3 – La place de l'éducation

Le XIXè siècle apparaît comme le siècle de l'éducation «Le recul de l'ignorance est l'un des moteurs du siècle. C'est une ambition commune qui va mobiliser toutes les parties de l'opinion contre l'analphabétisation et la routine, pour le progrès de l'enseignement primaire et sa généralisation.» 254 Nulle part en Europe, la naissance d'un enseignement moderne ne se déroule dans une atmosphère aussi passionnée qu'en France et n'engendre de tels débats idéologiques où laïcité et Eglise, cléricaux et républicains s'opposent aussi rudement. La victoire du savoir sur l'obscurantisme ne s'effectue qu'au terme d'un parcours tumultueux et chaotique.

La situation de l'enseignement primaire est particulièrement alarmante au sortir de la Révolution, le retard est considérable. De nombreuses communes ne disposent pas d'instituteur ou se trouvent pourvus d'un instituteur de fortune, sans réelle formation et par conséquent incapable de dispenser un quelconque savoir. Seul l'enseignement congréganiste dispose d'un réseau d'écoles suffisant, à visée essentiellement morale et religieuse.

Après 1815, l'opinion se mobilise, un mouvement se crée du côté des libéraux pour encourager la création d'écoles mutuelles d'inspiration anglaise, où l'enseignement est dispensé par des élèves moniteurs formés par le maître et qui instruisent leurs camarades. La société pour l'instruction primaire, protégée par le ministre Decazes, favorise cette installation. Les écoles s'implantent principalement en région protestante et rencontrent l'hostilité de l'enseignement catholique. «L'enseignement mutuel connaît un grand succès, il faut dire qu'il exigeait peu de moyens, quelques tableaux, une ardoise par élève, un gymnase ou une caserne désaffectée, il n'en fallait pas davantage à un maître pour alphabétiser 100 à 200 élèves.» 255

La monarchie de Juillet proclame, dans la charte de 1830, la liberté de l'enseignement. La loi de 1830, dote chaque commune d'une école, d'un instituteur (recevant de l'Etat un traitement et un logement de fonction) et chaque chef lieu de canton, d'une école primaire supérieure pour former les employés de commerce et de l'industrie et chaque département d'une école normale d'instituteurs. Des instances telles que le conseil d'arrondissement, la commission départementale, les inspecteurs d'Académie nomment les instituteurs, surveillent et contrôlent les établissements publics et privés. L'esprit qui anime cette réforme, tend à l'intégration de la population rurale et défavorisée dans la société moderne, à la diffusion des idées de liberté et de patrie, à l'exercice des droits politiques, à un meilleur fonctionnement de la démocratie.

De 1829 à 1848, le nombre d'écoles primaires passe de 31000 à 43500 et les élèves de 1200000 à 3530000. Toutefois, la gratuité, la laïcisation, l'obligation scolaire, l'instruction des filles ne figurent pas encore au programme. Il faut attendre la loi Guizot (1833) pour connaître une avancée dans cette direction avec l'obligation pour chaque commune, de créer une école de filles et l'extension de la gratuité par des subventions de l'Etat et des bourses.

Le Second Empire voit la loi Falloux, les mesures prises par Victor Duruy pour libéraliser l'enseignement et assurer un enseignement secondaire spécial (1865). La loi Falloux (1850) place les instituteurs sous l'autorité des préfets, s'efforce de concilier l'autorité du gouvernement et du clergé et insiste sur la morale et l'instruction civique.

La Troisième République consacre une avancée sans précédent en matière d'éducation. L'arrivée au pouvoir des républicains en 1879, coïncide avec une grande réforme sociale, politique et idéologique et un projet éducatif républicain dont Jules Ferry s'avère le principal artisan. La loi Paul Bert (1879), le brevet de capacité des instituteurs (1881), la création d'écoles maternelles (1881), la gratuité, l'obligation pour les enfants de six à quinze ans et la laïcité de l'enseignement (1882) viennent donner au système éducatif sa véritable structure et sa figure définitive.

