2 – L'individu

Le XIXè siècle coïncide avec l'avènement d'une société de type individualiste. La prééminence de l'individu est établie. L'autonomie de la vérité de chacun est posée. La liberté personnelle, tant politique que civile, prend le pas sur les libertés collectives de réunion, d'association.

Le souci de l'individu et de la vie familiale se manifestent sur le plan juridique. Déjà, à la fin du siècle précédent, les gouvernements révolutionnaires avaient établi l'inviolabilité du domicile (1792), l'interdiction de perquisitions nocturnes (1795). Sous le Premier Empire, la loi prend l'enfant à la naissance, pourvoie à son éducation, lui prépare une profession et règle comment et à quelles conditions, il peut se marier, voyager, choisir un état. L'instauration du code civil, la garantie des droits individuels apparaissent comme les marques de la mise en place d'une nouvelle société et d'un nouveau type de fonctionnement. L'héritage et les partages assurent la transmission et la division des patrimoines. La propriété est conçue comme individuelle, privée et stable. Les formes sociales protègent l'individu. Les anciennes coutumes sont abolies, le droit d'aînesse est supprimé, l'égalité des héritiers hommes et femmes établie, et les pouvoirs paternels considérablement renforcés.

Le code mis en place se veut essentiellement et en priorité comme un «code des droits de l'homme». La femme mariée se trouve assujettie à son mari, l'enfant à son père. «Au nom de la nature, le code civil établit la supériorité absolue du mari dans le ménage et du père dans la famille, et l'incapacité de la femme et de la mère. La femme mariée cesse d'être un individu responsable : célibataire ou veuve, elle l'est bien davantage. Cette incapacité exprimée par l'article 213 «le mari doit protection à sa femme et la femme obéissance au mari», est quasi totale.» 247 Il en est de même en ce qui concerne les enfants. Le père peut faire arrêter ses enfants, user des prisons d'Etat, et en appeler au tribunal d'arrondissement s'il le juge nécessaire. En cas de mariage, son autorisation se révèle incontournable jusqu'à l'âge de la majorité (25 ans).

Les pouvoirs du père sont doublés, ils s'exercent aussi bien dans la sphère privée que publique. Côté privé, le père exerce un contrôle total sur sa famille, sur les fréquentations, allées et venues, sorties, correspondances diverses de sa femme et ses enfants. Il procure les ressources, gère le patrimoine, se trouve incontesté dans ses prérogatives et en tire une certaine suffisance. Il prend les décisions en matière d'éducation et d'alliance car il dispose d'une capacité à raisonner et d'un jugement qui manque aux femmes. «Contre les femmes dévotes et obscures, trop sensibles au sentiment, tentées par la passion, guettées par la folie, le père, le mâle doit maintenir les droits de l'intelligence.» 248 L'ambition paternelle se porte de préférence sur les fils. L'éducation est conçue comme un investissement et la meilleure des garanties pour l'avenir. Les filles sont vouées au mariage qui les émancipera, en les faisant passer de l'obéissance aux parents, à l'obéissance au mari. Côté public, le père dispose des droits civiques et peut prétendre à un rôle politique et social.

L'homme seul possède l'autorité, la compétence, les responsabilités. Il protège et instruit la femme, tout comme la femme adoucit et convertit l'homme. La femme bourgeoise ne travaille pas, ne gère pas ses biens, est ignorante des questions de politique, d'économie, de société. Elle dirige la maison, régit la vie domestique, à la haute main sur les activités ménagères et veille au bien-être de tous. Elle préserve la tradition, veille à la pudeur et à la moralité, se soucie des bonnes manières. La répartition des rôles renforce le système. La position de chacun est strictement définie et n'est pas favorable à l'épanouissement personnel pour la gente féminine.

