2 - Marie d'Agoult : la libération de soi par la critique du modèle éducatif

Alors qu'elle achève au côté de Franz Liszt son long séjour en Italie (1837-1839), Marie d'Agoult tient pendant quelques mois un journal sur sa fille et note ses progrès et son éveil. Cet écrit de seize pages fait suite aux Mémoires, souvenirs et journaux et complète la réflexion éducative engagée par l'écrivain.

Née le 18 décembre 1835 à Genève, Blandine Liszt avait été laissée en nourrice à Etembières, sous la surveillance d'un pasteur. C'est le 15 janvier 1839 que ses parents la reçurent à Florence où ils s'étaient installés.

Marie d'Agoult débute ce journal par des considérations d'ordre général, le but de l'éducation (comme nous l'avons vu précédemment), le résultat auquel aboutir et les moyens à employer. «Le résultat ne saurait jamais être de «changer» le naturel ni le tempérament mais de «modifier» l'un et l'autre par un long et sain régime moral et physique.» 380 L'éducation ne relève pas d'un dressage, il ne s'agit pas de forcer, de plier l'être mais au contraire de lui offrir des conditions propices à son développement. «Les moyens seront aussi divers que les individus sur lesquels ils doivent agir. La première et la plus indispensable condition d'une bonne éducation, c'est la connaissance de la constitution morale et physique de l'enfant qu'on élève.» 381

Marie d'Agoult, tout comme George Sand, pense que l'éducation doit tenir compte du développement atteint par l'enfant et s'effectuer en fonction de ses capacités mentales et physiques. Vouloir enseigner un enfant souffreteux et malade, risque de se solder par un échec. Pour qu'il ait la pleine possession de ses moyens, encore faut-il qu'il soit en bonne santé physique. Il faut donc surveiller l'état de santé de l'enfant. La mère et les éducateurs doivent être attentifs et adopter un comportement responsable, et cohérent vis-à-vis de l'enfant. Les réprimandes doivent être mesurées et adaptées en proportion de la faute commise par l'enfant, les récompenses et félicitations distribuées avec discernement. L'enfant doit pouvoir se situer et se juger justement par rapport à ces positions. Le miroir réfléchi doit être «vrai». «La sévérité ou l'indulgence me paraissent avoir égals [sic] avantages égals [sic] inconvénients. Ce qui est rigoureusement nécessaire, c'est l'équité dans la répartition des châtiments et des récompenses. Equité dont les enfants ont le sentiment bien avant que nous le leur supposions. Je n'aime point les châtiments corporels. Je les regarde comme au moins inutiles et comme produisant des perturbations souvent fâcheuses. La «sincérité» me paraît une autre condition de toute bonne éducation. Jamais de promesses trompeuses, ni de menaces vaines.» 382

L'écrivain attire l'attention sur l'explication et le raisonnement. «[...] Point d'explications lorsqu'elles seraient prématurées [...]. Je crois qu'en général on fait trop grand abus de paroles niaises avec les enfants. On ne saurait trop tôt faire intervenir le raisonnement dans l'éducation.» 383 Ces remarques ne sont pas sans faire écho à celles de George Sand, rendant grâce à sa mère pour l'avoir protégée contre des éclaircissements précoces et s'opposant aussi à ce qu'on donne à lire (Extraits éducatifs, p. 15) des fables de la Fontaine, aux jeunes enfants, qui ne peuvent en saisir la portée (Extraits éducatifs, p. 11).

