4 – La reconnaissance sociale

George Sand et Marie d'Agoult s'acquittent d'un devoir de mémoire. «L'oubli est un monstre stupide qui a dévoré trop de générations. Combien de livres à jamais ignorés. [...] Combien de lumières éteintes dans l'histoire.» 332 «Cependant dès ma première jeunesse, un mouvement spontané me portait à écrire, pour en garder la mémoire, mes joies et mes peines. Mon âme était de nature recueillie. Elle répugnait à l'oubli et à la dissipation.» 333

Elles veulent porter témoignage, livrer à autrui la connaissance d'une époque, de ses mœurs, et les traces d'une existence. Mais au-delà, le vœu formé par les deux écrivains consiste à inciter leurs lecteurs à écrire sur leur vie, à les convaincre de la nécessité et du bien fondé d'une telle entreprise. «Echappez à l'oubli, vous tous qui avez autre chose en l'esprit que la notion bornée du présent isolé. Ecrivez votre histoire, vous tous qui avez compris votre vie et sondé votre cœur. Ce n'est pas à d'autres fins que j'écris la mienne [...].» 334 Et encore «Ecoutez ma vie, c'est la vôtre [...].» 335

Le devoir de transmission incombe à toute personne et des écrits ayant trait à la vie de chacun doivent subsister. N'est-ce pas au travers des récits, des souvenirs que l'on peut se saisir de l'histoire de sa famille, s'en inspirer, s'y référer si besoin est. «Chaque descendant d'une lignée quelconque aurait donc des exemples à suivre s'il pouvait regarder derrière lui dans son histoire de famille.» 336 Marie d'Agoult intervient auprès de l'abbé de Lamennais pour qu'il rapporte ses souvenirs. «Avec quelle vivacité je pressais, à l'occasion, l'abbé de Lamennais de nous retracer l'histoire de cette grande révolution de son âme, qui de prêtre ultra-mondain et d'émigré royaliste, l'avait fait libre penseur et républicain populaire ! C'était un devoir lui disais-je, en ce temps d'ébranlement général, pour quiconque [...] avait osé conformer à son sentiment propre, plutôt qu'à l'opinion établie les actes de sa vie extérieure, c'était une obligation morale [...]. C'était le plus signalé service que l'on peut rendre aux hommes [...].» 337

Les deux écrivains possèdent un sens aigu de l'histoire, de ce qui est révolu et de l'évolution qui doit se réaliser. «En 1848, vieille noblesse et haute bourgeoisie, surprises par la même tempête en proie aux-mêmes frayeurs ne prennent plus plaisir à la vie élégante. L'égalité démocratique proclamée et rétablie déconcerte et discrédite l'esprit des salons. Quand viendra la troisième révolution, le coup d'état, on s'apercevra soudain que la société d'autrefois «l'arbitre des élégances» n'existe plus, et que ni dans les salons ni dans les châteaux, aucune puissance aristocratique n'est plus capable désormais d'arrêter le mouvement nouveau des mœurs.» 338

George Sand et Marie d'Agoult se livrent à une lecture autobiographique de leur siècle dans une approche plurielle qui prend en compte l'individuel et le collectif, le politique, le religieux et le social. George Sand fait part de son inquiétude mais veut néanmoins garder espoir. «C'est à ce moment [...] que nous nous demandons si, après l'éclat éphémère des derniers trônes, les civilisations de l'Europe se constitueront en républiques aristocratiques ou démocratiques. Là apparaît l'abîme..., une conflagration générale ou des luttes partielles sur tous les points [...].Mais quelle sera l'issue ? Sur quelles laves ardentes ou sur quels impurs limons nous faudra-t-il passer [...]. L'humanité tend à se niveler, elle le veut, elle le doit, elle le fera. Dieu l'aide et l'aidera toujours [...]. En somme le siècle est grand, bien qu'il soit malade, et les hommes d'aujourd'hui, s'ils ne font pas les grandes choses de la fin du siècle dernier, en conçoivent, en rêvent et peuvent en préparer de plus grandes encore.» 339

Marie d'Agoult exprime les tourments d'une âme qui doute sur l'avenir de la société et le sens de son évolution. «Nous sommes fiers aujourd'hui de nos travaux immenses, nous parlons haut de nos découvertes, de nos calculs, de nos entreprises inouïes. Nous célébrons notre génie, nos principes, nos vertus. Nous inscrivons sur nos drapeaux la fraternité des peuples, nous proclamons l'unité du genre humain. Nous allons loin, bien loin aux extrémités du monde et de la pensée [...]. Mais quand nous rentrons chez nous, le chant de nos femmes, le sourire de nos enfants ne nous attendent plus au foyer. Nous y sentons je ne sais quelle incertitude qui nous trouble.» 340

