II – DEUX EXEMPLES D'AUTOBIOGRAPHIES

1 – Autobiographie et écriture chez les femmes

Face aux bouleversements qui touchent la société, à la mise en place d'un nouvel ordre et de nouveau rôles, les femmes s'interrogent et écrivent, même si leur participation reste plus discrète et leurs œuvres moins connues que celle des hommes. L'histoire les sollicite et à défaut de tenir le premier rôle, elles n'en revendiquent pas moins un droit de regard sur les événements, l'usage d'une réflexion et d'une philosophie.

A côté des mémoires, en vogue sous la Restauration et le premier Empire (Mémoires de la duchesse d'Abrantes, de la Comtesse de Boigne, de la Marquise de la Roche-Jacquelin de Charlotte de Robespierre sur ses deux frères, de la Comtesse Merlin) où l'auteur se campe en tant que mémorialiste et témoin, des souvenirs où les narratrices reviennent avec émotion sur les années passées. (Souvenirs d'une vieille femme de Sophie Gay, Roman de mon Enfance de Juliette Adam, Souvenirs d'une actrice de Louise Fusil, Collier des Jours de Judith Gauthier) et qui suscitent de la part du public un vif engouement, certaines œuvres tranchent et se détachent de par la qualité et la force de leurs propos.

Leurs auteurs s'impliquent de manière plus personnelle à travers leur histoire, annoncent une nouvelle façon de penser, de se situer, de prendre part aux problèmes politiques et sociaux de leur temps. Les femmes ont à dire sur l'amour, le mariage, la maternité, les relations des hommes et des femmes, les fortunes et les infortunes de la destiné, les inégalités et l'exclusion sociale. Plus que les hommes, peut-être parce qu'elles sont plus portées à s'occuper des autres, elles s'inquiètent des changements engendrés par la Révolution et se placent dans une perspective de progrès, d'évolution, de mieux-être pour tous et de reconnaissance sociale.

La perte des anciennes valeurs, des points de repères initiaux prive l'être de ses certitudes initiales. Comment un individu peut-il définir sa place, ses propres espaces et limites de souveraineté ? Comment peut-il œuvrer pour sa propre reconnaissance dans ce nouveau contexte ? Cette question se pose de façon encore plus accrue et plus urgente pour les femmes puisqu'elles se trouvent plus malmenées. Leurs autobiographies se font l'écho de cet ensemble d'interrogations et illustrent l'instabilité engendrée par la Révolution, la recherche d'un nouvel équilibre politique et social, la difficulté à être de ceux qui sont nés dans ce siècle et qui vivent dans leur chair toutes les contradictions de cette nouvelle condition humaine. Elles ressentent dans leur propre personne, les mutations d'une société qui ne sait pas encore ce qu'elle est.

Il y a désormais un nouvel ordre social sans ordres, un état social où les individus n'ont plus d'état. A chacun de trouver son moi, son identité et sa propre définition, de réfléchir aux nouveaux problèmes de société et à l'ensemble des mœurs. Les autobiographies écrites par les femmes loin de s'enfermer dans une spécificité particulière se prêtent à ces approches multiples et éclairent particulièrement l'histoire du XIXè siècle.

A la fin du XVIIIè siècle, en pleine période de tourmente révolutionnaire, Les Mémoires de Madame Roland prennent un accent particulier. Dotée d'une personnalité et d'une vaillance exceptionnelle, Manon Roland n'hésite pas à participer aux événements révolutionnaires, entre au comité de correspondance de Jacobins, soutient les Girondins compose une lettre d'observation pour Louis XVI, les discours de son mari (ministre de l'intérieur en 1792) jusqu'à ce qu'elle soit arrêtée le 31 mai 1793. Emprisonnée à Sainte Pélagie, elle occupe sa captivité à rédiger ses Mémoires.«Je me propose d'employer les loisirs de ma captivité à retracer ce qui m'est personnel depuis ma plus tendre enfance jusqu'à ce moment : c'est vivre une seconde fois que de revenir ainsi sur tous les pas de sa carrière, et qu'a-t-on de mieux à faire en prison que de transporter ailleurs son existence par une heureuse fiction ou des souvenirs intéressants ? Si l'expérience s'acquiert moins à force d'agir qu'à force de réfléchir sur ce que l'on voit et sur ce que l'on a fait, la mienne peut s'augmenter beaucoup pour l'entreprise que je commence.» 272

