Parvenue au seuil de la maturité, George Sand se décide en 1854 à entreprendre la rédaction d'Histoire de ma vie dont quelques extraits paraissent d'ailleurs en feuilleton. Cette entreprise fait suite à la publication de nombreux romans où l'auteur ne cesse d'affirmer son lyrisme, son immense pouvoir créatif mais aussi son sens social et son idéalisme.
George Sand s'inspire directement de la société dont on retrouve un tableau des mœurs au travers de ses œuvres. Elle connaît d'emblée le succès avec son premier roman Indiana en 1831. Suivent ensuite, toute une série de romans qui correspondent à une première période romantique et romanesque (1832-1840) : Valentine, Lélia, Jacques, Mauprat où s'expriment les orages de la passion qui agitent la vie de l'écrivain, sa révolte contre les préjugés sociaux et des revendications féministes. Dans Mauprat, elle montre qu'un sauvage élevé par des brigands est susceptible d'éducation et peut devenir un homme de bien dès lors qu'il est pris en main par une femme généreuse. A compter de cette date, la romancière fait transparaître davantage un idéal social et humain, des espoirs au travers de sa littérature. Elle se tourne vers le roman d'apprentissage en 1842-43 avec Consuelo, la Comtesse de Rudolstat. Elle défend la condition de l'ouvrier et du paysan avec le Compagnon du tour de France, le Meunier d'Angibault. Elle fait part de sa confiance dans l'humanité, de sa tendresse pour les humbles et l'enfance, de la poésie de la vie dans ses romans rustiques : La Mare au diable, La Petite Fadette, François le champi, Les Maîtres sonneurs.
Durant toute sa carrière George Sand considère l'art comme le moyen d'exprimer ses sentiments, ses idées et les thèses qu'elle adopte. Elle évolue du romantisme exalté de sa jeunesse à un socialisme sentimental et humanitaire. Dans un élan généreux, elle cherche à aller vers le peuple, à le comprendre, à l'aider à s'élever en mettant son message à la portée de tous et à atteindre une sorte de vérité idéale.
La dimension politique métaphysique est toujours présente dans l'œuvre de George Sand. Elle n'est pas seulement la romancière de la femme fatale ou insatisfaite (Indiana, Lilia) ou l'auteur de romans champêtres. Si elle idéalise ses héros, ceux-ci se détachent toujours sur un fond réaliste. Le meunier d'Angibault et François le Champi renvoient à la dureté de la vie dans la campagne, à l'alcoolisme et l'endettement paysan. Soucieuse d'égalité, de liberté, de solidarité, George Sand s'élève contre les injustices, les inégalités sociales, les inégalités du sexe. Elle dépasse le mysticisme romantique pour se forger une philosophie spiritualitiste et unitaire, une sorte de christianisme social et d'idéalisme républicain. Même retirée dans son château de Nohant, la romancière reste toujours à l'écoute de son temps et conserve un œil attentif sur les événements et l'évolution de la société.
Histoire de ma vie participe à cette dialectique du moi et de l'histoire. L'auteur n'entend nullement donner à lire à son lecteur ses aventures personnelles et les événements les plus intimes de sa vie. Il ne s'agit pas de confessions. .»Encore une fois donc, amateurs de scandales fermez donc mon livre dès la première page, il n'est pas fait pour vous.» 286 Seule compte ici la dimension historique. Tel est le leitmotiv de l'auteur : «Tout est l'histoire». 287
George Sand considère que sa propre histoire n'a d'intérêt que parce qu'elle constitue un fragment de cette grande fresque et fait d'ailleurs état de ses réticences à parler d'elle-même dès le début de son autobiographie : «J'ai toujours trouvé qu'il était de mauvais goût non seulement de parler beaucoup de soi, mais encore de s'entretenir longtemps avec soi-même». 288 L'auteur se refuse à exhiber son moi et affiche la conscience de sa petitesse par rapport à l'«Histoire».