La montée en puissance de la bourgeoisie introduit toutefois un bouleversement des mœurs. L'argent remplace l'hérédité, les honneurs, les faveurs et agit comme instrument de libération personnelle. L'homme n'appartient plus à une terre, à un lignage comme dans l'aristocratie ou à une collectivité comme dans la société rurale. Il a accès à la réussite personnelle. Le statut personnel et le statut social tendent à se confondre. L'homme se définit par sa profession, son activité.

L'initiative privée profite de la prospérité économique et d'exceptionnelles conditions de 1850 à 1914. L'espoir de s'enrichir n'a jamais été aussi grand que sous le Deuxième Empire, tout semble permis. L'individualisme sort renforcé de ce prodigieux développement. «L'individualisme est bien l'énergie première, qui traverse les opinions des partis, les fondements des régimes et les catégories sociales. Sa puissance tient à ce qu'il n'est pas réservé aux notables. La petite bourgeoisie et les ouvriers spécialisés des vieux métiers, les contremaîtres l'utilisent et l'incarnent comme le cadre le plus favorable à l'amélioration des conditions de vie et à l'ascension sociale.» 249 L'initiative privée s'appuie sur l'élan individualiste qui traverse la société et témoigne d'une grande vitalité même si elle se heurte au progrès de la socialisation et aux lois de la concentration à la fin du siècle. C'est dans ce contexte qu'apparaît le type du self-made-man vers 1880. Nombre d'ingénieurs ou d'autodidactes fondent des entreprises et parviennent à la tête de grandes affaires. L'individualisme porte en lui la théorie de libéralisme économique et de la non intervention de l'Etat comme force multiplicatrice de l'initiative individuelle. Cette priorité laissée à la création, à la libre entreprise, cette foi en l'homme et ses capacités s'accompagne d'une nouvelle nécessité, celle de l'identification sociale de l'être individuel.

Le XIXè siècle est le siècle qui met en place le système d'identification et de contrôle des personnes. La plaque d'identité (1881), ancêtre de la carte d'identité (1931), le passeport exigé pour quitter son canton (1807), mais aussi le casier judiciaire (1850), font leur apparition. Ils s'accompagnent de l'introduction du livret militaire (1845), du livret ouvrier, du livret de famille (1884), du certificat de domesticité et d'enregistrement pour les forains et filles publiques. Autant de mesures qui contribuent à une prise de conscience de son identité personnelle et de son individualité. «Si l'institution de ces documents manifeste d'abord un souci panoptique de repérage et de contrôle de la part des autorités, le rôle symbolique qu'ils jouent dans la constitution du sentiment moderne de l'individualité n'est pas à négliger.» 250

Parallèlement, le signalement anthropométrique (1882) met fin à toute ambiguïté et lève à jamais le problème de l'identification personnelle. Six ou sept mesures suffisent pour établir de façon certaine la reconnaissance totale d'une personne. Les usurpations d'identité sont rendues impossibles. A cet ensemble de procédures, ce souci de surveillance manifesté par l'Etat afin de pouvoir reconnaître à tout moment, toute personne au sein d'une foule de plus en plus importante et anonyme, répond dans la société un sentiment d'individualité.

L'extension des prénoms, au fil des décennies, apparaît comme la marque d'une volonté affirmée d'individuation. Les règles de transmission traditionnelles perdent de leur effet. On ne reprend plus systématiquement le prénom du parrain et de la marraine, du père et du grand-père pour le fils aîné. Le risque d'homonymie entraîne une différenciation dans les appellations. Ce nouvel usage joue en faveur de l'individualité. Les progrès de l'alphabétisation, les efforts effectués en matière de scolarisation contribuent au développement de l'usage du prénom et du patronyme et favorisent cette prise de conscience de l'identité personnelle.