Elle échappe ainsi à la tristesse, à la diminution de l'être, à l'obscure inertie de la prison. Il ne suffit pas de forger son caractère en secret, d'avoir son innocence pour soi encore faut-il la faire connaître. Manon Roland se sent utile en écrivant ses Mémoires : «L'idée que [....] ce qu'elle endure peut encore, à condition d'être publié, enseigner ses contemporains, éclairer la raison publique et servir l'humanité, constitue son espérance, l'ultime chance de l'émancipation.» 273

Les Mémoires de Manon Roland exposent le point de vue d'une femme qui suit avec ardeur la Révolution, poursuit les grandes vérités. «Elle dira que l'événement a changé radicalement sa perception du temps (on vit «dix ans en vingt-quatre heures») et la mesure de ses promesses : Enfin arrivèrent les jours de la Révolution et avec eux le développement de mon caractère et l'occasion de l'exercer.» 274

Manon Roland redoute les situations statiques, voit dans la configuration des événements l'occasion de se pencher sur son moi et le rôle des femmes au sein de la société. Elle réfléchit à l'éducation (discours adressé à l'Académie de Besançon : Comment l'éducation des femmes pourrait contribuer à rendre les hommes meilleurs) car tout est là. Elle définit l'unité du moi personnel comme le plus grand accord possible entre les opinions et la conduite. «Au milieu des doutes, de l'incertitude [...] je résumai promptement que l'unité du moi personnel [...] était nécessaire au bien-être individuel or, il est une sorte de justice à observer avec soi-même [...], il fait régler ses propres affections, ses habitudes pour n'être l'esclave d'aucune.» 275 Elle croit à la commune nature raisonnable des hommes et des femmes, à l'égalité de leur dignité intellectuelle et morale. La complémentarité des sexes lui paraît naturelle et leur mérite nécessairement différent. Cependant, si les connaissances et les talents sont indispensables aux femmes, ce n'est pas pour autant pour le public.

Dans la proximité de l'échafaud, (elle est exécutée le 9 novembre 1793), Madame Roland entrevoit clairement certaines réalités. «[...] La prison [...] touche à une certitude centrale et modifie, pour la première et la dernière fois dans cette vie [...] la représentation que Manon se fait de l'existence féminine. Elle avait toujours su que les femmes pouvaient étonner l'univers. Mais elle ne croyait pas que telle était leur destination et qu'elles devaient «paraître».» 276 Madame Roland trace la voie d'une fidélité à soi-même, d'un principe d'unification de l'existence et esquisse la marque d'une liberté et d'un destin possible au féminin. «Inconnue et ignorée, je pourrais dans la retraite et le silence, me distraire des horreurs, qui déchirent le sein de ma patrie, et attendre, dans la pratique des vertus privées, le terme de ces maux. Prisonnière et victime désignée je ne prolongerais mon existence qu'en laissant à la tyrannie un moyen de plus de s'exercer. [...] Ils ont beau faire, mon exemple [...] restera ; et je sens, je puis me dire, aux portes mêmes du tombeau que c'est un riche héritage.» 277

Madame de Rémusat (1780-1821), quoique étant issue de l'aristocratie de l'Ancien Régime voit dans la Révolution une source de progrès, un arrêt aux mœurs trop légères des Lumières et l'occasion d'un renouvellement. Dame du palais sous le Premier Empire, préfète sous la Restauration, elle n'en mène pas moins une réflexion originale politique et écrit ses Mémoires. «J'avais vingt deux ans lorsque je fus nommée dame du palais de Mme Bonaparte [...] la perte de notre fortune, les goûts d'une mère très distinguée me tenaient loin du monde [...].[...] Je fus fortement frappée d'une si violente transition [...].[...] J'avais pris l'habitude de me livrer entièrement aux mouvements de mon cœur, et plus tard avec Bonaparte, je me suis accoutumée à ne m'intéresser qu'à ce qui me remuait fortement. Toute ma vie a été et demeura constamment étrangère aux oisivetés de ce qu'on appelle le grand monde.» 278

