4 – L'expression autobiographique

Le XIXè siècle s'avère extrêmement prolifique en ce qui concerne la littérature. La poésie, le théâtre, le roman connaissent un grand développement. Le siècle consacre de grands talents. Le public s'enthousiasme pour les nouvelles œuvres produites. L'inspiration se renouvelle, les tentatives se succèdent, de nouvelles formes apparaissent. Les créations littéraire réagissent l'une sur l'autre. Le mouvement des idées agit comme une houle qui soulève en même temps les écrivains d'une époque. Les générations se chevauchent et les généalogies littéraires s'enchevêtrent. Les écoles littéraires se succèdent. Le siècle est traversé par trois grands courants littéraires : le romantisme, le réalisme et le symbolisme. Chacun d'eux correspond à une vue originale sur le monde.

Le Romantisme se manifeste par épanouissement du lyrisme personnel, une exaltation du moi, une vague des passions, une communion avec la nature et l'humanité toute entière et un mal du siècle récurrent où se mêlent inquiétude et mélancolie. Très présent jusqu'en 1830, il s'illustre principalement à travers des personnalités comme Madame de Stäel, Chateaubriand, Lamartine, Vigny, Hugo, Musset.

En réaction, la nouvelle école réaliste professe le respect des faits matériels, étudie les hommes d'après leur comportement, dans leur milieu, à la lumière de théories sociales ou physiologiques et choisit et comme terrain d'élection le roman. Pour Balzac, c'est le lieu privilégié de l'histoire des mœurs ; pour Stendhal celui de l'analyse psychologique ; pour Flaubert celui de l'observation méthodologique et objective ; Zola l'oriente vers le naturalisme et l'enquête sociologique. Baudelaire ouvre pour sa part la voie au symbolisme et annonce Verlaine, Rimbaud et Mallarmé à la fin du siècle.

Les romanciers se trouvent être aussi de grands autobiographes. L'autobiographie fait partie de l'œuvre des écrivains, s'impose comme alternative à la fiction romanesque et constitue un moyen d'expression propice à la réflexion personnelle, sociale, à la thématisation de l'individu face à la société et l'histoire. Chateaubriand, Stendhal, Benjamin Constant pour ne citer que les plus grands mais aussi Alphonse de Lamartine, Alfred de Vigny, Maxime du Camp, empruntent cette voie et s'y illustrent sous des formes et des inspirations diverses.

Pris dans les remous de la Révolution, émigré puis amnistié après un long exil, François-René de Chateaubriand (1768-1848), livre dans ses Mémoires d'Outre-tombe, une chronique historique de son époque dont il figure comme le héros principal puisqu'il se situe à cheval sur deux siècles et deux mondes. De par ses fonctions d'ambassadeur, de ministre des affaires étrangères, l'écrivain a eu le privilège de côtoyer les plus grands et entend à ce titre dresser un tableau de ce à quoi il a pu assister et être mêlé.

Mais la fresque historique ne prend jamais le pas sur le moi. La perspective personnelle se donne priorité sur le devenir du monde et souligne la logique autobiographique à la faveur de laquelle l'homme exerce un droit de reprise non seulement sur sa propre vie mais aussi sur l'histoire universelle. La première personne est l'unité de compte. Raconter sa vie, c'est tenter de sauver et de donner un sens à son existence. La rédaction affirme la priorité du sujet sur l'histoire. «L'objectivité plate du temps historique est prise en charge et fécondée par la richesse intime de la durée vécue. C'est là toute la différence entre les Mémoires d'Outre-tombe et les mémoires de n'importe quel diplomate, ambassadeur ou ministre des Affaires étrangères de XIXè siècle.» 259

Les grands bouleversements de l'histoire, les grands événements ont moins de valeur pour l'auteur que ce qui a trait à sa vie privée, intime et ce qui concerne son cœur. «Elle m'a quitté cette sainte de génie, je n'ai pas été un seul jour sans la pleurer. [...] Je lui ai fait une solitude dans mon cœur : elle n'en sortira que quand j'aurai cessé de vivre. Ce sont là les vrais seuls événements de ma vie réelle ! Qu'importaient, au moment même ou je perdais ma sœur, les milliers de soldats qui tombaient sur les champs de bataille, l'écroulements des trônes et le changement de la face du monde.» 260 La rédaction affirme la priorité du sujet sur l'histoire et donc sa liberté. La durée propre de l'individu est brève et fragile mais du moins a-t-il la possibilité de jeter son cri et d'imposer sa marque à l'univers avant de disparaître.