La multiplication d'objets renvoyant à un possesseur précis : rond de serviette, timbale, la pratique du linge brodé, des initiales cousues sur les vêtements constituent autant d'indices de cette évolution. L'importance accordée au tableau d'honneur, le rituel de distribution des prix, le diplôme accroché au mur; le prestige de la décoration, la rubrique nécrologique attestent de ce renforcement du sentiment du moi. L'adoption progressive du lit individuel, de la chambre individuelle, sur recommandations des médecins, l'adjonction de rideaux, tentures, l'édification de cloisons protégeant l'espace personnel, au fur et à mesure de l'avancée du siècle, jouent en faveur du développement de l'autonomie et de l'indépendance. La diffusion du miroir, par l'intermédiaire des colporteurs dans les campagnes, puis de la glace posée sur la porte de l'armoire nuptiale ou sur pied, à la fin du siècle, permettent à chacun de découvrir sa figure, son apparence physique, et se révèlent constitutifs d'une nouvelle identité corporelle. L'exigence pour les parfums se révèle sans limites, même si les pratiques d'hygiène restent restreintes (on ne prend pas de bain, on ne se lave pas les cheveux). « Le XIXè siècle a connu une révolution des valeurs, issue de l'individualisme et de la prise de conscience par chacun de son corps et de sa signification.» 251

La démocratisation du portrait, jusque là réservé à l'aristocratie joue comme preuve d'attestation de l'existence, mémoire, et permet de créer une lignée dont la réputation s'assoit sur la réussite personnelle du héros fondateur. La multiplication de miniatures, pendentifs, médaillons, couvercles de boîte de poudre, représentant le visage d'un être cher, contribuent à affirmer et à asseoir cette individualité. La découverte de la photographie (1841), de l'instantané (1851) et sa généralisation à compter de 1862, donnent la possibilité d'accéder à sa propre image, de la posséder et de pouvoir la communiquer. La généralisation de l'album photos dans tous les foyers fixe le temps, les événements et restitue à chacun son rôle dans la saga familiale. Au sein de la société, tout un ensemble de signes témoigne de l'expansion du sentiment d'individualité, de la prise de conscience de son identité personnelle et de sa spécificité. «[...] un peu partout, à des degrés divers selon les milieux et les lieux, s'opère dans les idées et les mœurs une forte poussée de l'individu.» 252

Le besoin d'un temps, d'un espace pour soi se manifestent de façon de plus en plus prononcée. La recherche d'un droit au bonheur, le choix de son destin habitent tout individu. Les courants individualistes sont particulièrement vivants au tournant du siècle.

«Le dandy, l'artiste, l'intellectuel, le vagabond, l'original incarnent la révolte contre les conformismes de masse. Mais au-delà de ces figures de proue nécessairement minoritaires, des catégories plus nombreuses revendiquent leur droit à l'existence propre : adolescents, femmes, prolétaires. Les premiers mettent surtout en cause l'ordre patriarcal [...]. Les derniers critiquent avant tout l'ordre bourgeois.» 253 Le monde ouvrier au moment même où la discipline ouvrière se renforce, valorise le hors-travail et réclame un espace à soi. Les ruraux n'acceptent plus nécessairement les anciennes manières de vivre. Les jeunes, les avant-gardes intellectuelles et artistiques, les femmes secouent le joug. Les femmes revendiquent plus fortement le droit de travailler, de jouer, d'aimer, cherchent à accéder à de nouvelles professions et libertés. Le féminisme d'abord intermittent devient un mouvement constant. A travers journaux, groupes et congrès, il demande l'égalité des droits civils et politiques s'appuyant sur une double augmentation : celle du rôle social et maternel des femmes et celle de la logique des droits naturels. Le XIXè siècle se révèle constitutif de l'identité moderne de l'homme dont il porte tous les ingrédients et annonce les principales luttes du XXè en matière de revendication individuelle.

Notes
247.

Histoire de la vie privée; 4 : de la Révolution à la grande guerre, op. cit., p. 110

248.

Ibid., p. 113

249.

G. de BROGLIE, op. cit., p. 170

250.

C. DELORY MOMBERGER, Les Histoires de vie : de l'invention de soi au projet de formation, l'Harmattan, 2000, pp. 106-107

251.

G. de BROGLIE, op. cit., p. 57

252.

Histoire de la vie privée, op. cit., p. 386

253.

Ibid., p. 387