3 – Mémoires, souvenirs et journaux de Marie d'Agoult

Marie d'Agoult travaille à ses Mémoires dès 1860, par intermittence, puis de façon continue à partir de 1865 et s'éteint en 1876 sans les avoir terminées. Celles-ci paraissent de façon posthume en 1877 soit un an après sa mort.

Cette entreprise s'inscrit dans une continuité littéraire puisque Marie d'Agoult s'adonne à la littérature à partir de 1814, et fait ses débuts dans le journalisme, avec des articles publiés dans la Revue des Deux Mondes, la Revue Germanique, la Presse. Mais c'est en 1846 qu'elle accède véritablement à la notoriété avec son roman Nélida qui paraît sous le nom de Daniel Stern. Ce roman fortement autobiographique inspirée de sa passion pour Franz Liszt lui sert de catharsis pour retrouver son équilibre après une tumultueuse liaison et fait apparaître la femme comme une victime de la société masculine, un être destiné à souffrir, du fait même de ses qualités propres.

Marie d'Agoult s'illustre parallèlement dans l'essai de morale et de philosophie politique avec : Dante et Goethe, Essai sur la liberté, et dans le domaine historique avec : Histoire de la Révolution de 1848, remarquable par la sûreté de l'information, la connaissance directe des faits et des hommes. Ayant entretenu d'illustres relations dans les sphères cultivées de l'Europe, très consciente de ses origines aristocratiques et de son appartenance à la meilleure société, Marie d'Agoult n'en demeure pas moins préoccupée par les problèmes de son temps. Elle réfléchit à la condition, au statut, à l'éducation de la femme et porte un œil aiguisé et lucide sur la société qu'elle côtoie, scrute la noblesse déliquescente et la classe montante des intellectuels. Elle s'intéresse de près aux événements politiques de son temps (comme l'atteste son ouvrage portant sur 1848) et cherche à faire dans son salon l'éducation des futurs dirigeants de la démocratie. Au terme d'un long cheminement, elle s'affirme comme protestante et républicaine.

Marie d'Agoult rédige ses souvenirs avec la sérénité d'une âme sûre d'avoir correspondue à son siècle et se trouve digne à ce titre d'en porter témoignage. «A ses yeux, sa vie bousculée explique son siècle. Et elle aspire à le montrer.» 309 Elle aspire à dominer les orages de sa jeunesse romantique, les turpitudes et les souffrances de sa vie. «[...] Elle veut lire dans sa vie l'ascension positive et inéluctable d'une conscience.» 310

Tout comme George Sand, l'écrivain justifie son projet et prouve qu'il ne repose en rien sur l'ultime satisfaction qui consiste à se contempler et se regarder être. «Le plaisir de parler de soi, si agréable à la plupart des gens, n'entre absolument pour rien, je puis le dire, dans le dessein que j'ai formé d'écrire mes Mémoires. Avec Pascal, j'ai toujours trouvé le «moi haïssable».» 311

Quelles sont alors les considérations qui dictent un tel acte ? L'écrivain ne se retrouve en rien dans Saint Augustin qui «l'attendrit», et Rousseau qui l'«étonne». Ce n'est qu'après avoir franchi bien des obstacles (questionnements intérieurs, incertitudes, craintes, quant à l'intérêt et à la place de tels écrits, émanant d'une femme, qu'elle s'est résolue à rédiger ses Mémoires. (Etant entendu qu'elle ne se livrerait pas non plus à des confessions intimes). «Ma naissance et mon sexe ne m'ayant point appelé à jouer un rôle actif dans la politique, je n'avais aucun compte à remettre à mes concitoyens, je pouvais garder pour moi seule le douloureux secret de mes luttes intérieures.» 312 Cependant, c'est cette conscience précise de son sexe et des conditions qui sont faites aux femmes, qui va finalement fonder et asseoir le projet de l'auteur, lui faisant vaincre des réticences et trangresser l'opinion. «En d'autres moments, la voix qui parlait à ma conscience changeait d'accent. Elle trouvait dans mon sexe même une raison décisive de parler. Lorsqu'une femme s'est fait à sa vie, pensais-je alors, et que cette vie ne s'est pas gouvernée suivant la règle commune, elle en devient responsable, plus responsable qu'un homme aux yeux de tous.» 313

Cette raison décisive autorise l'écrivain à parler. La tentative qui consiste à vouloir se connaître, et se dire ne s'effectue pas de façon égoïste. L'auteur ne reste pas centrée sur elle-même, mais pense au nom d'une expérience et d'une histoire qui peut servir à d'autres. La solidarité est aussi inscrite ici.