L'écriture des Mémoires d'Outre-tombe s'étale sur plus de quarante ans de 1803 à 1846. L'œuvre de Chateaubriand accompagne l'infinie procession du temps qui passe, évoque la présence de la mort et la destruction du néant, réfléchit le travail incessant de la mémoire, le tâtonnement du souvenir, les voiles superposés de la réminiscence. Chateaubriand souligne le télescopage de ces vies parallèles, l'enchevêtrement des significations. «Ces mémoires ont été composés à différentes dates et en différents pays. [...] Les formes changeantes de ma vie sont ainsi entrées les unes dans les autres [...]. Ma jeunesse pénétrant dans ma vieillesse, la gravité de mes années d'expérience attristant mes années légères, les rayons de mon soleil [...], se croisant et se confondant ont produit dans mes récits une sorte de confusion ou, si l'on veut une sorte d'unité indéfinissable ; mon berceau a de ma tombe, ma tombe a de mon berceau [...] et je ne sais plus en achevant ces mémoires s'ils sont d'une tête brune ou chenue.» 261

L'autobiographie évoque le dernier jugement de l'homme sur sa vie, l'anticipation du jugement de Dieu. L'auteur, l'œuvre achevée se sent en sursis. La notion d'espace autobiographique s'étend à toute l'œuvre de Chateaubriand. René apparaît comme un portrait fictif et mythique de François-René, l'Itinéraire de Paris à Jérusalem, le voyage en Amérique renvoient à la personne de l'écrivain qui règne sur les pays lointains. Dans l'Essai sur les Révolutions et la vie de Rancé, l'ombre de l'auteur est constamment présente.

Chez Stendhal (1783-1842), journal intime et autobiographie se complètent et tendent à une même fin ce qui n'empêche pas l'écrivain de produire de grands romans (Le Rouge et le noir, Lucien Leuwen, la Chartreuse de Parme) où il parle indirectement de lui-même. Sous le pseudonyme de Stendhal, l'écrivain revendique un destin et une œuvre qui lui appartiennent en propre et choisit d'échapper à la bourgeoisie médiocre de Grenoble dont il est issu et à une vie sans gloire. La problématique de moi s'inscrit dans son Journal tenu régulièrement de 1801 à 1817 (puis périodiquement jusqu'en 1823), dans Souvenirs d'Egotisme 1832 et dans la Vie de Henry Brulard 1835-1836.

Oser être soi, bien se connaître telle fut l'ambition de Stendhal. Le souci éthique, le désir de progresser dans la connaissance de soi vont aider l'écrivain à vaincre sa pudeur et l'extrême réticence qu'il ressent à l'idée d'exhiber son moi devant un lecteur posthume car les écritures ne peuvent être que posthumes pour Stendhal. «Je sens depuis un mois que j'y pense, une répugnance réelle à écrire uniquement pour parler de moi, du nombre de mes chemises, de mes accidents d'amour-propre.» 262

Le besoin d'écrire sur soi se manifeste précocement chez Stendhal puisqu'il entreprend d'écrire son journal dès l'âge de 18 ans, mais s'intensifie toutefois à l'approche de la cinquantaine. Dans Souvenirs d'Egotisme, (non achevé), l'exploration de soi relève d'une sorte d'examen de conscience par lequel l'auteur évalue sa réussite dans la recherche du bonheur. L'épicurisme est inséparable de l'individualisme qui va jusqu'à l'égotisme : culte du moi allègre, enthousiaste et conquérant. Les passions enrichissent ceux qui les éprouvent. L'écriture stendhalienne traduit une âme ardente, romantique, avide d'originalité et ennemi de l'ennui. L'écrivain revient dans cette œuvre sur les années passées à Paris sous la Restauration et se livre à une véritable exploration du cœur humain. «Mais parler d'autrui sert aussi à se définir soi-même : l'autre sert de révélateur en tant qu'objet d'estime ou d'exécration. Il permet de faire le point sur les valeurs morales et politiques qui président aux jugements formulés, est l'occasion d'un constant retour sur soi.» 263