George Sand prend à témoin les grands hommes de son siècle : «O Louis Blanc, c'est le travail de notre vie que nous devrions avoir souvent sous les yeux ! Au milieu de jours de crises qui font de vous un proscrit et un martyr, vous cherchez dans l'histoire des hommes de notre époque l'esprit et la volonté de la providence. [...] Et vous aussi Henri Martin, Edgar Quinet, Michelet vous élevez nos cœurs dès que vous placez l'histoire sous nos yeux [...].» 341

George Sand et Marie d'Agoult traversent tout le siècle à l'écoute des transformations que la société connaît, et ne cessent d'y réfléchir. Le mouvement de l'histoire doit aller vers la libération des opprimés. Le devoir de l'écrivain est de travailler à une transformation des mentalités, qui aiderait à cette libération. George Sand a en horreur les révolutions sanglantes et penche pour une évolution progressive de la société sous l'effort de certains individus. La révolution de 1848 a suscité chez elle l'enthousiasme mais elle mesure combien les effets en sont décevants. «Elle avait compris du même coup que les opprimés devraient attendre [...] qu'elle vivait une époque de gestation, de transition ; qu'elle ne traverserait pas elle-même les contrées riantes qu'elle avait imaginées à l'aube de la Révolution.» 342

Marie d'Agoult s'élève contre les maux engendrés par une révolution brutale, mal comprise et assumée, et affirme sa foi en des jours meilleurs. «Quand la révolution qui s'est faite chez nous s'accomplira dans les mœurs; quand tout ce qui reste encore des superstitions du passé aura disparu, quand la morale ne reposera plus sur les mystères de la foi mais sur les convictions de la raison; quand une relation plus équitable des droits et des devoirs rendra une obéissance plus facile ; quand une culture plus semblable et des droits les plus égaux ne laisseront plus subsister, entre l'homme et la femme l'énormité des malentendus [...] quand un plus juste discernement de ce qui pourra être permis [...] ouvrira à la diversité des instincts des voies régulières [...] alors [...] la passion révolutionnaire, telle qu'elle a dû se produire dans un pays asservi encore au préjugé et travaillé des plus incroyables contradictions perdra de sa puissance perturbatrice [...].Qu'une telle société soit proche ou lointaine, personne ne saurait le dire. Mais il est certain qu'elle viendra puisqu'on en voit déjà l'image dans toutes les consciences fermes, dans toutes les âmes droites et profondes.» 343

George Sand répercute la crise existentielle qui atteint l'époque à travers toute une génération. «J'avais été absorbée et comme engourdie par des préoccupations personnelles. J'avais probablement cédé au goût du siècle qui était de s'enfermer dans une douleur égoïste [...].» 344 Elle appelle de tous ses vœux à un examen de conscience général pour sortir de la crise collective. «Eh bien, faisons tous ce retour sur nous-mêmes, aidons-nous les uns les autres à ne pas désespérer.» 345

Marie d'Agoult la rejoint dans son analyse. «De là un trouble nouveau ajouté à tant de troubles et qui bientôt se personnifiant dans les types nébuleux du romantisme propagea ce vague des passions, cet ennui agité pour lesquels la famille et la vie publique désignés n'avaient plus de remède [...].» 346

Il faut échapper à l'individualisme désenchanté qui a succédé aux expériences du début du siècle, au scepticisme ambiant. Le mal est dans le triomphe dérisoire de l'individu, dans la désunion. Il faut dépasser les limites de son pauvre moi. «On se fatigue vite de se contempler soi-même. Nous sommes de petits êtres sitôt épuisés, et le roman de chacun de nous est vite repassé dans sa propre mémoire ! A moins de se croire sublime peut-on n'examiner et ne contempler que son moi ?» 347 Il est nécessaire de s'inscrire dans une identité collective, de se forger un idéal d'espérance et de foi dans l'humanité et le progrès. «Nous n'arrivons à nous comprendre et à nous sentir vraiment nous-mêmes qu'en nous oubliant pour ainsi dire, et en nous perdant dans la grande conscience de l'humanité.» 348

George Sand appelle à une nouvelle compréhension de soi et du monde au travers de son autobiographie. Elle cherche à agir sur ses contemporains en leur faisant partager un certain idéal. Elle ne peut s'abstraire de l'humanité parce qu'elle se trouve en elle-même. Ses sentiments et sa raison combattent l'inégalité, revendiquent la justice pour tous.