La philosophie du progrès de Jules Ferry, repose sur une diffusion du savoir par l'enseignement public. L'enseignement est devenu un métier, les instituteurs étendent leur emprise et peuvent se référer au «Manuel général de l'instruction primaire». Les programmes s'élargissent, les locaux et les livres s'améliorent. L'instruction primaire parvient à donner le minimum de connaissances indispensables, à unifier la langue et les mentalités, introduit la ville et le monde dans les campagnes, fait reculer la tradition orale au bénéfice de l'écrit et du savoir. L'enseignement donné favorise la progression du sentiment patriotique, renforce le rôle des cadres politiques et administratifs au détriment du clergé et de l'Eglise et joue un rôle de première importance pour la cohésion nationale. «En 1914, le bilan fait apparaître l'achèvement de l'effort d'un siècle dont hérite la IIIè République. Jules Ferry s'approprie l'œuvre de ses prédécesseurs lorsqu'il déclare : «la Ière République nous a donné la terre, la IIème le suffrage, la IIIème le savoir». 256

Cependant l'un des traits caractéristiques du système français d'éducation, au XIXè réside dans cette profonde séparation, entre l'enseignement primaire destiné à donner aux enfants du peuple le minimum d'instruction nécessaire pour l'exercice de tâches professionnelles, et l'enseignement secondaire réservé à l'élite, préparant les futurs dirigeants, les futurs notables.

Dans les lycées napoléoniens (ou collèges royaux de 1815-1830), c'est une culture classique axée sur les humanités, la rhétorique, la philosophie, exception faite des mathématiques qui est dispensée. En 1847-1848, une tentative de changement s'amorce, un enseignement spécial parallèle est organisé, à partir des classes de quatrième, comportant outre les sciences et langues vivantes, des éléments de droit commercial, d'économie agricole, de comptabilité. Cette mesure est suivie par l'initiative Fortoul, sous le Second Empire, qui institue une bifurcation à partir de la 3ème, afin de conférer le même prestige au baccalauréat des sciences et au baccalauréat des lettres. Mais les classes scientifiques se trouvent délaissées par les familles bourgeoises. De toute façon, l'initiative de Fortoul n'a pas plus de succès que les tentatives antérieures. Les classes scientifiques attirent surtout les mauvais élèves. Le nouveau système ménage pourtant la possibilité d'une orientation scolaire. «Notre devoir déclare à ce propos le ministre, est d'observer nos élèves, de les diriger à leur insu, de pénétrer par une sorte de divination presque infaillible, qui est le caractère propre de l'expérience pédagogique, dans les ténèbres de leur avenir.» 257 La loi Duruy (1865) créant un cours secondaire d'enseignement (sans latin mais avec langues vivantes, sciences, histoire, géographie, dessin, comptabilité) ne modifie pas la situation.

L'enseignement secondaire reste un enseignement de classe, de par son coût élevé et ne peut profiter aux familles dont les moyens s'avèrent limités. Les lycées et collèges n'accueillent que 157000 élèves, soit un enfant sur 21, en 1876. Il faut attendre l'extrême fin du siècle pour que l'enseignement moderne ait droit de cité, dans les lycées français avec l'institution d'un premier cycle jusqu'à la 3ème et de deux sections indépendantes menant au baccalauréat (1902). Quant à la gratuité, elle ne verra le jour qu'en 1930. L'aisance des familles sélectionne les élèves, et le recrutement des lycées reste élitiste. Les prêtres scolarisent les enfants des familles défavorisées dans les petits séminaires, sans que la vocation religieuse soit exigée. L'enseignement secondaire s'adapte difficilement aux besoins de la société et se limite au recrutement des élites, à la reproduction de ses valeurs.