Face à l'éducation donnée aux femmes, aux contraintes sociales, aux représentations culturelles dominantes, il est important que des écrits demeurent, que des témoignages féminins subsistent. «Telle femme, en s'emparant des imaginations, en passionnant les esprits, en suscitant dans les intelligences un examen nouveau des idées reçues agira sur son siècle d'une autre façon, mais autant peut-être que telle assemblée de législateurs ou tel capitaine d'armée.» 314 Marie d'Agoult s'en remet au lecteur pour porter un jugement final sur ses écrits. «C'est à cette dernière considération que je me suis à la fin rendue. [...] Ai-je bien ou mal fait ¸Le lecteur en jugera.» 315

Ces précautions prises, Marie d'Agoult en vient à l'histoire de sa famille et de ses parents, puisqu'elle se situe dans une lignée dont elle ne constitue qu'un maillon et prend place dans le tableau général de l'histoire. Les premières traces de ses ancêtres lui permettent de remonter jusqu'au XIIIè siècle. Ce détour ne s'avère pas inutile pour l'auteur, puisqu'il permet de mieux se situer et se comprendre «L'hérédité du sang, ses effets proches ou éloignés nous sont trop peu connus encore pour qu'on en puisse parler autrement que par conjonctures. Cependant un secret instinct nous avertit qu'il y aurait là beaucoup à chercher, et malgré nos préventions contre toute ancienneté, en dépit de nos ostentations démocratiques, il nous plaira toujours de connaître les aïeux de quiconque nous intéresse.» 316

Chaque histoire personnelle est à ressaisir dans l'histoire des différents membres d'une famille où se lisent déjà des vertus, des croyances, une façon de se comporter et de servir sa patrie. Marie d'Agoult en arrive progressivement à son histoire personnelle et après ses ancêtres en vient à ses parents. Quoi de plus différent qu'un aristocrate français émigré et pauvre et une jeune bourgeoise allemande riche et économe, fille de banquiers Francfortois. Entre ces deux êtres, l'enfant qu'elle fut à tôt fait d'affirmer ses préférences : «Je n'ai jamais pu me figurer rien de plus beau, de plus aimable que mon père, et je donnerais beaucoup pour qu'il me fût possible de retracer ici son image telle qu'elle m'apparaît, imposante et charmante au seuil de ma vie» 317 . Et aussi :«je l'aimai, je l'admirai [...] c'est à lui que je rapporte [...] toutes les émotions, toutes les imaginations heureuses de mon enfance». 318 L'image du père est d'autant plus idéalisée que celui-ci décède en 1819, alors que la jeune Marie n'est âgée que de 14 ans. Les relations de l'écrivain avec sa mère se révèlent difficiles et ne prendront jamais le ton de l'intimité. «Marie d'Agoult confesse une véritable antipathie pour sa mère dont elle reconnaît pourtant la tendresse et les mérites.» 319 «Je m'en faisais reproche n'était-ce pas bien mal ne pas me plaire dans la compagnie d'une personne à qui j'étais si chère et que tout me commandait d'aimer ? Ce trouble de ma conscience ne faisait qu'accroître mon déplaisir.» 320

Tout au long du récit qui la ramène vers l'enfance et l'adolescence, l'écrivain n'oublie jamais de citer les figures qu'elle a pu côtoyer. «Il nous invita [...] à venir prendre le thé, le soir même, à l'ambassade avec le vicomte de Chateaubriand. [...] Chateaubriand bien qu'il eut alors cinquante deux ans [...] était d'une beauté frappante. La grandeur était à son front ; dans ses yeux la flamme, dans sa belle chevelure, le souffle du génie [...].»321

Elle se penche également sur la double influence qui a présidé à sa formation, tant française qu'allemande, pour en démêler les effets sur son caractère. «A côté du cours de l'abbé Gaultier où j'apprenais à la française, la création du monde et ses quatre parties [...] mon professeur allemand [...] m'enseignait d'une manière toute différente les divers états du globe, la naissance, les progrès de la civilisation, les races, les migrations, les établissements des peuples. [...] Je dois beaucoup à la méthode germanique du professeur Vogel. [...] Elle aurait pu me jeter comme beaucoup d'esprits allemands dans la nébulosité des espaces, et me faire perdre pied à l'infini mais ramenée [...] par l'enseignement français à l'ordre et à la clarté, mon intelligence, il faut bien qu'il soit permis de le dire y acquit une étendue et des facultés synthétiques assez rares chez les esprits dressés exclusivement à la française.» 322

Elle recherche les premiers signes de sa vocation d'écrivain et se souvient du projet de roman élaboré avec son amie Lucile. «Je voudrais retrouver ce roman humble signe d'une vocation littéraire très inconsciente alors, premier pas dans l'obscur sentier où mon esprit devait connaître un jour ce qui serait pour lui la diritta via.» 323 Elle trouve les traces d'une grande imagination et d'une faculté à composer. «Dès mon enfance, dans mes jeux il y avait de l'imagination, de l'invention, très jeune, je m'étais sentie portée à écrire, tantôt selon la coutume allemande, un journal de mes impressions, tantôt même de petits romans ; et ces essais enfantins dont j'ai retrouvé quelques uns plus tard montrent un certain talent naturel.» 324