Sans doute faut-il alors qu'elle soit habitée par des motifs sérieux et valables. Elle inscrit dans son épigraphe en date du 15 avril 1847 (l'autobiographie commencée initialement en 1847 a été interrompue en 1848) : «Charité envers les autres, dignité envers soi-même, sincérité envers Dieu». 289 George Sand appuie son projet sur des principes moraux. Elle entreprend uniquement de «raconter sa vie intérieure, la vie de l'âme, l'histoire de son propre esprit et de son propre cœur en vue d'un enseignement fraternel». 290
Il s'agit donc d'un devoir de solidarité. George Sand s'adresse au lecteur comme à un ami. La relation nouée est fraternelle. Elle invoque sa propre expérience pour mieux aider cet ami à traverser la crise qu'il subit et à y voir plus clair pour conduire son existence. «J'ai souffert les mêmes maux, j'ai traversé les mêmes écueils, et j'en suis sorti ; donc tu peux guérir et vaincre». 291 L'écrivain entretient une relation de confiance avec son lecteur, assume un rôle d'aide maternel et d'assistance. «J'écris pour ceux dont la sympathie naturelle, fondée sur une conformité d'instincts, m'ouvre le cœur et m'assure la confiance. C'est à ceux là seulement que je peux faire quelque bien.» 292 Les conseils sont destinés à ce lecteur ami que George se propose d'éclairer en ce qui concerne l'apprentissage et la conduite de sa vie. L'écrivain se pose en quelque sorte comme guide. «Votre corps est-il sans infirmités contractées avant l'âge ? Quelque souffreteux que vous puissiez être, ne vous plaignez pas ; vous vous portez aussi bien qu'une créature humaine peut l'espérer.» 293 «Et l'on voit le texte autobiographique revenir ainsi à ses origines profondes, s'il est bien vrai que les premiers éléments d'autobiographie en Occident se trouvent dans les lettres de direction des stoïciens ou des Pères de l'Eglise.» 294
George Sand se situe plus de près de Saint Augustin qu'elle revendique, que de Jean-Jacques Rousseau dont elle critique les stratégies apologétiques. «[...] Toutes les fois qu'un individu s'est trouvé investi du don plus ou moins développé de manifester sa propre vie, il a été entraîné à cette manifestation par le désir de ses proches ou par une voix intérieure non moins puissante. Il lui a semblé alors remplir une obligation [...].» 295 Toutefois, à travers cette entreprise, l'auteur satisfait aussi son besoin de se retrouver et de répondre aux grandes questions de sa vie. «Je sentais beaucoup de choses à dire, et je voulais les dire à moi et aux autres. Mon individualité était en train de se faire [...], j'avais besoin de l'examiner [...].» 296
La recherche de l'identité s'inscrit dans la réflexion de George Sand. L'identité est une conquête qui n'est jamais achevée, qui se trouve toujours menacée même lorsqu'elle semble bien affirmée dans la maturité. Le sourd travail du vieillissement, la fatigue, la déception, les deuils risquent de l'ébranler fortement. Voilà sans doute une des causes de ce besoin de l'autobiographie qui se manifeste chez les hommes et les femmes après quarante ans. Revenir sur son enfance, sur sa vocation, réfléchir à la manière dont celle-ci s'est peu à peu constituée, tenter d'un bilan autant de pistes contenues dans l'autobiographie. Cette recherche permet à l'auteur d'échapper à l'écoulement du temps, à l'emprisonnement des rôles sociaux et peut-être même à une déception vis à vis du cours de l'histoire et de l'orientation prise par une société, régie par des contraintes sociales pesantes et qui contenait pourtant en elle des promesses. «Et pourtant ce siècle, ce triste et grand siècle où nous vivons s'en va, il nous semble à la dérive ; il glisse sur la pente des abîmes et j'en entends qui me disent : Où allons-nous ? [...] Sommes-nous dans le flot qui monte ou qui descend ? Allons-nous échouer sur la terre promise, ou dans les gouffres du chaos ?» 297
Le retour sur le passé, sur l'enfance et l'adolescence, est à la fois renaissance, prolongement et compensation. George Sand entend rétablir un équilibre, une revanche sur la vie, en donnant une existence, une réalité à la branche maternelle dont la société ne garde pas trace dans ses annales et en établissant sa double filiation à la fois populaire par sa mère (fille d'un marchand d'oiseaux) d'où sa proximité avec le peuple ; et aristocratique de par son père (descendant du maréchal de Saxe). «On n'est pas seulement l'enfant de son père, on est aussi un peu je crois celui de sa mère. Il me semble même qu'on l'est davantage, et que nous tenons aux entrailles qui nous ont portés, de la façon la plus immédiate, la plus puissante, la plus sacrée.» 298 George Sand insiste sur le contraste entre les deux branches dont elle est issue, faisant de celui-ci la clé de son caractère. «Donc le sang des rois se trouva mêlé dans mes veines au sang des pauvres et des petits [...].» 299
Ces contradictions s'enracinent dans la vie de la fillette puis de l'adolescente tirée entre deux affections incompatibles, mère et grand-mère. Car son père Maurice Dupin, officier de l'armée napoléonienne, a épousé par amour et contre l'avis de sa mère, une simple fille du peuple Sophie-Victoire-Antoinette Delaborde. Seuls les bouleversements sociaux de l'époque ont permis cette aventure. Mme Dupin fera tout pour élever sa petite fille selon les traditions en rigueur dans son milieu et la soustraire à l'influence maternelle. George Sand s'applique donc à défendre sa mère, à justifier ses comportements comme le manque d'affection dont celle-ci fit preuve à son égard. Elle la décrit comme artiste et douée d'un remarquable pouvoir de communication avec les oiseaux. «L'évocation de la lignée maternelle devient donc un éloge de l'oiseau, occasion à la fois d'affirmer le lieu de l'autobiographe non seulement avec beaucoup d'hommes et de femmes obscures mais aussi avec le règne animal.» 300 Cela donne l'occasion d'une digression de la part de la romancière. «Tous les types départis chacun spécialement à chaque race d'animaux se retrouvent dans l'homme [...]. N'y a-t-il pas, parmi nous des renards, des lions, des aigles, des hannetons, des mouches ? [...] Mais l'oiseau je le soutiens, est l'être supérieur dans la création.» 301
L'idéal démocratique de George Sand la pousse à réhabiliter la branche maternelle. «[...] Il n'en n'est pas moins vrai que je tiens au peuple par le sang d'une manière tout aussi intime et directe ; de plus il n'y a point de bâtardise de ce côté là [...].» 302 L'auteur met l'accent sur cette hérédité croisée constitutive de son identité, de sa personnalité, des choix qui seront les siens. George Sand montre à ses lecteurs qu'elle ne saurait parler d'elle sans se situer dans la lignée familiale et retracer l'histoire de ses parents et de ses origines. «George Sand consacre en effet un tiers de son autobiographie à l'histoire de sa famille.» 303 Il faut attendre le chapitre XI du Tome I (et la page 529) pour que l'écrivain se décide à en venir à elle-même et relate ses tous premiers souvenirs.