La pertinence et l'à-propos de Mme de Rémusat ne peuvent qu'étonner en ce temps de grand bouleversement. «Car la force de la Révolution est d'avoir inauguré une autre époque «celle ou s'appeler marquis ou comte ne servira plus de rien» où il faudra imaginer une autre forme de noblesse, qu'elle appellerait, si elle l'osait noblesse révolutionnaire : car l'inégalité des mérites lui paraît inaugurer une nouvelle aristocratie, non plus celle des classes mais celle des individus». 279 La Révolution est synonyme de retour à la morale, de tendresse conjugale et filiale, met fin à la frivolité. «[...] Je finis par souffrir de mes expériences trompées, de mes affections déçues, des erreurs de quelques-uns uns de mes calculs. De plus, ma santé s'altéra ; je fus fatiguée de cette vie agitée, dégoûtée de ce que j'entrevoyais, désenchantée sur les hommes, éclairée sur les choses. Je m'éloignai heureuse de retrouver dans mon intérieur des sentiments et des jouissances qui ne me trompaient point. J'aimais mon mari, ma mère, mes enfants, mes amis ; je n'eusse point voulu renoncer à la douceur de leur commerce [...].» 280 Le mouvement des idées, et le sentiment patriotique ouvrent de nouvelles possibilités pour tous.

Madame de Rémusat ne reste pas centrée sur les seuls événements politiques, donne son avis sur le rôle des femmes et montre un grand intérêt pour l'éducation. Les femmes, même si elles figurent au deuxième rang, disposent néanmoins des mêmes facultés que les hommes, voire de quelques supériorités : le sens du détail, le discernement et la supériorité morale. «Tout cela ne fait ni moins de raison, ni moins de volonté. Elles ont les mêmes facultés, la même moralité, la même liberté.» 281 Le propos n'est pas à la contestation, ni à la revendication mais veut plutôt illustrer un cheminement différent tout aussi honorable et une nouvelle cause à saisir, le bien de la patrie qui à travers les changements en cours supplée à la monotonie de la vie féminine. Mais, c'est en matière d'éducation que Mme de Rémusat donne le plus d'elle-même. Non seulement elle complète sa propre éducation pour mieux assurer celle de son fils, ouvre à Lille une école pour les garçons et à défaut de pouvoir réaliser la même chose pour les filles, se met à écrire un traité d'éducation. C'est dans une nation généreuse, sortie de l'agitation révolutionnaire et de l'immobilisme conservateur que les femmes peuvent s'accomplir à condition toutefois d'y être préparée par une éducation éclairée.

Sensible à la vie politique, tentée par l'écriture, Louise Michel (1830-1905), incarne la pure héroïne révolutionnaire. Déportée à Nouméa (1871) pendant la Commune et amnistiée en 1880, elle écrit des romans sociaux et compose ses Mémoires. D'abord militante, ensuite auteur, Louise Michel s'affirme comme une pionnière pour son époque. Elle comprend que pour se faire entendre et s'imposer, il lui faudra lutter encore plus fort que les hommes et mériter beaucoup plus. «Souvenez-vous de ceci, femme qui me lisez : On ne nous juge pas comme les hommes [...].[...] Et il faut qu'une femme ait mille fois plus de calme que les hommes, devant les plus horribles événements. Il ne faut pas que dans la douleur qui lui fouille le cœur elle laisse échapper un mot autre qu'à l'ordinaire.»282