Marie d'Agoult surveille le régime alimentaire de Blandine, s'attache à lui donner une nourriture saine et équilibrée car elle juge que celle-ci participe pour beaucoup au bon développement de l'enfant. «Régime : matin en s'éveillant, soupe au chocolat ou au lait. A onze heures et demie, avec moi, un plat de viandes, le plus souvent poulet, avec un plat de légumes, le tout sans sauces, quelque peu de dessert, raisin, orange ou miel, etc.. Vers deux heures, un morceau de pain sec. A cinq heures et demie, soupe, deux plats de viande, un plat de légumes, un peu de dessert en très petite quantité.» 384 Elle s'intéresse de près au caractère de sa fille, cherche à en contenir les débordements, les mauvaises tendances, à fixer des limites après une période où tout a été autorisé. «Elle m'arrive avec un reste de coqueluche, une fièvre intermittente et l'habitude de pleurer à propos de rien, de dominer la nourrice et d'avoir des caprices sans termes.» 385 Elle montre que la régulation qui doit s'opérer, se fait par touches successives et que la fermeté est très importante. «Hier soir en se couchant, Blandine a demandé à boire. Sur mon ordre (car j'étais persuadée que c'était une fantaisie et non un besoin réel), Annette lui a refusé. Alors, elle a recommencé avec colère. Je suis entrée dans la chambre, je lui ai dit avec beaucoup de sang froid [...] qu'elle gênait son père qui travaillait [...]. Alors a commencé un monologue tonique. Sans pleurer le moins du monde mais avec l'accent le plus impérieux, l'enfant a appelé Annette à plusieurs reprises, lui a commandé de lui donner à boire et a ajouté à cet ordre toutes les injures et toutes les menaces possibles. Cela durait depuis un quart d'heure, lorsque je suis entrée dans sa chambre [...]. Je l'ai assise dans son lit, lui ai souhaité le bonsoir et tout a été dit.» 386 Et encore : «Ce matin, Annette veut lui mettre une robe qui ne lui plaît pas. Refus de se laisser habiller. J'ordonne à Annette de la laisser là. Je me moque d'elle et parais trouver fort bouffon qu'elle reste en jupons. Réflexions solitaires durant cinq minutes puis elle vient à mon lit et après quelques raisonnements, je lui dis de prier Annette de lui mettre sa robe et de «lui» promettre d'être sage et de n'avoir plus de caprices. Elle le fait non sans pleurer un peu.» 387 L'écrivain ajuste sa sanction au comportement de l'enfant. Elle veut essayer de lutter contre les aspects négatifs de la nature et ne pas laisser s'installer un mauvais état d'esprit. «Disposition pleurnicheuse combattue par la négation de ce qu'elle demande et la privation de dessert.» 388 Elle note les progrès. «Elle a presque entièrement perdu sa sauvagerie». 389 «Son caractère n'a pas changé mais il est complètement adouci» 390

Marie d'Agoult se livre à une véritable analyse psychologique de façon à cerner la personnalité de sa fille, à distinguer ses principaux traits, dans le but d'être la plus efficace possible dans son éducation. Celle-ci étant préparation à la vie, il convient d'aider l'enfant à maîtriser ses pulsions, ses instincts, à lui apprendre à se dominer, à faire preuve peu à peu de réflexion, d'écoute. «Caractère impérieux qui se développe. Instinct du commandement. Notion de l'infériorité des domestiques. Appréciation juste de l'irrévocabilité de mes arrêts et je crois aussi, à leur équité.» 391 «Elle a une susceptibilité d'amour propre excessive.» 392 L'écrivain pense qu'il faut avoir une appréciation exacte du caractère pour donner en contrepartie l'éducation qui convient. «Toujours les mêmes indications : esprit d'ordre, désir de savoir, sentiment du beau, courage, esprit de domination, raison, gourmandise, coquetterie.» 393

Il faut s'efforcer de corriger les faiblesses, les points trop faibles du tempérament afin que l'enfant en pâtisse le moins possible par la suite. Le respect du jeune être, de sa personnalité doit rester toujours présent et soutenir l'action comme le souligne George Sand (Extraits éducatifs, p. 15). «Il (Mickiewiez) a paru très frappé de la simplicité de Blandine et de ce que j'étais parvenue à la maintenir si vraie et si pure à travers l'éducation. Il l'a regardée [...] trouvant qu'elle souffrirait beaucoup si on ne la fortifiait pas contre son imagination et sa sensibilité.» 394