Cependant, «il lui fallut connaître la passion pour le compositeur Franz Liszt, l'exil, la bienveillance d'hommes éminents et les encouragements de George Sand pour concevoir l'idée de transformer son goût pour la lecture et l'écriture en activité publique.» 325 «[...] J'écrivis tout un roman : Nélida. Pourquoi prenais-je cette forme de roman ? [...] C'était une sottise de paraître vouloir suivre les traces de Madame Sand, quand je n'avais rien de son génie. Ce qu'il y avait dans Hervé dans Julien dans Nélida, ce qui fit l'intérêt et le succès, c'étaient des qualités de moraliste, de réflexion ; l'originalité, la personnalité de la pensée, une manière de dire, qui sans recherche d'originalité était bien mienne. Mais j'étais extrêmement modeste. Je ne croyais pas qu'une femme que moi surtout, je puisse aborder directement les idées, prendre une forme ; j'y fus gauche, mais sincère, hardie, avec simplicité.» 326

Marie d'Agoult ne manque pas de revenir sur les circonstances de son mariage avec le Comte d'Agoult et de dénoncer les pratiques propres à un milieu et une époque qui s'attache à la fortune, à la naissance, et ne tient nullement compte des caractères et inclinaisons du cœur. «L'essentiel, c'est qu'au plus vite on s'assure un contrat et par sacrement une fortune considérable, une alliance profitable. Ainsi se consomment ces tristes mariages sans amour et sans vertu, ces marchés cyniques auxquelles la noblesse française a donné le nom de «mariages de convenance», ces unions [...] où nulle sympathie ni de l'âme, ni de l'esprit, ni des sens s'est consultée [...].» 327

Elle se pose en tant que témoin privilégié des événements politiques, de la société en cour, de la Restauration à l'Empire, et entend en dresser un tableau. «Les images et les réflexions qui naissent dans mon esprit au souvenir de tant de choses et tant de gens [...] les comparaisons que je puis faire [...], toute ce côté extérieur et comme accidentel de ma vie, je me propose de les rappeler ici brièvement [...] , avant que de reprendre le récit plus personnel de ma vie intime.» 328 Elle s'en explique et se justifie vis-à-vis de ses lecteurs. «Trois révolutions : la royauté bourgeoise, la république et l'empire démocratique ont si bien effacé les dernières traces de cette société traditionnelle qu'à cette heure ceux qui ne l'ont pas connue ne sauraient véritablement s'en former une idée.» 329

Mais l'événement le plus intense de sa vie est sans contexte sa rencontre avec Franz Liszt (1832) et la décision de tout abandonner pour partir avec lui (1835) et vivre sa passion jusqu'au bout de tout. «Quand je me remets en mémoire ce que j'ai souffert au cours d'une vie à laquelle presque aucune souffrance ne fut épargnée, je ne trouve rien de comparable à l'angoisse de cette sensation extrême, qui, pendant de longues heures, mit aux prises dans une commotion violente de tout mon être, les mouvements les plus passionnés, les plus opposés de la nature humaine : l'enthousiasme de l'amour, les intérêts sacrés du sang, l'honneur, le devoir...» 330

Ce que Marie d'Agoult recherche avant tout dans ses Mémoires, c'est à se saisir de sa vérité personnelle, à comprendre sa destinée à en retrouver le fil conducteur «car elle estime que toute existence digne doit poursuivre un idéal ; pour l'épanouir, il faut décrypter, démêler les fils de la destinée parmi l'aveuglant fatras des événements qui forgent tout être humain.» 331

Notes
309.

M. d'AGOULT, Mémoires souvenirs et journaux, pres. de Charles F. Dupêchez Mercure de France, 1990, T.I., p. 13, Le Temps retrouvé

310.

Id.

311.

Ibid., T.I. p. 28

312.

Ibid., T.I., p. 27

313.

Ibid., T.I., p. 29

314.

Ibid., T.I., p. 30

315.

Ibid., T.I., p. 31

316.

Ibid., pp. 35-36

317.

Ibid., pp. 35

318.

Id.

319.

J. LECARME, E. LECARME-TABONE, op. cit., p. 100

320.

Mémoires, souvenirs et journaux, T.I., p. 166

321.

Ibid., T.I, pp. 128-129

322.

Ibid., T.I, pp. 108-109

323.

Ibid., T.I, p. 195

324.

Ibid., T. II, p. 15

325.

J. LECARME, E. LECARME-TABONE, op. cit., p. 106

326.

Ibid., p. II, p. 34

327.

Ibid., T. I pp. 176-177

328.

Ibid., T. I, p. 203

329.

Ibid., T. I., p. 201

330.

Ibid., T. I, p. 325

331.

Ibid., T. I, pres. de Charles F. Dupêchez, p. 13