Dans le domaine de l'enseignement supérieur, les changements s'effectuent beaucoup plus lentement, et seulement à partir de 1875. La Révolution et l'Empire ont dispersé les anciennes universités en facultés indépendantes des cinq disciplines : théologie, droit, médecine, sciences et lettres. Seules deux d'entre elles ont un grand prestige car elles donnent accès aux professions libérales : droit et médecine. Les Facultés de lettres et de sciences limitent leurs activités à la transmission du savoir et à la collation des grades. L'université souffre d'un manque de moyens chroniques et subit la concurrence des grandes écoles. Celles-ci apparaissent comme le creuset où se constituent les élites. Au Collège de France, à l'Ecole polytechnique, à l'Ecole centrale des arts et manufactures, à l'Ecole de Mines, aux Ponts et chaussée, à l'Ecole normale supérieure (qui forme les professeurs de l'enseignement secondaire) viennent s'ajouter l'Ecole des chartes (1821), l'Ecole Française d'Athènes (1846), l'Ecole d'administration (1848) qui deviendra l'Ecole libre des Sciences politiques (en 1872) et l'Ecole pratique des Hautes Etudes (1868). Cinq instituts catholiques sont créés parallèlement (Paris, Lille, Lyon, Toulouse, Angers).

L'œuvre de reconstruction entreprise à partir de 1875, s'assigne pour objectif selon Gabriel Monod, de «forger l'unité spirituelle de la nation en animant sa vie intellectuelle». Le budget de l'enseignement supérieur est multiplié par trois. Vingt et une facultés sont créées. Les études s'allongent, les étudiants sont tenus à l'assiduité. On institue des maîtres de conférence pour les encadrer et l'agrégation couronne tout l'édifice. Le nombre des étudiants atteint 9500 en 1870. La réforme de Goblet (1885) donne la personnalité civile aux facultés. La loi de 1896 établit les universités sur une base régionale, par leur réunion en un même ressort académique. Toutefois, les moyens consentis restent faibles. De nombreuses disciplines sont absentes des programmes (langues, civilisations étrangères). L'effort de démocratisation est timide, 300 bourses accordées en 1877 et 500 en 1881, si bien que l'accès aux classes populaires reste pratiquement impossible. «Ainsi la sélection et la formation des élites tendent à compléter l'œuvre de l'enseignement secondaire et à favoriser la reproduction du modèle social existant.» 258

Le progrès des sciences et techniques impose parallèlement le développement de l'éducation professionnelle et technique. Les initiatives décisives ne sont prises qu'au début de la IIIè République : création d'écoles manuelles d'apprentissages, remplacées en 1892, par des écoles pratiques de commerce et d'industrie, introduction de travaux manuels dans les écoles primaires (1882). En 1882 est créé à Vierzon, l'Ecole Nationale d'enseignement primaire supérieur et professionnel, dont le modèle s'étend ensuite progressivement. Des écoles nationales d'agriculture sont fondées à Montpellier et Rennes. Les cours professionnels du soir et du dimanche, pour les ouvriers, se multiplient à partir de 1848. La place consacrée à l'éducation s'étend progressivement....

Pendant toute cette période, la querelle est restée très vive entre partisans de l'enseignement public et défenseurs du privé. Le débat touchait le type même de société engendré, la démocratie et le rôle des élites. Les partisans de la laïcité voulaient soustraire l'enseignement à l'influence de l'Eglise, garantir l'avancée de la démocratie, l'indépendance et la neutralité de l'Etat. Les cléricalistes souhaitaient pour leur part défendre le monopole de l'Eglise vis-à-vis de l'enseignement. C'est une bataille de principes et de territoires qui a eu lieu. La conception de l'éducation n'est pas profondément différente dans les établissements publics et privés. L'alternance des gouvernements en place, consacre tour à tour l'alliance de l'Etat et de l'Eglise ou la prédominance des Républicains, avec le cortège des lois qui les accompagnent. Il faut attendre 1914 pour que fléchisse la virulence du conflit sans que l'adaptation et la démocratisation de l'enseignement se trouvent pour autant résolues.

Notes
254.

G. de BROGLIE, le XIX é siècle : l'éclat et le déclin de la France, Perrin, 1995, p. 124

255.

J. VIAL, Histoire de l'éducation, Presses Universitaires de France, 1995, p.65

256.

G. de BROGLIE, op. cit., p. 128

257.

A. LEON, Histoire de l'enseignement en France, Presses Universitaires de France, 7è ed., 1993, pp. 83-84

258.

G de BROGLIE, op. cit., p.137