L'autobiographie est une forme de combat pour les deux écrivains. Ecrire sa vie revient à affirmer son droit à l'expression pour les deux auteurs. «Pourtant elle (George Sand) considère qu'écrire sa vie c'est une façon très efficace, très précise de proclamer ce droit à l'expression pour lequel elle n'a cessé de combattre [...].» 349 La liberté de pensée, la liberté de parler et d'écrire sont indispensables et inséparables de la personne. S'exprimer c'est prendre position, faire passer des messages, œuvrer pour faire réfléchir et susciter une évolution pour les deux auteurs. L'écrit porte témoignage et constitue un combat pour la liberté. L'affirmation de soi, de son identité, de sa pensée se fait aussi par rapport à l'autre, dans sa relation à l'autre, au travers de cette écriture qui lie écrivain et lecteur.

C'est en affirmant ce droit à l'écriture, en choisissant d'en faire leur métier que George Sand et Marie d'Agoult se sont forgées leur destin. L'accès au statut d'écrivain a joué un rôle décisif dans leur émancipation. Leur seconde naissance s'est effectuée par l'intermédiaire de l'écriture. Celle-ci leur a permis d'exister pour elles-mêmes, fait parvenir à l'état d'artiste et gagner une reconnaissance conquise dans la lutte. Le choix d'un pseudonyme illustre une identité gagnée grâce à leur ténacité et dons intellectuels. Leur histoire est l'histoire de cette vocation qui leur a permis d'être et de s'épanouir totalement. Conscientes des privilèges que leur ont conféré leur milieu social et de l'éducation plus libre qu'elles ont reçue, elles encouragent leurs consœurs à se risquer à faire le choix de leur existence et à ne pas se laisser imposer un destin. Par le biais de l'autobiographie, les deux auteurs réaffirment une maîtrise sur leur existence. L'écriture les mène vers la réalisation. Prendre la plume revient à se recentrer et constitue un talisman contre la monotonie de l'existence.

George Sand et Marie d'Agoult n'écrivent pas seulement pour elles-mêmes mais au nom de tous. Marie d'Agoult se montre soucieuse de dépasser son cas personnel pour donner à son expérience une portée pédagogique et historique. «C'était le plus signalé service que l'on put rendre aux hommes, de leur faire voir dans une conscience forte, le combat des opinions, des devoirs, des sentiments, des pensées, auquel plus ou moins obscurément, la plupart ont été en proie, à une époque la plus troublée [...].» 350 George Sand fait état des mêmes préoccupations. «Toutes les existences sont solidaires les unes des autres, et tout être humain qui représenterait la sienne isolément, sans la rattacher à celles de ses semblables, n'offrirait qu'une énigme à débrouiller [...]. Quant à moi (comme quant à vous tous), mes pensées, mes croyances et mes répulsions, mes instincts comme mes sentiments seraient un mystère à mes propres yeux [...] si je ne relisais dans le passé la page qui précède celle où mon individualité est inscrite dans le livre universel. Cette individualité n'a par elle seule ni signification ni importance aucune. Elle ne prend un sens quelconque qu'en devenant une parcelle de la vie générale, en se fondant avec l'individualité de chacun de mes semblables [...].» 351

Notes
332.

G. SAND, Histoire de ma vie, op. cit., T. I, p. 29

333.

M. d'AGOULT, Mémoires, souvenirs et journaux, op. cit., T.I, p. 28

334.

Histoire de ma vie, op. cit., T. I, p. 29

335.

Ibid., T. I, p. 27

336.

Ibid., T. I, p. 28

337.

Mémoires, pouvoirs et journaux, op. cit., T. I, p. 29

338.

Ibid., T. I, pp. 201-202

339.

Histoire de ma vie, op. cit., T. II, p. 456

340.

Mémoires, souvenirs et journaux, op. cit., T. II, p. 43

341.

Histoire de ma vie, op. cit., T. II, p. 456

342.

M. OZOUF, Les Mots des femmes, op. cit., p. 194

343.

Mémoires, souvenirs et journaux, op. cit., pp. 284-285

344.

Histoire de ma vie, op. cit., T. II, p. 195

345.

Ibid., T. II, p. 457

346.

Mémoires, souvenirs et journaux, op. cit., T. I, p. 282

347.

Histoire de ma vie, op. cit., T. I, p. 199

348.

Id.

349.

B.DIDIER, George Sand écrivain, op. cit., p. 508

350.

Mémoires, souvenirs et journaux, op. cit., T. I, p. 29

351.

Histoire de ma vie, op. cit., T. I, p. 307