Le détour est donc long. George Sand n'oublie pas son père, décédé accidentellement en pleine jeunesse et dont elle ne se consolera pas de la perte. «Je continuerai l'histoire de mon père puisqu'il est [...] le véritable auteur de l'histoire de ma vie. Ce père que j'ai à peine connu, et qui est resté dans ma mémoire comme une brillante apparition, ce jeune homme artiste et guerrier, est resté tout entier vivant dans les élans de mon âme, dans les fatalités de mon organisation, dans les traits de mon visage.» 304
La romancière reprend la correspondance de son père et de sa grand-mère ainsi que quelques lettres adressées à sa mère et tend à montrer que cet aspect de son autobiographie représente un témoignage décisif vis-à-vis d'une période troublée et fertile en événements.
«[...] George Sand souhaite, par ailleurs, rétablir les liens qui unissent, en l'expliquant, le XIXè siècle au siècle qui l'a précédé; sur un plan personnel, elle veut, de même, mettre en lumière ce que ses parents lui ont transmis par l'hérédité et l'éducation.» 305 Ce qui lui fait dire : «Chaque siècle, chaque moment a sa manière, son expression, son sentiment, son goût, sa préoccupation. L'histoire de la législation se fait avec de vieux titres, l'histoire des mœurs avec de vieilles lettres.» 306
George Sand explique comment est née sa vocation d'écrivain, comment enfant elle composait déjà des romans. «L'Histoire de ma vie fait une place importante à cette découverte de l'écrit dans la petite enfance, et à l'acte de créer chez l'adulte qui le prolonge.» 307 Pour George Sand, la conquête de l'identité est liée à l'écriture. L'écriture lui permet de s'affirmer, est synonyme d'une indépendance financière et correspond à un choix de vie largement assumé par la romancière. Histoire de ma vie relate cette autonomie peu à peu conquise et le choix d'un métier qui lui permet de revendiquer son appartenance au peuple à travers un travail quotidien tout en ayant bénéficié parallèlement d'une éducation aristocratique.
George Sand considère que les années qui passent découvrent chacun à lui-même et que nul ne sait qui il est avant d'avoir vieilli et souffert. La vie est une révélation continue. La vérité réside dans un accomplissement serein et généreux et la destinée manifeste les êtres. L'écrivain a toujours voulu manifester un inusable appétit de vivre, un âpre amour de la vie envers et contre tout. Elle a eu de cruels chagrins et a cherché à s'en libérer en entreprenant toujours de nouveaux travaux et en allant de l'avant. «La volonté de laisser le moins de prise possible au malheur, telle a été la philosophie de son existence, menée donc bien plus sagement qu'on ne l'a imaginé.» 308
Histoire de ma vie, op. cit., T. I, p. 15
Ibid., T. I, p. 78
Ibid., T. I, pp. 6-7
Ibid., T. I, pref. de G. Lubin, p. XV
Ibid., T. I, p. 9
Ibid., T.I, p. 10
Ibid., T.II, p. 95
Ibid., T.II, p. 199
B. DIDIER, George Sand écrivain : un grand fleuve d'Amérique, P.U.F., 1998, p. 448, écrivains
Histoire de ma vie, op. cit., T.I, pp. 9-10
Ibid., T.II, p. 298
Ibid., T.II, p. 455
Ibid., T.I, pp. 15-16
Ibid., T. I, p. 23
B. DIDIER, George Sand écrivain, op. cit., p. 454
Ibid., T.I, p. 17
Ibid., T. I, pp. 15-16
J. LECARME, E. LECARME-TABONE, L'Autobiographie, op. cit., p. 184
Ibid., T.I, p. 156
J. LECARME, E. LECARME-TABONE, op. cit., p. 185
Histoire de ma vie, op. cit., T.I, p. 78
B. DIDIER, George Sand écrivain, op. cit., p. 460
M. OZOUF, Les Mots des femmes, op. cit., p. 198