Mais, c'est encore dans la Vie d'Henry Brulard que l'écrivain nous donne le plus de lui-même puisqu'il se met en scène directement. Le pseudonyme choisit ne coïncide pas avec le véritable nom de l'auteur (Henri Beyle) mais les détails livrés ne laissent aucun doute sur l'identité. Il s'agit bien d'une véritable autobiographie. Le plaisir d'écrire et la quête de soi justifient le projet de l'auteur. «Je suis assis sur les marches de San Pietro, et là j'ai rêvé une heure ou deux à cette idée. Je vais avoir cinquante ans, il serait bien temps de me connaître. Qu'ai-je été ? Que suis-je ? En vérité, je serai bien embarrassé de le dire.» 264 Le récit demeure toutefois inachevé et s'interrompt avec l'arrivée à Milan du jeune sous-lieutenant. Stendhal évoque ses années d'enfance, sa haine vis-à-vis de son père et son amour pour sa mère trop tôt disparue (il avait tout juste sept ans). La présentation de l'œuvre est tout à fait originale et se révèle d'une grande modernité. Récit rétrospectif et commentaire sur la pratique autobiographique se trouvent liés et essaiment dans les marges, tandis qu'apparaissent au fil des pages, dessins, schémas de scènes, plans topographiques, croquis d'objets pour appuyer les dires de l'auteur.

Stendhal se refuse à combler les lacunes de la mémoire, se montre suspicieux vis-à-vis de la mémoire, de la subjectivité du jeune Henri et s'efforce d'opérer une mise à distance. L'écrivain est constamment présent dans ses romans. Ses héros lui ressemblent, le complètent ou le prolongent : Julien Sorel, Fabrice Del Dongo, Lucien Leuwen sont des Stendhal possibles nés à la fois des souvenirs et des rêves de leur auteur, menant une vie plus mouvementée, plus dramatique et plus passionnante que la sienne. La création littéraire permet à Stendhal de vivre une vie démultipliée, de se saisir dans la forme projetée d'un autre lui-même. «C'est en se transportant dans la vie des autres que Stendhal revient vers soi.» 265 Ainsi lorsqu'il rédige la biographie de grands hommes (Vie de Haydn, Vie de Mozart, Vie de Métastase), Stendhal s'imagine à travers eux dans une autre dimension. Biographie et autobiographie finissent par se mêler intimement.

Benjamin Constant doit sa renommée durable à un roman autobiographique Adolphe et à des œuvres posthumes qui nous font pénétrer dans l'intimité de sa vie et de ses sentiments, le Cahier rouge, Cécile (tous deux inachevés), ainsi que ses Journaux intimes qui s'étalent de 1803 à 1816 et représentent six cent pages. L'écrivain trouve dans l'analyse de lui-même sa véritable vocation et témoigne de sa formation protestante à travers cette rage de s'accuser et de se démasquer. Le Cahier rouge retrace la jeunesse de l'auteur depuis sa naissance jusqu'à son départ à vingt ans pour Brunswick et ses pérégrinations successives en Europe. Cécile s'articule autour des relations tumultueuses que Constant entretient avec Charlotte de Hardenberg et Madame de Staël et de son incapacité à effectuer un choix.

Benjamin Constant apparaît comme irrésolu, peu fait pour l'action, faible jusqu'à la lâcheté, joueur plutôt que calculateur. Il donne le sentiment de ne pouvoir trouver une conduite, d'être dans l'incapacité de prendre une décision et de s'y arrêter. Toujours prêt à se suspecter et à se fustiger, l'écrivain hésite entre une femme à quitter et une femme à épouser et maintient la double relation qu'il brûle de clarifier. Benjamin Constant introduit le génie du soupçon dans la connaissance de soi. Il traque sa mauvaise foi, dévoile ses postures et impostures. «Constant met à observer le changement perpétuel de ses résolutions et vacillations éternelles toutes les ressources de la tradition protestantes de l'examen de soi [...] auxquelles il joint la mise à distance et l'ironie d'un habitué des Lumières.» 266 Son journal prend la suite de cette auto-analyse et vise aussi à mettre de l'ordre dans ses sentiments. «Je me sens dans une de ces crises du cœur et de l'imagination qui ont plus d'une fois bouleversé mon existence, brisé toutes mes relations, qui m'ont transporté dans un monde nouveau. [...]» 267 Les écrits privés de Benjamin Constant proposent l'indéfinie répétition de cette situation sans issue et de ses efforts désespérés pour en sortir.

Le siècle est aussi marqué par des écrits intimistes et produit des diaristes : Maine de Biran, Amiel, Maurice de Guérin.

Le Journal de Maine de Biran (1766-1824) illustre la perte des repères liés à la Révolution, l'identité introuvable de cette autre humanité qui en est issue et témoigne de ce mal du siècle qui affecte l'époque. Il reflète la difficulté d'être de ceux qui sont nés de ce siècle et qui vivent dans leur chair les contradictions de la nouvelle condition humaine. «Les moralistes supposent que l'homme peut toujours se donner des passions, changer ses penchants, détruire ses passions [...] cela est-il vrai ? [...] Comment cela peut-il se faire ? C'est justement ce qu'il faudrait établir.» 268 La réflexion philosophique, politique, historique, la crise de conscience individuelle se donnent à lire à travers le journal. L'écriture devient un point d'appui et de substitution.