Lors de la Commune, elle revendique le droit de se battre comme un homme, le devoir de mettre en œuvre les forces propres des femmes : leur détermination, sens de l'administration, dévouement et prédispositions à donner des soins. «Nos droits, nous les avons. Ne sommes-nous pas près de vous pour combattre le grand combat, la lutte suprême ? Est-ce que vous oserez faire une part pour les droits des femmes, quand hommes et femmes auront conquis le droit de l'humanité.» 283

Louise Michel ne prend pas pour elle seule des droits mais au nom de toutes les femmes et revendique pour elles dignité et éducation. «L'important était la possibilité de l'égalité, et cette possibilité dépend de l'instruction. Ce sera sa préoccupation constante et une des seules réformes qui l'intéressent pendant la Commune. L'éducation est le droit qu'il faut imposer aux institutions et à la société; tous les autres se prennent.» 284 Louise Michel n'hésite pas encourir toutes sortes de risques pour défendre son idéal, préférant le rêve révolutionnaire, aux droits civiques hommes-femmes et sautant ainsi une étape pour elle-même.

Au sein de cette génération de femmes, certaines voix se détachent plus nettement et figurent comme des symboles. Ainsi en est-il précisément de George Sand, (1804-1876) emblème de son époque et à un moindre titre de sa contemporaine Marie d'Agoult (1805-1876). Toutes deux prennent position, s'affirment dans leurs écrits et n'hésitent pas à transgresser la règle qui recommande aux femmes de se taire et de ne point être auteur. George Sand raconte dans Histoire de ma vie comment un faiseur de romans qu'elle consulte lui dit gravement «Ne faites pas de livres, faites des enfants». 285 Il faut franchir un interdit social pour écrire et publier de son vivant. Peu nombreuses sont les femmes qui sortent de l'ombre et osent s'exprimer ouvertement au sein de la société bourgeoise. En se lançant éperdument dans l'amour, en écrivant sous des pseudonymes masculins Aurore Dudevant autrement dit George Sand, Marie d'Agoult alias Daniel Stern se livrent à des libertés qui sont des scandales.

A la poursuite des droits du cœur, de l'instruction et d'une certaine féminité, ces deux femmes constituent de grandes voix au moment où la grande majorité de leurs consœurs se taisent. La similitude de leur démarche, leur âge respectif : elles ont seulement un an de différence, le milieu dont elles sont issues et enfin leur vocation autorisent rapprochements et comparaisons.

George Sand et Marie d'Agoult empruntent des voix parallèles pour effectuer leurs vrais apprentissages et font preuve d'un certain entêtement à s'instruire pour combler les lacunes d'une éducation trop limitée. Plus que d'autres, elles ressentent la nécessité d'ouvrir les voies tracées de la destinée féminine et de briser les carcans étouffant les femmes.

Notes
272.

J. M. ROLAND de la PLATIERE, Mémoires, ed. présentée et annotée par Paul de Roux, Mercure de France, 1986, pp. 201-202, Le Temps retrouvé

273.

M. OZOUF, Les Mots des femmes : essai sur la singularité française, Gallimard, 1999, p. 108, Tel.

274.

Ibid., p. 102

275.

J. M. ROLAND de la PLATIERE, Mémoires, op. cit., p. 258

276.

M. OZOUF, op. cit., p. 107

277.

J. M. ROLAND de la PLATIERE, Mémoires, op. cit., p. 342

278.

C. de REMUSAT, Mémoires : 1802-1808, introd. et notes de Charles Kunstler, Hachette, 1957, pp. 99-100

279.

M. OZOUF, op. cit., p. 148

280.

C. de REMUSAT, Mémoires, op. cit., p. 282

281.

M. OZOUF, op. cit., p. 165

282.

L. MICHEL, Mémoires, Maspero, 1976, p. 274

283.

Ibid., p. 85

284.

G. FRAISSE, Les Femmes et leur histoire, Gallimard, 1998, p. 408, Folio histoire

285.

G. SAND, Histoire de ma vie, in Œuvres autobiographiques, Gallimard, 1992-1993, Bibliothèque de la Pléiade, T. II, p. 150