tout moment de faire plonger la classe ouvrière du côté de la délinquance et du chômage. «Si la famille ouvrière parvient à survivre dans les périodes de prospérité, elle est très vulnérable aux aléas de la conjoncture, d'autant que le licenciement ne rencontre aucun obstacle. Une maladie, le simple déclin des forces avec l'âge entraînent la chute du revenu, le basculement dans l'indigence.» 246 La généralisation des grandes usines, à partir de 1850 (dans le Nord, l'Alsace, l'est du Massif central) entraîne une déqualification du travail, un aggravement des nuisances, livre l'ouvrier à l'absentéisme, l'alcoolisme, la prostitution.

La situation faite aux ouvriers est très dure, concourt au sentiment d'enfermement de la classe ouvrière et forge une solidarité de la souffrance. La liberté d'aller et venir n'existe pas pour les ouvriers, ils doivent justifier de leur embauche s'ils ne veulent pas être pris pour vagabondage. Ils ne peuvent quitter leur emploi sans s'être fait délivrer un certificat, attestant qu'ils sont libres de toute dette envers leur employeur, jusqu'en 1890. En cas de conflit sur le salaire, la parole de l'employeur l'emporte jusqu'en 1868. Le droit propre au travail et la préoccupation sociale sont niés. Les tribunaux des prud'hommes créés en 1806, ne permettent pas aux travailleurs de faire aboutir leurs revendications car ils accordent la majorité et la présidence aux employeurs et ne deviendront paritaires qu'en 1905. Les actions menées par les ouvriers et les institutions créées restent à l'état de tentatives. Les sociétés de secours mutuel et les caisses de secours ne connaissent qu'un timide de développement. Les patrons sont individualistes et négligents. Ils combattent les revendications avec acharnement, refusent toute négociation et se montrent avant tout soucieux de leur autorité. Ils considèrent la main d'œuvre comme un coût de production qu'il faut maintenir au plus bas. L'ouvrier ne peut compter que sur lui-même.

L'absence de réponses réelles aux nouvelles questions posées (pourquoi l'industrie fait-elle naître une nouvelle forme de misère ? Pourquoi le règne de la liberté engendre-t-il l'asservissement des plus faibles ?), ne peut qu'induire un sentiment d'injustice, de révolte chez les plus défavorisés, créer le trouble au sein des classes moyennes, des éléments bourgeois les moins bien intégrés au système dominant et susciter chez les principaux écrivains du temps un plaidoyer pour un changement social et une société plus équitable et moins hypocrite.

Notes
235.

Histoire de France : dynasties et révolutions de 1348 à 1858, sous la dir. de George Duby, Larousse, 1987, p. 384, Références

236.

F. DEMIER, La France du XIX è siècle : 1814-1914, Seuil, 2000, p. 25, Points histoire

237.

G. de BROGLIE, le XIX è siècle : l'éclat et le déclin de la France, Perrin, 1995, p. 43

238.

C. CHARLE, Histoire sociale de la France au XIX è siècle, Seuil, 1991, pp. 239-240, Points Histoire

239.

F. DEMIER, op. cit., p. 169

240.

G. de BROGLIE, op. cit., p. 53

241.

C. CHARLE, op. cit., p. 37

242.

Histoire de la vie privée, 4 : de la Révolution à la grande guerre, sous la dir. de Michelle Perrot, Seuil, 1999, p. 274

243.

C. CHARLE, op. cit., p. 37

244.

G. de BROGLIE, op. cit., p. 72

245.

Ibid., p. 73

246.

F. DEMIER, op. cit., p. 183