Il faut exploiter les possibilités de chacun, savoir tirer parti des dispositions et des goûts personnels dès l'enfance. «Aujourd'hui, je lui ai appris sur le journal des débats à distinguer, un A, un O, un S etc..., et je lui ai dit que si elle continuait ainsi, elle pourrait bientôt lire les belles histoires qui expliquent les images. Son visage s'est éclairé de joie.» 395 Il faut stimuler l'intérêt et la curiosité, donner envie de connaître, présenter les choses de façon attrayante, savoir intéresser et faire participer activement les enfants. «Elle aime l'étude. Son intelligence est ouverte à tout. Elle questionne juste. Elle lit et déclame presque [...]. Elle est moqueuse et contrefait très bien. On dirait une comédienne en herbe [...]. Elle a de l'intelligence plutôt que de l'esprit, des passions vives et de la raison.» 396

Pour bien faire, Marie d'Agoult élabore même un plan d'études, articulé en fonction de l'âge. «De six à douze ans, exercer la mémoire : calcul, géographie, langues, chronologies, comme récréations les notions premières de sciences naturelles. De douze à quinze ans, études d'histoire en suivant l'ordre logique des civilisations progressives. Etude réfléchie et comparée des langues. Sciences naturelles à partir de quinze ans. Philosophie, littérature en suivant l'ordre historique. Développement des sentiments et la connaissance des arts.» 397 Elle s'appuie sur son expérience et l'apprentissage simultané de deux langues, le français et l'allemand (facilité par l'origine germanique de sa mère) qui lui a été fort bénéfique. D'une grande sensibilité artistique, elle tient à éveiller sa fille (celle-ci n'a-t-elle pas pour père un grand musicien) au beau, au sensible et à favoriser l’épanouissement de ses dispositions personnelles.

Marie d'Agoult s'adresse à un précepteur pour l'aider dans l'éducation de Blandine et en fait un ami de la famille tout comme George Sand (Extraits éducatifs, p. 69). «Pris Philippe Kaufman pour élever Blandine. Il a un caractère extrêmement doux, des connaissances suffisantes, le sentiment poétique des choses, un peu trop de raisonnabilité.» 398 Elle considère qu'il n'y a pas de meilleure insufflation que celle donnée par une mère comme George Sand et n'hésite pas à s'investir personnellement dans l'éducation de sa fille. «Après un essai d'un mois chez Madame de Montigny qui est tombée gravement malade, j'ai pris Blandine chez moi. Elle se lève à huit heures, écrit une page d'allemand avec moi, lit et «commente» un chapitre de l'évangile, déjeune, apprend par cœur des vers d'Uhland ou de Heine; puis de onze à deux heures va apprendre l'anglais chez Madame Leconte. A deux heures goûter puis une heure de goûter chez les Hall. De là, jeu et promenade rue Pigalle puis dîner conversation, calques de Flaxman, etc... jusqu'à huit heures et demie.»

Le court journal de Blandine ne permet pas de suivre plus longtemps l'éducation de la fillette et de découvrir davantage la pensée et les conceptions de Marie d'Agoult. Mais celles-ci sont extrêmement présentes à travers ses Mémoires.

Marie d'Agoult dénonce comme George Sand les usages propres à un milieu qui se préoccupe d'imposer aux filles un style, des manières et des raffinements qui finissent par prêter au ridicule. «[...] Je recevais l'éducation toute française du maître à danser autrefois maître de grâces [...]» 399 «[...] Mon naturel se révoltait contre ces grâces apprises et le premier mensonge dont je dois m'accuser,( je feignis de m'être foulé le pied), me fut suggéré par le désir d'échapper aux démonstrations de beau maintien et de belles manières que me faisaient «pochette en main» le majestueux Abraham ou sa majestueuse nièce.» 400 Ces leçons forcées ne peuvent que nuire aux jeunes personnes concernées, qui risquent de prendre là des habitudes d'affectation et de devenir guindées. Le souci du corps, la représentation, s'affirment constamment à travers l'éducation. L'écrivain relate une certaine minerve qu'on lui impose pour rectifier son front, sa position et ses épaules et qui entraîne un accident. «Je ne sais quel charlatan venait d'inventer une mécanique à seule fin de forcer à se tenir droites les petites filles. [...] On m'en affubla. [...] On l'appelait une «Minerve». C'était une longue tige d'acier recourbée en manière de casque, qui suivait par-derrière le galbe de la tête, se rattachant à la taille, sur le front et sous le menton, par une ceinture et des bandelettes en velours. [...] Je glissais en passant auprès de la cheminée. [...] Les Trois pointes aiguës des chenets m'entrèrent dans la joue [...]. A partir de ce jour la «Minerve» me fut ôtée mais je ne crois pas que mes parents en aient conclu qu'on pouvait avoir eu tort de me la mettre.» 401