Le Journal intime d'Amiel (1821-1881), colossal monument de la difficulté d'être (plus de 17000 pages), fait écho de l'enfermement à l'intérieur d'une souffrance qui ne cessant de se contempler, de s'analyser s'alimente elle-même. Commencé à l'âge de 18 ans, (quoique tenu irrégulièrement), il se termine avec le décès de l'auteur en 1881. A pousser toujours plus en avant la dissection de soi, le journal tue tout naturel, paralyse l'action et enferme le sujet dans un monde de chimères. «Fausseté du journal intime. Il ne dit pas toute la vérité ; il reflète plutôt les découragements, défaillances, dégoûts, faiblesses que les moments de bonheur [...]. Il est confident de la souffrance et non du bonheur, témoin à charge et non à décharge.» 269 Loin de s'espacer et de s'amenuiser avec l'âge, les notations intimes vont s'enfler jusqu'à devenir pluri-quotidiennes. «[...] Le journal s'est mué en un tyran absorbant toute l'énergie créatrice qu'il était censé stimuler, réclamant chaque jour sa notion de plaintes et de constats d'échecs, entretenant lui-même le principe de sa monstrueuse prolifération.» 270

Pour Maurice de Guérin (1810-1839), le Journal est un ami, un confident, un alter ego à qui il se confie faute d'avoir rencontré l'âme sœur. «O mon cahier, tu n'es pas pour moi un amas de papiers, quelque chose d'insensible, d'inanimé ; non tu es vivant, tu as une âme, une intelligence. [...] Tu es pour moi ce qui je n'ai pas trouvé parmi les hommes [...].» 271 L'écriture délivre l'auteur de sa solitude intolérable et lui fournit une compensation.

A l'attitude de Maurice de Guérin s'oppose celle de Marc-Antoine Jullien (1775-1848) qui voit dans le journal un instrument d'auto-observation et d'éducation de soi, et dans la pratique diariste, une discipline visant une éducation morale et intellectuelle en vue de tirer le meilleur parti de soi-même et de planifier son existence. (L'Essai sur une méthode qui a pour objet de bien régler l'emploi du temps, premier moyen d'être heureux... extrait d'un travail général plus étendu sur l'éducation (1908)).

Autant de tentatives qui expriment une variété de dispositions et de sentiments face à un siècle qui n'en finit pas de bouger, de questionner chacun, de susciter les plus vives réactions car beaucoup ressentent une distorsion entre l'histoire qu'ils vivent et celle à laquelle ils aspirent, ce qui se manifeste à travers une sorte de crise du sujet.

Notes
259.

G. GUSDORF, Lignes de vie, 1 : les Ecritures du moi, O. Jacob, 1990, pp. 178-179

260.

F.R. de CHATEAUBRIAND, Mémoires d'Outre-Tombre, livre XVII, chapitre 6, Bibliothèque de la Pléiade, T.1, p. 599

261.

Mémoires d'Outre-Tombe, op. cit., Avant-propos, 1846, T. I, p.2

262.

Stendhal, Souvenirs d'égotisme, Gallimard, 1983, Folio, p. 38

263.

J. LECARME, E. LECARME-TABONE, l'Autobiographie, A. Colin, 1997, p. 176, U

264.

Stendhal, Vie de Henry Brulard, Gallimard, 1982, Bibl. de la Pléiade, T II, p. 532

265.

C. DELORY-MOMBERGER, op. cit., p. 128

266.

Ibid., p. 124

267.

B. CONSTANT, Œuvres, Gallimard, 1964, Bibliothèque de la Pléiade, p. 225

268.

MAINE DE BIRAN, Journal, ed. par P. Tisserand, Alcan, 1920, T. 1, p. 123

269.

H.F. AMIEL, Journal intime, éd. publ. par B. Gagnebin, l'Age d'Homme, 1976-1993, T. 1, p. 250

270.

F. LASCAR, «L'Impossible conscience et la difficulté d'être dans les lettres de jeunesse et le journal intime d'Henri-Frédéric Amiel», pp. 57-74 in : Difficulté d'être et mal du siècle dans les correspondances et journaux intimes de la première moitié du XIX è siècle ; textes réunis et présentés par Simone Bernard-Griffiths, Nizet, 1998, (Cahiers d'études sur la correspondance du XIXè siècle, n°8)

271.

M. de GUERIN, Journal intime ou le cahier vert, 20 avril 1824, T. 1, Les Belles Lettres, 1947, p. 202