L'éducation donnée aux filles met au premier rang les attitudes, le maintien, reste focalisée sur l'apprentissage des bienséances, autant de signes qui marquent la distance, imposent la différence et garantissent l'intégration. Les arts d'agrément occupent une place aussi importante que les disciplines intellectuelles, sont considérées comme susceptibles d'augmenter les attraits et de participer au bonheur domestique. «Dans la distribution du temps consacré aux études, la plus notable part revenait aux talents dits «d'agrément». Il était entendu qu'une demoiselle bien élevée, lorsqu'elle entrait dans le monde, devait avoir appris avec ou sans goût, avec ou sans dispositions naturelles, la danse, le dessin, la musique, et cela dans la prévision d'un mari[…].»402 La forme est privilégiée par rapport au fond. Le niveau d'instruction est faible, l'essentiel manque. «Aussi non seulement dans l'enseignement des arts et des lettres nous n'entendions jamais parler ni d'Athènes, ni de Rome païenne ou chrétienne ni de l'Antiquité, ni de la Renaissance, ni d'aucune origine ou raison des choses, ni dans l'enseignement scientifique [...], et jusque dans l'instruction religieuse [...], quel vide, quelle pauvreté, quelle absence d'élévation et de sérieux ! « 403

C’est en puisant dans son enfance et dans son adolescence que Marie d’Agoult trouve cette force de convaincre. Les marques laissées sont encore présentes, les regrets aussi. Le sentiment d’un certain gâchis, d’une injustice transparaît dans les propos tenus. En réaction, l’écrivain se propose d’appliquer d’autres principes, livre des détails, des conseils afin d’éclairer les lecteurs et de donner une vue d’ensemble de la manière dont devrait être menée une véritable éducation et formation.

L’enseignement donné aux jeunes filles au XIXè siècle, est très incomplet et ne prépare pas à l'existence. Il ne met pas les jeunes esprits en condition d'exercer leur réflexion, de comprendre, ne donne pas de solides références, n'entretient pas le désir d'apprendre.

Marie d'Agoult en écrivant ses Mémoires et en rédigeant le Journal de Blandine veut attirer l'attention de ses lecteurs vis à vis de ce grand problème que constitue l'éducation et de l'urgence d'entreprendre des réformes.

Notes
380.

Journal de ma fille, op. cit., p. 225

381.

Id.

382.

Id.

383.

Ibid., pp. 228-229

384.

Ibid., pp 228-229

385.

Ibid. p. 226

386.

Ibid. pp 227-228

387.

Ibid. p. 228

388.

Ibid. p. 233

389.

Ibid. p. 235

390.

Ibid., p. 237

391.

Ibid., p. 228

392.

Ibid., p. 230

393.

Ibid., p. 229

394.

Ibid., p. 238

395.

Ibid., p. 229

396.

Ibid., p. 236

397.

Ibid., p. 226

398.

Ibid., p. 238

399.

Ibid., p. 237

400.

Mémoires, souvenirs et journaux, T. I, pp. 100-101

401.

Ibid., T. I, pp. 61-62

402.

Ibid., T. I, p. 152

403.

Ibid., T. I, p. 153